• 1 Cécile Lestienne, Le Temple de Comus. Naissance et évolution de la salle à manger dans l’architectu (...)
• 2 Florent Quellier, La Table des Français : une histoire culturelle (XV^e-début XIX^e siècles), Rennes, (...)

1S’inscrivant dans un mouvement général de spécialisation des pièces, la salle à manger apparaît dans les demeures des élites françaises au XVII^e siècle, et s’y développe au siècle suivant1. Auparavant, le repas pouvait en effet se tenir dans des pièces à usages multiples, comme la chambre, la salle ou l’antichambre. Ainsi la naissance de la salle à manger découle-t-elle en partie du souhait de posséder une pièce spécifiquement destinée au repas, susceptible de recevoir le maître ou la maîtresse de maison ainsi que leurs proches, tout en étant bien reliée à la cuisine pour que l’on puisse manger chaud. Le développement de la pièce est également contemporain de la promotion dans l’Europe entière d’une nouvelle cuisine française – théorisée par des traités comme Le Cuisinier françois de François-Pierre de La Varenne en 1651, ou Les Dons de Comus de François Marin en 1739 –, et de nouvelles normes relatives à l’organisation des repas, avec la mise en place du « service à la française » et la promotion des « manières de table »2.

• 3 Norbert Elias, La Société de cour, Paris, Flammarion, 1985 (1^e édition, 1969).
• 4 Augustin-Charles d’Aviler, Cours d’architecture, Paris, N. Langlois, 1691, vol. 2, p. 375.
• 5 Alexandre Gady, Les hôtels particuliers de Paris. Du Moyen Age à la Belle Époque, Paris, Éditions P (...)
• 6 Philippe Béchu et Christian Taillard, Les hôtels de Soubise et de Rohan-Strasbourg. Marchés de cons (...)

3Selon le schéma établi par Norbert Elias dans la Société de cour3, un hôtel aristocratique classique se compose généralement, aux XVII^e et XVIII^e siècles, d’un corps de logis principal entre cour et jardin, cerné par les deux ailes des communs donnant sur la cour d’entrée. La maîtresse de maison occupe le plus souvent les appartements du premier étage, tandis que ceux du rez-de-chaussée le sont par le maître de maison. Aménagement domestique typique des grandes demeures de l’Ancien Régime, « l’appartement » peut se définir comme une « suite de pièces nécessaires pour rendre une habitation complète »4. À partir des années 1640, les innovations architecturales que constituent l’ajout d’un deuxième étage carré sous les combles ou le doublement des corps de logis permettent de « compliquer savamment les distributions »5, avec la mise en place de plusieurs types d’appartement – de parade, de société et de commodité – pour chaque habitant de la demeure. L’hôtel de Soubise, situé rue des Francs-Bourgeois à Paris, en est un bon exemple6. Dans les années 1730, le propriétaire des lieux, Hercule Mériadec, prince de Soubise, possède au rez-de-chaussée un appartement de parade dans l’aile principale située entre la cour secondaire et le jardin, et des appartements de société et de commodité dans l’aile en retour sur la cour secondaire (ill. 1).

• 7 Ce constat a été rendu possible grâce à notre étude de doctorat portant sur près de 250 salles à ma (...)

4Il en est de même pour sa seconde épouse, Marie-Sophie de Courcillon, dont les différents appartements sont aménagés de la même façon au premier étage. La lecture d’inventaires après décès nous apprend également que la plupart des hôtels parisiens du XVIII^e siècle présentent tout au plus deux appartements d’apparat, l’un pour le maître, l’autre pour la maîtresse de maison, généralement composés d’une antichambre, d’un salon, d’une chambre à coucher et d’un cabinet ; on y trouve aussi de nombreuses pièces secondaires, plus ou moins organisées en appartements, destinées à la vie familiale ou intime7. D’autres espaces étaient par ailleurs réservés aux enfants de la maison ou à des familiers.

• 8 Monique Chatenet, La Cour de France au XVI^e siècle. Vie sociale et architecture, Paris, Éditions Pi (...)

5Au sein de cette organisation sexuellement différenciée de l’espace domestique, maître et maîtresse de maison semblent prendre leurs repas chacun de leur côté. C’est le cas au XVI^e siècle dans les demeures royales : Monique Chatenet a ainsi remarqué que les repas des reines de France se déroulaient dans leur chambre8, tandis que ceux des rois se tenaient généralement dans la partie la plus publique de leur appartement, à savoir la salle ou l’antichambre.

• 9 Jean Mariette, L’Architecture française, Paris/Bruxelles, 1927-1929 (Réimpression de l’édition orig (...)
• 10 Jacques-François Blondel, Architecture française ou Recueil des plans, élévations, coupes et profil (...)

6C’est au cours du XVII^e siècle qu’une pièce spécifique, réservée au repas et dénommée « salle à manger », s’affirme dans les distributions des grandes demeures. Or, cette nouvelle pièce ne semble pas redoublée pour figurer au sein de chaque appartement particulier de la demeure. En d’autres termes, si l’on étudie bien les distributions contemporaines, on y trouvera la mention d’une seule salle à manger pour toute la demeure, alors qu’existent plusieurs chambres, antichambres ou salon. En outre, si l’on se réfère aux plans des demeures parisiennes, construites entre le XVII^e et la première moitié du XVIII^e, publiés par Jean Mariette9 et par Jacques-François Blondel10, la salle à manger se trouve dans plus de 90 % des cas au rez-de-chaussée. Bien évidemment, cette position lui permet d’être plus proche des cuisines situées au même niveau, dans les ailes de l’hôtel ; mais on ne peut qu’être étonné de voir une seule salle à manger, généralement située à proximité des pièces du maître, et aucune pièce de ce type chez son épouse. Ainsi, sur les plans de l’hôtel de Noailles (ill. 2), on remarque que l’appartement du maréchal de Noailles, au rez-de-chaussée, se compose d’une « grande antichambre servant de salle à manger ».

• 11 Une distinction entre repas publics et repas privés est en effet opérée par Sandrine Krikorian, dan (...)
• 12 Cette œuvre appartient à une suite d’estampes commandée à l’artiste entre 1776 et 1783 par Jean Hen (...)

11Si nous nous penchons sur les représentations de repas privés11 au cours du XVIII^e siècle, on note que les femmes semblent aussi présentes autour de la table que les hommes. Ces images contrebalancent ainsi l’idée que les salles à manger seraient des espaces masculins au cours de l’époque moderne ; elles n’en sont pas moins les témoignages d’un certain type de repas mondain et libertin. Cet aspect se retrouve ainsi dans Le Souper (ill. 3), gravure de Louis Marin Bonnet d’après une œuvre de Jean-Baptiste Huet, ou Le Souper fin, gravure de Jean-Michel Moreau pour le Monument du costume physique et moral12. Dans ces deux cas, l’action se déroule dans une pièce à l’usage plutôt indéfini – seul le carrelage de la deuxième gravure semble nous renvoyer vers un usage de salle à manger – et met en scène des hommes et des femmes vraisemblablement réunis pour partager des plaisirs à la fois gourmands et charnels.

• 13 Cécile Lestienne « Salle à manger rêvée, salle à manger réelle. Réflexions autour du repas de Mélit (...)
• 14 La Petite Maison a été publiée pour la première fois dans le recueil Le Nouveau Spectateur (Amsterd (...)
• 15 Jacques-François Blondel, Cours d’architecture, 1771-1777, tome II, p. 251.
• 16 Angeles Lence-Guilabert, Representaciones del espacio arquitectonico en la narrativa libertina fran (...)

12Au XVIII^e siècle, ces scènes de petits soupers libertins sont contées dans plusieurs œuvres littéraires. La description de celui pris dans La Petite Maison de Jean-François de Bastide est exemplaire13. Publié pour la première fois en 1758, puis réédité en 176314, ce conte concentre ses effets littéraires sur la distribution et le décor d’une demeure destinée alors « au délassement et [à] la retraite des personnes aisées et des hommes du monde »15. Il se détache en outre par la précision avec laquelle il décrit l’organisation de la maison, mentionnant en notes de bas de page des réalisations d’artistes ou d’artisans contemporains16.

• 18 Henri Lafon, Les Décors et les choses dans le roman français du XVIII^e siècle de Prévost à Sade, Ox (...)

14L’enchaînement des pièces dans La Petite Maison favorise le développement d’une intrigue amoureuse, en l’occurrence l’attirance progressive de Mélite pour Trémicour. Les multiples sensations que la jeune femme peut ressentir dans le petit espace18 qu’est la salle à manger, l’incitent à ouvrir son cœur. Le souper joue en effet un rôle important dans les récits libertins du milieu du XVIII^e siècle, notamment en tant que préliminaire à des scènes plus intimes entre deux personnages : que ce soit dans le Sopha de Crébillon fils, ou dans l’Heureux divorce de Marmontel, il est une étape incontournable d’une certaine « parade » amoureuse. Le lieu du repas lui-même est célébré, comme dans le roman Angola de Charles de la Morlière :

• 20 Jean-Pierre Babelon, Demeures parisiennes sous Henri IV et Louis XIII, Paris, Hazan, 1991, p. 95.
• 21 Pierre Le Muet, Manière de bien bâtir pour toutes sortes de personnes, (reprint de l’édition avec s (...)
• 22 Pierre-Denis Boudriot, « Une source pour l’étude de l’habitat parisien au début du XVII^e siècle : P (...)
• 23 Jean François de Neufforge, Recueil élémentaire d’architecture contenant des distributions de bâtim (...)

16Au cours du XVIII^e siècle, on note que la salle à manger est de plus en plus utilisée comme une pièce mixte, réservée aux repas de la famille et de ses amis. Cet usage fait écho à celui de la grande salle de la maison bourgeoise, alors perçue comme « le siège de la vie commune, le lieu où l’on se rencontre, où l’on boit, où l’on mange, où l’on joue »20. Cette salle doit être considérée comme l’espace de la famille, qui y vit, puis monte se coucher dans les chambres situées dans les étages. Cette disposition est particulièrement visible dans les treize modèles de maisons que Pierre Le Muet donne dans son traité, Manière de bâtir pour toutes sortes de personnes21. S’adressant à une catégorie sociale bien délimitée, les financiers et les robins, il y propose des plans-types d’habitation collective dont le caractère locatif s’estompe à mesure que la surface de la parcelle augmente (de 27 m² à environ 1000 m²)22. Un premier plan présente une demeure dont le corps de logis donne directement sur la rue, avec une cour et des écuries à l’arrière (ill. 4). Une grande salle est située au rez-de-chaussée et est percée d’une fenêtre sur la rue. On y accède par un couloir latéral, depuis l’escalier de la demeure. Cette salle est par ailleurs directement reliée à la cuisine, donnant sur la cour arrière. Cette disposition de la salle bourgeoise se retrouve au XVIII^e siècle, dans le Recueil élémentaire de Jean-François de Neufforge23, et notamment dans son « Second traité contenant divers bâtiments bourgeois et locatifs d’une hauteur supérieure depuis deux toises et demie jusqu’à vingt-quatre, tant à l’usage des petites villes, que des villes les plus considérables ».

• 24 Plan du rez-de-chaussée de l’hôtel de Bondy, dans Jean-Charles Krafft et Nicolas Ransonnette, Plans (...)
• 25 Les plans de ces maisons sont publiés dans Jean-Charles Krafft et Nicolas Ransonnette, op. cit.

18La maison construite dans les années 1730 pour Gérard Heusch, sieur de Janvry, présente la même configuration : sur le plan du rez-de-chaussée de l’hôtel publié par Blondel dans les années 1750, la salle à manger est située au centre du corps de logis, à droite d’une antichambre. Elle donne par trois fenêtres sur la cour d’entrée. De belles proportions, elle s’ouvre directement sur le salon, situé au centre de l’appartement donnant sur le jardin. Dans la deuxième moitié du siècle des Lumières, plusieurs demeures reprennent cette disposition permettant d’écarter la salle à manger de l’appartement de parade, et par là le bruit et les odeurs liés au service des domestiques, tout en l’associant au salon de compagnie : on la retrouve ainsi à l’hôtel de Bondy24, mais aussi dans les maisons Bélanger et Vavin25.

• 26 Philippe Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Éditions du Seuil, 1973.
• 27 Urbain Vitry, Le Propriétaire architecte, Paris, Audot Libraire-Editeur, 1827.
• 28 Louis-Marie Normand, Paris moderne, ou Choix de maisons construites dans les nouveaux quartiers de (...)

19Si, dans la distribution aristocratique, chaque occupant principal de la demeure dispose d’un ou de plusieurs appartements, composés au minimum d’une antichambre, d’un salon et d’une chambre à coucher ; en revanche, dans la distribution bourgeoise, chaque occupant dispose d’un espace privé, la chambre à coucher, et d’un espace collectif réservé à la réception, le salon et la salle à manger. L’évolution du sentiment familial26, combiné à une recherche d’intimité croissante, n’est bien entendu pas étrangère à cette évolution. Et ce sont les demeures bourgeoises, par définition plus petites et moins portées sur l’apparat, qui accueillent en grande majorité ce nouveau modèle de distribution appelé à structurer les intérieurs des classes supérieures au cours du siècle industriel. Ainsi, si l’on étudie l’ouvrage d’Urbain Vitry, Le propriétaire architecte, paru en 182727, dont l’objectif est « d’offrir aux propriétaires et aux personnes qui font bâtir, des modèles d’habitations dans tous les genres d’architecture », on note que sur 24 modèles de maisons, à bâtir aux champs comme à la ville, dix proposent une distribution de type bourgeoise avec un espace de réception salle à manger-salon bien défini, à côté des chambres à coucher. Cela se voit aussi dans le recueil de Louis-Marie Normand28, publié dix ans plus tard : sur 55 demeures, 21 proposent un espace de réception composé d’un salon et d’une salle à manger. C’est le cas de la maison Fortin, édifiée dans les années 1790 rue du Faubourg-Saint-Honoré : dans cette petite maison suburbaine, les pièces de réception comme le salon, la salle de billard et la salle à manger sont situées au rez-de-chaussée, tandis que les chambres se situent à l'étage (ill. 6).

• 29 Plans du rez-de-chaussée et du premier étage de la maison Weiber, dans Jean-Charles Krafft et Nicol (...)
• 30 Jean-François Cabestan, La conquête du plain-pied. L’immeuble à Paris au XVIII^e siècle, Paris, Pica (...)

20La maison Weiber, édifiée rue de Lille au début du XIX^e siècle, propose une autre configuration au premier étage29 : le salon de compagnie et la salle à manger forment un espace de réception commun, donnant sur la rue, la chambre à coucher étant rejetée à l'arrière. Cette distribution est appelée à une grande fortune au sein des appartements de plain-pied qui se développent à la fin du siècle des Lumières30.