1Alors que, depuis les attentats qui ont frappé la France en 2015 et en 2016, la communauté académique française ne cesse de s’interroger sur le rôle qu’elle pourrait jouer dans la compréhension du phénomène terroriste, il peut être utile de revenir sur le rapprochement qui s’est opéré, à partir de 2005 aux États-Unis, entre des chercheurs en sciences sociales et l’armée américaine. Ce rapprochement a connu une traduction institutionnelle : le Human Terrain System (Hts).
- 1 Sur la méfiance légitime que doit susciter une telle notion, cf. Roberto J. Gonzales (2008 : 23).
2Ce système de recherche opérationnelle a été mis en place dans un contexte radicalement différent de celui que connaît la France actuellement. L’armée américaine a commencé à prendre conscience, à partir de 2005, qu’elle était en train de s’enliser sur les terrains afghan et irakien, à la suite des interventions hasardeuses de 2002 en Afghanistan et de 2003 en Irak. Un certain nombre de responsables de l’armée américaine en tirait une conclusion très claire : cet enlisement était dû, en grande partie, à une méconnaissance de ce qu’il est convenu d’appeler, par analogie avec le terrain au sens géographique, le « terrain humain » (pp. 5, 67)1.
3L’ethnocentrisme, qui se nourrit d’une profonde ignorance de ce « terrain humain », a donc été considéré, à tort ou à raison, comme la principale cause des défaites successives rencontrées par les armées occidentales dans leur campagne de contre-insurrection (counter-insurgency) depuis la fin de la guerre froide (Assayag 2008 : 155). En outre, ce biais ethnocentrique est d’autant plus dommageable qu’il s’inscrit dans une relation asymétrique, puisque, de leur côté, les adversaires rencontrés sont loin de méconnaître la culture occidentale (McFate 2006 : 17).
- 2 Les Human Terrain Teams se composent de 5 à 6 personnes : un chef d’équipe, un ou deux chercheurs (...)
4Social Science Goes to War est édité par deux initiatrices du programme Human Terrain System, Montgomery McFate et Janice H. Laurence ; il est composé d’une série d’articles rédigés par des chercheurs en sciences sociales ayant été déployés en Afghanistan et en Irak entre 2005 et 2010, et intégrés aux Human Terrain Teams2.
5Le but du programme tel qu’il est exposé par ces inspirateurs était d’apporter aux responsables militaires des éléments de compréhension de l’organisation culturelle et sociale des populations locales qui contribueront à éclairer leurs décisions dans le cadre de la conduite des opérations militaires (p. 9). Le Human Terrain System avait ainsi pour objectif affiché de mettre à disposition des militaires sur le terrain des informations susceptibles de limiter l’usage de la force au profit d’autres formes d’action en phase avec les attentes de la population : rétablissement des services publics, projets de développement, etc. Le programme ne visait donc pas à présenter les grands traits de la culture d’un pays pour éviter que les soldats ne heurtent la population par une conduite inappropriée, mais à étudier la structure sociale en détail afin d’en déduire des solutions immédiatement applicables sur le terrain (pp. 20, 71-72 et 184-185).
6Or, la mise en place de ce programme a tout de suite suscité de vives polémiques au sein de la communauté des anthropologues, relayées par l’American Anthropological Association (Aaa) (Bonhomme 2007). Les objections soulevées l’ont été principalement au vu de compromissions passées, mais aussi pour des motifs éthiques et déontologiques.
7Le Human Terrain System a immédiatement été associé à un certain nombre de projets antérieurs où des chercheurs en sciences sociales avaient collaboré avec l’armée américaine. Marshall Sahlins s’était ainsi publiquement opposé au projet Camelot, mis en place en 1964 dans l’intention d’étudier, dans une perspective de contre-insurrection, les facteurs économiques et sociaux annonciateurs de la déstabilisation d’un pays, notamment le Chili (p. 240 ; voir aussi Sahlins 1967 et Assayag 2008 : 161-162). Marshall Sahlins avait promptement dénoncé le Human Terrain System qu’il voyait comme un avatar du projet Camelot. Le Human Terrain System a également été comparé au programme Cords, développé en 1967 pendant la guerre du Vietnam, et visant à mobiliser des chercheurs et experts militaires pour aider l’armée du Sud-Vietnam à gagner le soutien des populations rurales (pp. 321-322, note 33).
- 3 Le livre énumère la liste des anthropologues de renom qui ont ouvertement collaboré avec leur gouv (...)
8La collaboration entre des chercheurs en sciences sociales et le gouvernement3 ravivait le souvenir du temps où l’anthropologie européenne avait été la complice du pouvoir colonial et impérialiste. Certains anthropologues, et pas des moindres, avaient en effet placé leur recherche de terrain au service des administrateurs coloniaux. Pour ses détracteurs, le Human Terrain System replongeait donc l’anthropologie dans ce passé trouble, oubliant que, depuis la fin des années 1960, la plupart des anthropologues avaient pourtant pris le parti de la défense des droits des peuples indigènes (pp. 83, 97-98).
9Au-delà des détails de cette filiation historique, c’est pour des raisons principalement éthiques que le Human Terrain System a été contesté. Cette condamnation morale est surtout animée par la vague de réprobations que les interventions américaines en Afghanistan et en Irak ont provoquée. Si le Human Terrain System n’est pas un dispositif ayant été conçu pour opprimer le peuple irakien et le peuple afghan, il s’inscrit dans le cadre d’interventions militaires réputées illégitimes. Le projet d’imposer la démocratie par la force armée se révélant insensé, les sciences sociales ne peuvent être que dévoyées si elles se rallient à cette idéologie (pp. 23-24). Comme le remarquait Jackie Assayag, le risque d’un « arraisonnement » de l’anthropologie, placée au service de l’outil militaire, semble alors inévitable (2008 : 161).
10Le premier principe éthique qui gouverne le travail anthropologique est de ne pas nuire à la population que l’on étudie ; il est immoral d’utiliser le témoignage d’un informateur pour lui faire du tort (p. 82). Or, on ne peut écarter le risque que l’information collectée dans le cadre des Human Terrain Teams soit récupérée et utilisée dans des opérations de ciblage (social targeting) (pp. 39, 242 et 325, note 93). Mais cette crainte légitime ne doit pas justifier pour autant des récriminations fantaisistes, comme celle prétendant que les sciences sociales contribuent à inventer de nouvelles formes de torture : cela avait effectivement été le cas pour le livre de Raphael Patai, The Arab Mind (1973), accusé à l’époque d’avoir inspiré le recours à des techniques d’humiliation sexuelle dans la prison d’Abu Graïb (pp. 30-31).
11Il importe de souligner que le Human Terrain System a également été dénoncé par certains militaires américains, qui considèrent que l’usage de la force armée ne doit être envisagé qu’en tout dernier recours et avec réserve, et non comme un outil en mesure de transformer ou d’améliorer le devenir des sociétés traversées par des crises (p. 35). Auquel cas l’écueil serait de faire de la guerre un instrument d’ingénierie sociale, au service de la démocratie libérale.
12Il semble, en effet, que toute stratégie de contre-insurrection repose sur un principe implicite d’ingénierie sociale. Le fait même que des stratèges recourent à des opérations de « pacification » suppose que l’on interprète les sociétés concernées selon une perspective fonctionnaliste, comme étant des totalités dont on peut garantir l’équilibre en restaurant des relations harmonieuses entre les registres d’action, économiques, sociaux, religieux, politiques qui les composent (p. 202 ; voir aussi Kilcullen 2013 : 241 et Agier & Lamotte 2016).
13Cependant, en dépit de l’ensemble des réserves présentées ci-dessus, les zones de conflits constituent des espaces que l’on ne peut exclure a priori du champ de la recherche opérationnelle.
- 4 Voir aussi à ce propos l’article de Grégory Delaplace dans ce volume.
14Les différents contributeurs du volume, déployés en Irak et en Afghanistan dans le cadre du Human Terrain System, précisent que les activités de recherche opérationnelle auxquelles ils se sont livrés ne sauraient être confondues avec le travail des officiers du renseignement : « We don’t do intelligence » (p. 189). Les Human Terrain Teams s’engagent à ne recueillir des informations qu’à partir du moment où l’informateur parle de son plein gré, ce qui constitue une différence notable avec le travail de renseignement (p. 182). En effet, le processus de collecte et d’analyse des données au sein du renseignement militaire américain a été conçu pour identifier et détruire des cibles ennemies (p. 4)4. En ce sens, les questions classiques auxquelles ses agents cherchent des réponses sont les suivantes : qui sont les ennemis ? Où sont-ils ? Quels sont leurs modes d’action ? (p. 209). Autant de questions qui touchent à l’ordre de bataille de l’ennemi, à savoir le nombre d’insurgés, les armes dont ils disposent, leur mode d’action privilégiée (p. 283).
15Mais la véritable limite du Human Terrain System s’est immédiatement manifestée aux chercheurs eux-mêmes, lorsqu’ils se sont vus soumis aux protocoles de sécurité du renseignement américain. Alors que les résultats de ce projet de recherche ne devaient pas être classifiés (p. 278), les données collectées dans ces zones de conflits n’ont jamais été communiquées à la communauté académique. La politique de classification systématique des informations par l’armée américaine n’a donc pas permis de faire progresser la connaissance des théâtres afghan et irakien auprès d’une large audience (pp. 242-243). Un tel système de renseignement n’est évidemment pas conçu pour produire des connaissances socioculturelles (p. 86), ce qui ne peut manquer d’avoir des conséquences sur la conduite des opérations sur le terrain.
16En effet, les informations recueillies par des voies techniques, si elles ne sont pas replacées dans le cadre culturel qui leur donne tout leur sens, ne font que renforcer les conceptions ethnocentriques des analystes (p. 67). De ce point de vue, les sciences sociales sont en mesure de corriger les erreurs d’appréciation qui affectent les décisions des responsables militaires ou politiques (p. 193). C’est ainsi que, faute d’une aptitude à collecter et à analyser des données socioculturelles, le renseignement américain ne fut pas capable de comprendre la signification de « signaux faibles » qui lui auraient permis d’identifier les signes du « Réveil » de la province d’Al Anbar en Irak (pp. 203-204 et 351, note 18). Le Al-Anbar Awakening désigne le mouvement qui conduisit, à partir de 2005, des tribus sunnites à se soulever contre les insurgés liés à Al-Qaida. Or, la dimension stratégique de ce soulèvement échappa aux analystes, qui l’interprétèrent sous son angle strictement sécuritaire, en y voyant une nouvelle forme d’insurrection contre la présence américaine ou de contestation de l’État central, dominée par les partis chiites.
17L’idée selon laquelle la sécurité d’un territoire implique l’absence de toute activité de résistance à l’encontre de l’autorité d’un État central repose sur une conception ethnocentrique du pouvoir politique qui méconnaît le fait que des populations locales peuvent se constituer en groupes parasouverains. Le concept de parasouveraineté permet, en effet, de dépasser ce présupposé selon lequel seul un État souverain est en mesure de pacifier un ordre social, puisqu’il signifie que des groupes de solidarités locaux peuvent s’approprier, indépendamment de tout processus de décentralisation, des fonctions souveraines ou administratives : le maintien de l’ordre public, le règlement des litiges, la levée de l’impôt, la distribution de l’aide internationale, voire l’organisation du culte (Klute 1999 ; Geertz 1973 : 273-274). Or, ces groupes parasouverains ne doivent pas être immédiatement perçus comme une menace pour l’État central, mais plutôt comme les seuls groupes capables d’occuper un espace au sein duquel il n’a pas les moyens de s’imposer durablement.
18En outre, ces groupes parasouverains appliquent des mécanismes de résolution des conflits sans l’intervention d’un État central (p. 195). Ces mécanismes locaux sont considérés comme étant plus efficaces que le système judiciaire qui émane de l’État central (pp. 205-206). C’est la raison pour laquelle des chefs tribaux du village de Jalrez, dans la province du Wardak en Afghanistan, considéraient que la justice rendue par les Taliban à l’échelle locale était juste, rapide et performante (p. 276).
19Quel type de recherche est-il possible de conduire dans un territoire ravagé par la guerre (p. 12) ? La recherche académique ne doit-elle s’exercer que dans un espace pacifié (p. 33) ? Compte tenu des difficultés liées au recueil des données dans un territoire en proie à une insurrection, les différents acteurs du Human Terrain System pensent avoir acquis davantage de connaissance ethnographique sur certaines composantes de l’armée américaine, grâce à la méthode de l’observation participante, que sur les populations irakiennes ou afghanes rencontrées (pp. 118, 164). Avec ces dernières, la méthode ethnographique classique de l’observation participante s’est en effet montrée d’emblée impraticable pour les membres des Human Terrain Teams (p. 18).
20On voit bien cependant que, dans le cadre d’une zone de guerre, le travail anthropologique peut se poursuivre sans recourir à la méthode de l’observation participante. C’est le cas, par exemple, des chercheurs qui collectent des données dans un camp de réfugiés ou identifient les projets de développement les mieux adaptés aux situations locales (p. 349, note 10). Pour leur part, les membres des Human Terrain Teams se sont appuyés sur des entretiens semi-structurés, élaborés à partir des questions suivantes : quels sont les principaux problèmes d’insécurité que vous rencontrez et comment devraient-ils, selon vous, être réglés ? Quelle est la situation économique qui caractérise votre localité ? Est-ce qu’il y a eu des changements dans la composition du village au cours de l’année écoulée ? De quoi votre village aurait-il par-dessus tout besoin ? (p. 273).
21Le rapport au temps n’est évidemment pas le même pour un ethnologue œuvrant dans un environnement militaire ou sur un terrain traditionnel (pp. 72-73). Pour les Human Terrain Teams, certains entretiens semi-structurés ne pouvaient pas excéder six minutes en raison de la présence de snipers (id.). De même, par crainte des embuscades, les chercheurs n’ont eu que très rarement la possibilité de se rendre dans une même localité à plusieurs reprises (pp. 116, 280).
22Dans de nombreux cas de figure, les chercheurs remettent leur sécurité entre les mains des populations étudiées. Si l’anthropologue est tenu d’assumer l’entière responsabilité de la protection de ses informateurs dans le cadre d’une relation asymétrique, ce principe éthique doit être nuancé dans une zone de guerre. Dans ce contexte spécifique, la relation n’est plus asymétrique mais réciproque, car ce sont bien souvent les informateurs eux-mêmes qui, par leur connaissance de la situation locale, sont en mesure de garantir la survie des chercheurs, fussent-ils armés et protégés (Kovats-Bernat 2002 : 7).
23Il est frappant de constater que les chercheurs en sciences sociales projetés sur les théâtres afghan et irakien se sont vu assigner une mission qui était déjà celle que l’armée française confiait aux administrateurs coloniaux, à savoir comment identifier les véritables chefs ? Comme l’a souligné l’historien Pierre Boilley, dans le contexte de la colonisation de l’Afrique-Occidentale française (Aof), les fiches de renseignement élaborées à l’époque n’échappaient pas au biais ethnocentrique et délivraient davantage d’informations sur les présupposés de leurs rédacteurs que sur leur objet d’analyse (Boilley 1999 : 159). Ces fiches indiquaient notamment la manière dont les militaires français se représentaient les qualités requises pour prétendre au statut de chef : si jamais le pouvoir détenu par un individu ne correspondait pas à cette image-miroir, on considérait qu’il était doté d’une autorité faible ou défectueuse (Ibid.). De sorte que, non seulement ces fiches de renseignement écartaient toute possibilité de décrypter le comportement véritable des chefs tribaux, mais, qui plus est, elles induisirent le principe classique de toute contre-insurrection, selon lequel il importe de renforcer le pouvoir des chefs afin de mieux contrôler les tribus.
24Un siècle plus tard, c’est ce même principe de contre-insurrection que l’armée américaine tente de mettre en place : la meilleure façon de stabiliser un territoire tout en conservant le soutien de la population est d’augmenter l’autorité des chefs locaux. Or, l’armée américaine s’est trouvée face à un problème de taille : comme bien souvent les vrais chefs ne se manifestent pas et préfèrent demeurer dans l’ombre, il est très difficile de les identifier. C’est alors aux membres des Human Terrain Teams qu’il incombe de trouver les réponses à de nouvelles questions : comment reconnaître les vrais chefs des tribus sunnites dans la province de l’Al-Anbar en Irak (p. 132) ? Est-il possible de faire la cartographie des leaders influents afin de les localiser et d’établir des relations de confiance avec eux (pp. 26-27) ? En effet, de faux cheikhs ne cessent de se manifester pour capter les ressources de l’armée américaine. À cela s’ajoute le fait que Saddam Hussein avait, à partir des années 1990, tenté d’exploiter la structure tribale en renforçant l’autorité de cheikhs qui lui étaient favorables, ce qui avait provoqué l’apparition d’un certain nombre de « faux cheikhs », non dénués cependant d’influence.
25Forts du succès rencontré lors du mouvement, évoqué plus haut, le Al-Anbar Awakening, grâce à la mobilisation spontanée de chefs tribaux irakiens, les militaires américains décident de transposer cette stratégie dite de l’« engagement tribal » en Afghanistan. C’est alors qu’ils découvrent que les tribus pachtounes, notamment dans les provinces de l’Est du pays (comme dans celle de Khost), sont très faiblement hiérarchisées et qu’elles ne s’unissent que rarement sous l’autorité d’un chef incontesté. Le constat est renversant : soit les chefs tribaux se cachent en Irak, soit ils sont quasiment inexistants en Afghanistan. Par exemple, la puissante tribu des Zadran, dont est issu le réseau terroriste Haqqani, lié à Al-Qaida, n’est dotée d’aucun chef politique capable de la représenter à l’échelle de la province, voire même du district. Les rapports d’autorité ne s’y instaurent qu’au niveau de chaque village, composé en moyenne de 5 à 10 familles (p. 169). Fidèles à leur approche fonctionnaliste des sociétés, les acteurs de la contre-insurrection en déduisent alors, de manière erronée, que le soutien à l’insurrection talibane s’explique par la faiblesse de la structure tribale.
26Une autre question majeure à laquelle l’armée américaine dut faire face est celle du choix des projets de développement. Comment mettre en place une politique d’aide au développement dans le cadre d’une opération de contre-insurrection. On constate en effet, contre toute attente, que certains projets inspirés par de bonnes intentions ont contribué à exacerber les conflits au lieu de les apaiser. Par exemple, le simple fait de creuser un puits dans un village peut avoir des conséquences contre-productives inattendues, en particulier quand cela modifie l’équilibre du pouvoir à l’échelle locale, en minant les fondements de la gestion collective de l’accès à l’irrigation ou en favorisant une famille au détriment d’une autre (p. 117).
27De même, les forces américaines sont convaincues du fait que construire des routes (road building) constitue forcément un soutien aux gouvernements locaux (p. 173). Or, cela n’est pas si évident : dans certaines situations, le projet de désenclaver un territoire par la construction d’une route se révèle irréalisable car il provoquerait une accélération de la déforestation (p. 112), alors que, dans un autre contexte, il importe de le mener à bien coûte que coûte, même si des ouvriers ont été attaqués par des insurgés et que tout pousse les responsables militaires à y renoncer (pp. 169-170). Et ce, dans la position d’une force d’occupation qui risque en permanence de se voir instrumentalisée par les acteurs locaux pour régler des histoires de famille ou de vieux comptes (p. 122).
28À la différence de l’armée américaine qui s’est donc trouvée face à ce problème quasiment insoluble (p. 10), de leur côté, les membres du Human Terrain Teams sont parfois parvenus, grâce à leur analyse de l’économie des villages afghans, à mettre en place des projets de développement localement cohérents, comme, par exemple, des programmes de reforestation ou de construction de puits dans la province de Paktika en Afghanistan (pp. 111-112, 117).
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29L’ensemble de ces éléments doivent-ils nous amener à en conclure que l’idée de mobiliser des chercheurs dans une zone de guerre, au profit d’une force d’occupation, pervertit la signification même du travail ethnographique ? Cela n’implique-t-il pas que la démarche anthropologique se laisse elle-même aveugler par un travers ethnocentrique ? L’ordre public auquel aspirent les sociétés occidentales suppose qu’il existe une stricte démarcation entre les conditions de la paix civile et l’état de guerre civile. C’est pourquoi on pourrait être tenté de considérer que seules des sociétés épargnées par les conflits sont susceptibles de se prêter, en toute transparence, aux principes de l’enquête ethnographique.
- 5 Cf. « My Cousin’s Enemy Is My Friend : A Study of Pashtun “Tribes” in Afghanistan [Unclassified] » (...)
30Or, comme le souligne Carolyn Nordstrom dans l’ouvrage Fieldwork under Fire (Nordstrom & Robben 1995), la violence ne doit pas forcément être conçue comme un élément corrupteur qui fausserait l’authenticité des données ethnographiques, mais comme un élément immanent et indissociable de la réalité sociale. Par ailleurs, même les périodes de stabilité sociale souvent ne correspondent qu’à une parenthèse résultant d’un contexte de domination coloniale, tandis que les périodes de conflits qui s’ensuivent sont précisément une des principales conséquences de cet héritage (Kovats-Bernat 2002 : 4). Lorsque le conflit s’apparente à une condition permanente de la vie civile, les attitudes de dissimulation, de manipulation, de défiance peuvent être perçues comme des comportements courants et ordinaires, en dépit des apparences qui voudraient qu’on les situe dans la logique de la guerre psychologique (Bozeman 1992 : 175 ; McFate 2006 : 22). Une population victime d’une succession de guerres civiles et d’invasions extérieures a en effet tout intérêt à entretenir un halo d’opacité autour de son mode de vie pour atténuer sa situation de vulnérabilité et à faire des difficultés à déchiffrer sa culture et ses coutumes une ressource pour se protéger. L’enquête ethnographique doit être en mesure de saisir le leurre qui pourrait se cacher derrière la prégnance du modèle autochtone. On sait, par exemple, que les valeurs tribales convoquées par un pachtoune pour décrire sa propre société en présence d’un observateur ne sont pas nécessairement celles qui vont, en toutes circonstances, inspirer sa conduite5.
31Mobiliser des chercheurs en sciences sociales au profit d’une force d’occupation pour lever ce voile mystérieux et protecteur, n’est-ce pas toutefois exposer les populations concernées à un risque accru de domination, voire de manipulation (p. 350, note 3) ? Quelles que soient les limites manifestes du Human Terrain System sur le plan de la méthode ethnographique ou de la classification des données, la question de ce que peuvent apporter les chercheurs en sciences sociales aux responsables militaires pour les aider à conduire des opérations de « pacification » dans une zone de guerre demeure. Si l’on veut éviter que les interventions occidentales se succèdent indéfiniment en exacerbant le mal qu’elles sont censées éradiquer, peut-être faudrait-il favoriser ce type de collaboration et de dialogue. On ne peut, en effet, se résoudre à ce que cette stratégie de state building soit la seule utilisée par les Occidentaux pour tenter de reprendre le contrôle des multiples insurrections concentrées dans l’« arc de crise » qui se déploie du Mali à l’Afghanistan.
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