Navigation – Plan du site

AccueilNuméros234-235DébatQuand le « paléolithiquement corr...

Débat

Quand le « paléolithiquement correct » s’invite dans la discussion

Emmanuel Guy
p. 245-254

Notes de la rédaction

Réponse d'Emmanuel Guy à Charles Stépanoff pour l’À propos de son livre (Guy 2017), paru dans L’Homme, 2018, 227-228 : 123-152. En ligne https://journals.openedition.org/lhomme/32370

Texte intégral

1J’ai eu le privilège et le plaisir de lire deux critiques de mon dernier livre, Ce que l’art préhistorique dit de nos origines (2017), parues dans le même numéro de L’Homme. J’exprime ma gratitude aux auteurs, l’un économiste, Christophe Darmangeat (2018), l’autre anthropologue, Charles Stépanoff, pour leurs lectures et leurs commentaires stimulants. Cependant, je ne partage pas tout ce qui est écrit et certains arguments ou prises de position m’ont paru justifier un complément d’information. J’ai délibérément limité ma réponse aux critiques de Charles Stépanoff. Celles-ci sont à la fois si poussées et si diamétralement opposées à mon hypothèse qu’elles méritent de m’y consacrer entièrement, en espérant que Christophe Darmangeat, avec lequel j’ai fréquemment l’occasion d’échanger sur le sujet, ne m’en tiendra pas trop rigueur.

2Je rappelle brièvement la thèse principale de mon livre : le naturalisme figuratif qui, pendant vingt-cinq millénaires, a dominé l’art des cavernes paléolithiques pourrait refléter l’existence, dès cette époque, de sociétés hiérarchisées. La science illusionniste qui se manifeste à Chauvet, Lascaux, Altamira ou Niaux exige à l’évidence un apprentissage de longue durée. Cette éventualité laisse entrevoir une forme de spécialisation individuelle habituellement inconnue des sociétés de chasseurs égalitaires. De plus, l’histoire de l’art montre que l’illusionnisme artistique, par sa capacité même à reproduire fidèlement la nature, a toujours été une source de prestige et donc un moyen d’action politique pour l’élite. On pourrait aller jusqu’à dire qu’il n’existe pas de tradition naturaliste qui ne soit née d’une société inégalitaire. En allait-il de même au Paléolithique supérieur ? L’hypothèse s’oppose au modèle généralement proposé par l’archéologie de petits groupes nomades partageant peu ou prou les mêmes compétences et dépourvus d’inégalités marquées, à l’instar notamment des Aborigènes australiens. Ce postulat égalitariste est renforcé par la thèse de Gordon Childe stipulant que les inégalités socio-économiques ne seraient apparues qu’à la suite du passage à l’agriculture, la production ayant permis de créer des surplus alimentaires et, par là même, de la richesse. Pour autant, l’ethnographie, grâce notamment aux travaux d’Alain Testart, révèle que derrière le terme de « chasseurs-cueilleurs » se cachent en fait des réalités plus complexes qu’on ne le pense habituellement. Ainsi, sous certaines latitudes, la possibilité de stocker en grande quantité des ressources saisonnières serait à l’origine d’inégalités sociales comparables à celles des premières sociétés agraires. Un exemple parmi les mieux documentés est celui des sociétés de la côte Nord-Ouest de l’Amérique. La pêche et, en particulier, le stockage massif du saumon, surabondant dans la région, ont conduit les populations à un mode de subsistance semi-sédentaire. Des lignées familiales ont accaparé les zones les plus riches en ressources donnant naissance à une forme de noblesse accumulant et transmettant ses biens et ses privilèges de manière héréditaire. Le reste de la population était composé de simples roturiers et, au plus bas de l’échelle sociale, d’esclaves. Des mythes d’origine célébrant ses ancêtres permettaient à l’élite d’affirmer sa souveraineté. Ces croyances ont inspiré une très vaste production artistique constituée de grands mâts héraldiques sculptés, de masques, de chants et de danses, de couvertures tissées et autres objets magnifiquement travaillés. Elles donnaient également lieu à une intense vie cérémonielle destinée à asseoir le pouvoir de l’élite, rythmée entre autres par le fameux potlatch, au cours duquel un hôte fortuné faisait don à ses invités de ses biens les plus estimables en signe ultime de sa puissance.

3Sans pouvoir apporter de preuve définitive, la documentation archéologique incite à penser qu’une organisation sociale de ce type pour le Paléolithique supérieur, au moins dans les écosystèmes les plus favorables, n’est pas totalement invraisemblable. À défaut d’indices matériels de stockage qui restent lacunaires, des signes de sédentarité laissent présager la plausibilité d’une conservation alimentaire à grande échelle. La rareté même des sépultures (une centaine sur toute la période), le riche mobilier qu’elles renferment quelquefois et, surtout, le très jeune âge de certains défunts suggèrent l’éventualité de groupes sociaux privilégiés. La circulation parfois sur des centaines, voire des milliers de kilomètres, de styles artistiques ou d’objets exotiques laisse entrevoir des réseaux d’échanges étendus qui paraissent dépasser les frontières territoriales habituelles des échanges entre nomades « égalitaires ». Dans les sociétés à élite, la quête de prestige donne généralement lieu à un commerce d’objets ou de matières premières exotiques. De même, les alliances matrimoniales lointaines motivées par l’intéressement économique et l’influence politique favorisent la dispersion dans l’espace des productions culturelles.

4Telles sont donc les grandes lignes de la thèse de l’ouvrage. Venons-en maintenant aux objections de Charles Stépanoff. Précisons que son texte se divise en deux sections, l’une dédiée à mon livre, l’autre à celui de Baptiste Morizot, Les Diplomates (2016), les deux essais offrant, selon l’auteur, des convergences. N’ayant pas eu l’opportunité de lire Baptiste Morizot, je m’en tiendrais à la partie qui me concerne. Contrairement à d’autres lecteurs, Charles Stépanoff admet sans difficulté qu’un système technico-économique reposant sur le stockage ait pu exister au Paléolithique supérieur. Il considère en effet plausible que, dans certaines régions favorables, les populations aient été amenées à conserver des ressources à grande échelle et à occuper le même habitat une grande partie de l’année. Là où il diverge, c’est sur le fait que ce stockage alimentaire ait pu conduire à des divisions sociales, et cela, pour deux raisons. La première est le manque de preuves archéologiques. Les sépultures à la fois exceptionnelles par leur rareté et par leur richesse ne sont pas, selon lui, des indices suffisants. Reprenant un article de David Wengrow et David Graeber (2015), Charles Stépanoff étaye son propos en rappelant la présence répétée, dans les sépultures gravettiennes, d’individus atteints de malformations physiques. Ainsi, d'après lui, les sépultures paléolithiques plaideraient plus volontiers pour un « traitement rituel de la singularité physique […] dont on connaît bien d’autres exemples dans l’ethnographie » qu’elles n’évoqueraient l’existence « d’une étrange noblesse recrutée parmi les invalides » (p. 128). Le second et principal motif de critique est qu’il réfute l’axiome d’Alain Testart selon lequel le stockage de biens alimentaires conduirait nécessairement à l’apparition d’inégalités de richesse. Le terrain ethnographique sur lequel il se fonde est celui des chasseurs-pêcheurs sédentaires des régions adjacentes de la mer d’Okhotsk (Itelmen, Nivkh, Koriak, Chukch), soit la côte à l’exacte symétrique de la côte Nord-Ouest de l’Amérique.

5De ce côté-ci aussi, on pêchait et on conservait d’immenses quantités de saumon. En revanche, alors qu’en Colombie-Britannique des familles de haut rang accumulaient les richesses en s’octroyant titres et privilèges sociaux, rien de tout cela n’aurait existé en Sibérie extrême-orientale : ni aristocratie héréditaire, ni droits sur les territoires de pêche, ni art monumental. Au sujet des Itelmen, Charles Stépanoff souligne que « [l]es différences économiques induites par le stockage du poisson ne donnent lieu qu’à une autorité sociale très limitée. Les individus aisés sont écoutés attentivement, mais ne peuvent donner aucun ordre ni punir quiconque » (Id.) ; même constat plus au sud, chez les Nivkh, où l’on ne trouve nulle trace de patriarches, de classes dominantes, d’autorité structurelle. La prospérité des riches existe, mais « est conçue comme l’effet de leurs efforts et de leurs qualités personnelles », elles-mêmes dépendantes « du respect des obligations rituelles » (p. 129). « À la différence des nobles de la côte Nord-Ouest, les individus fortunés de l’Extrême-Orient sibérien ne prélèvent pas de tribut ni ne s’accaparent de territoires productifs, et ne forment pas une classe héréditaire » (Id.). En conclusion, « [l]es peuples de l’Extrême-Orient sibérien nous apprennent que l’économie de stockage n’implique pas nécessairement de stratification sociale, ni de domination politique » (Id.).

6La règle de Testart se révèle donc fausse et, dès lors, le stockage paléolithique, si tant est qu’il ait existé, ne peut garantir le développement de la hiérarchie. Que reste-t-il alors en faveur d’une hypothétique aristocratie paléolithique ? À vrai dire pas grand-chose, d’autant que Charles Stépanoff remarque l’existence, en particulier chez les Nivkh, d’un art fortement teinté de naturalisme, ce qui tendrait à prouver que l’imitation ne peut davantage être considérée comme le fossile directeur d’une quelconque stratification sociale. D’ailleurs, finit par s’interroger l’auteur, faut-il vraiment regarder l’art paléolithique comme un art naturaliste, alors même qu’il se focalise sur les animaux à l’exclusion du milieu dans lequel ils évoluent ?

7Il serait trop long de répondre point par point aux objections de l’auteur ; je m’en tiendrais ici aux critiques les plus saillantes. En ce qui concerne les sépultures paléolithiques, tout d’abord, il me semble que Charles Stépanoff va un peu vite en besogne. S’il n’est pas exclu que des pratiques funéraires puissent être en relation avec certaines pathologies, ces cas ne concernent pas la totalité des individus inhumés au Paléolithique supérieur. Le jeune « prince » des Balzi Rossi (tel que l’ont surnommé ses découvreurs, à Vintimille, en Ligurie) serrant dans sa main une lame de silex ne présente pas, d’après mes informations, de signes de difformité. Un autre jeune homme, découvert cette fois dans la grotte de Paviland, au Pays de Galles, et longtemps pris pour une femme en raison de ses parures, ne semblait pas non plus souffrir de tels maux. Les défunts volontairement déposés devant les parois ornées de la grotte de Cussac ne portent pas davantage, du moins à ma connaissance, d’indices de maladies invalidantes ou de malformations particulières. On pourrait multiplier les exemples.

8La singularité pathologique ne paraît donc pas être une explication suffisante pour justifier la sélectivité de ces comportements funéraires. Un autre point mérite d’être souligné. Si, en toute logique, des pathologies ont accompagné les hommes partout où ils vivaient, la répartition géographique des sépultures est, quant à elle, beaucoup plus limitée. Comment expliquer cette discordance s’agissant de pratiques rituelles dont la seule finalité serait de traiter la différence ?

  • 1 Rappelons que les paiements sont d’ailleurs l’un des critères majeurs de reconnaissance des société (...)
  • 2 Fête rituelle qui réunissait des familles voisines au cours de laquelle un ou plusieurs ours élevés (...)

9Venons-en à l’objection selon laquelle le stockage de ressources alimentaires à grande échelle n’engendre pas mécaniquement des inégalités socio-économiques, ce que le terrain de la Sibérie extrême-orientale démontrerait. J’avoue que j’ai nettement le sentiment ici que Charles Stépanoff insiste exagérément sur l’absence de hiérarchie institutionnalisée dans la région pour faire croire à une absence de hiérarchie tout court. On sait, en effet, que les rapports de pouvoir étaient moins rigides et moins structurés côté sibérien qu’ils ne l’étaient côté américain. Dans son essai sur les chasseurs-cueilleurs, Alain Testart écrivait à ce propos : « Les inégalités de possession des richesses se traduisent en termes de statuts différents, mais ces différences ne semblent pas se cristalliser en un système de rangs aussi marqués que sur la côte américaine » (1982 : 90). Cela étant, la flexibilité de la hiérarchie sibérienne n’enlève rien à la réalité de ses inégalités. Aussi, on demeure perplexe lorsque Charles Stépanoff déclare qu’il n’y a dans ces sociétés ni stratification sociale ni domination politique. De même, lorsqu’il écrit que l’éthique nivkh réprouve « d’accaparer des biens et des privilèges », mais que la même société nivkh « admet la possibilité de prix de la fiancée »1 (p. 129), qu’il existe des esclaves mais que ceux-ci ne sont que d’anciens prisonniers de guerre et qu’ils ne peuvent être mis à mort comme sur la côte Nord-Ouest, et que, contrairement aux potlatchs américains, les fêtes de l’ours2 « ne sont nullement associées à des revendications compétitives sur des privilèges » (Id.).

10Les données recueillies par Alain Testart, dont on ne peut douter qu’elles aient été elles aussi soigneusement vérifiées, laissent entendre une tout autre musique. On y apprend notamment que, chez les Nivkh « les hommes dépensent une grande partie de leur temps et de leur énergie à la recherche de richesse » (1982 : 88), que « la fonction principale des biens de luxe est de dénoter les inégalités sociales » (Ibid. : 89), que « la puissance matérielle et la faveur des dieux permettent aux riches d’exercer une emprise sur la communauté » (Ibid. : 90), que « si la terre reste en général propriété du clan, certains sites de pêche, des cours d’eau à zibelines ou des trous à renards semblent avoir été assignés à des individus » (Ibid. : 92), qu’il existait « une catégorie sociale inférieure, “esclaves”, domestiques ou dépendants qui ne sont pas apparentés aux membres du groupe local » (Id.), et enfin, que la fête de l’ours « n’est qu’un moyen de montrer sa richesse, en démontrant ses capacités de nourrir un ou plusieurs ours, et d’accroître son prestige en invitant les autres à une distribution alimentaire somptuaire » (Ibid. : 91). Cette description converge avec celle de Lydia Blake :

« Individual property, especially the class of prestige goods, the shagund, gave a man status in the community. Wealth open the doors to social advancement and was measured by items, wich as Zolotarev described, were valued beyond measure although of limited, if any, utility » (1973 : 77).

  • 3 Le territoire des Ainou s’étendait du nord du Japon, de Hokkaido, aux îles Sakhaline et Kouriles, j (...)

11Et que dire des Ainou que ne mentionne pas Charles Stépanoff, mais qui appartiennent à la même aire géographique et culturelle3 ? Selon Alain Testart, si l’on est mal renseigné sur la stratification sociale des Ainou, « il est probable qu’elle était plus importante dans le passé » (1982 : 90). Un point de vue que ne dément pas Ivan Sutherland, qui a décrit leur mode d’organisation sociale en ces termes :

« Social organization was tribal, each tribe possessing its own territories, and relations between tribes not being always friendly. There is rather vague and incomplete evidence of totemism in tribal and family units. The tribes were divided into village communities headed by a chief assisted by a council of elders. Cheffery was hereditary, save that capacity had to be shown or another chief was chosen » (1948 : 207).

12Si l’on en croit Hitoshi Watanabe, chez les Ainou, les chasseurs de mammifères terrestres ou marins avaient un statut social plus élevé que les simples pêcheurs (une différence sociale qui existerait aussi sur la côte Nord-Ouest de l’Amérique) du fait notamment de leur lien privilégié avec la figure sacrée de l’ours brun. Hitoshi Watanabe confirme également l’existence d’esclaves ou de serviteurs, soit des individus sans affiliation avec les divinités locales et qui ne participaient donc pas à l’économie du groupe. Et de préciser :

« On these three categories of people, the Ainu seem to have ranked the first group highest and the third lowest. In this respect, it can be said that the three categories formed social classes or strata » (1983 : 217).

13Quant aux Itelmen considérés en effet comme vivant dans une société relativement égalitaire « [w]ealth is often an important factor », tandis que « [t]he most visible exception to social equality was the presence of slaves who were mainly Koryak, Ainu or distant-area Itelmen women and children captured in warfare » (Zgusta 2015 : 219).

14J’ajoute enfin que des indices d’inégalités sociales dans cette région existent dès le Néolithique. Un exemple bien connu est celui de la culture de Boismanskaya (7,5 – 4500 Bp) dans le Primorié. Si l’on en croit les travaux actuellement menés, certaines tombes se différencient par la profusion de leur mobilier funéraire (riche éventail de parures individuelles, poteries décorées, matériaux importés…) et la déformation crânienne intentionnelle est monnaie courante. Une pratique qui, on le sait, sert habituellement (notamment sur la côte Nord-Ouest de l’Amérique) à marquer le statut élevé des individus (Popov & Tabarev 2016).

15Au regard de toutes ces données, la réalité sociale des pêcheurs sédentaires de Sibérie extrême-orientale apparaît manifestement plus contrastée que ce que décrit Charles Stépanoff. En tout état de cause, même en admettant que le mode d’organisation des pêcheurs sédentaires sibériens n’ait pas été celui de l’Amérique, que les prérogatives économiques et politiques n’y étaient pas automatiques, ni même pérennes, l’existence avérée parmi ces groupes de riches et de pauvres suffit à parler de stratification sociale. Je ne vois donc pas en quoi, si ce n’est au nom de subtiles nuances sémantiques, l’exemple sibérien invalide la théorie d’Alain Testart et, par conséquent, la possibilité qu’un stockage massif de ressources au Paléolithique supérieur ait pu, là aussi, conduire à des discriminations socio-économiques. Je ne présage pas que le lien structurel qu’établit Testart entre conservation alimentaire et stratification sociale ne puisse être nuancé, voire même contredit dans certains cas mais, en l’espèce, le soi-disant contre-exemple avancé par Charles Stépanoff ne me paraît pas pertinent.

16Entre conclusions hâtives et réalité édulcorée, la critique de Charles Stépanoff m’apparaît fortement orientée pour ne pas dire partisane. Je crois en déceler la cause. Derrière la question de l’inégalité éventuelle des chasseurs-cueilleurs du Paléolithique supérieur se joue un autre débat. Faire remonter aussi loin l’institution d’inégalités fondées sur la privatisation des ressources et l’intérêt personnel, c’est laisser entendre finalement que le rapport de domination de l’homme sur la nature n’est pas qu’un simple accident de l’histoire (apparu grosso modo avec l’humanisme de la Renaissance), mais qu’il est en quelque sorte consubstantiel à la pensée occidentale. Ce qui pourrait signifier qu’à l’heure du désastre écologique, la possibilité d’échapper à cette logique d’exploitation du milieu naturel serait d’autant plus compromise. Je tiens à dire que cette supposée continuité ontologique est à peine évoquée dans mon livre, puisqu’elle fait simplement office de conclusion sous forme de questionnement. Cette perspective semble néanmoins si inacceptable pour Charles Stépanoff qu’elle le pousse manifestement à rejeter en bloc tout ce qui pourrait aller dans ce sens. J’en veux pour preuve le titre qu’il donne à son texte (« Les hommes préhistoriques n’ont jamais été modernes »). Une affirmation bien catégorique s’agissant d’une période sur laquelle il est peu de dire que l’on ne sait pratiquement rien, mais qui est révélatrice de sa volonté de chasser le mauvais présage par tous les moyens. De fait, Charles Stépanoff ne fait pas mystère de son malaise et il est assez sidérant de voir comment ses considérations personnelles interfèrent sans retenue sur la neutralité minimale qu’exige le jugement scientifique. Ainsi, par exemple, dès le début de son texte, lorsqu’il se demande si « [l]ire l’histoire de l’Occident comme le déploiement d’une essence millénaire, n’est-ce pas le dédouaner de ses responsabilités écologiques actuelles ? » (p. 124). Ou encore à la fin : « Si la modernité est millénaire, si l’Anthropocène remonte à la préhistoire, si l’exploitation de la nature est notre destin, à quoi bon résister ? » (p. 146). Vu sous cet angle, on comprend mieux le sens des réserves de l’auteur. De tels états d’âme, aussi légitimes soient-ils sur le fond, justifient-ils d’aller contre la recherche d’une éventuelle vérité ? L’hypothèse défendue dans mon livre est sans aucun doute discutable, mais qu’elle soit discutée avec un minimum d’objectivité et non pour délit d’opinion, même si la cause est juste. En science comme ailleurs, il faut savoir aussi penser contre soi-même.

Haut de page

Bibliographie

Black, Lydia
1973 « The Nivkh (Gilyak) of Sakhalin and the Lower Amur », Arctic Anthropology 10 (1) : 1-110.

Darmangeat, Christophe
2018 « Art, sédentarité et inégalités : la hutte des glaces au Paléolithique supérieur », L’Homme 227-228 : 113-122.

Guy, Emmanuel
2017 Ce que l’art préhistorique dit de nos origines. Paris, Flammarion (« Au fil de l’histoire »).

Morizot, Baptiste
2016 Les Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant. Marseille, Wildproject (« Domaine sauvage »).

Popov, Alexander N. & Andrey V. Tabarev
2016 « Lords of the Shell Rings : Boisman Neolithic Culture, Russian Far East », in Catherine Dupont & Gregor Marchand, eds, Archéologie des chasseurs-cueilleurs maritimes. De la fonction des habitats à l’organisation de l’espace littoral. Paris, Société préhistorique française : 393-408.

Sutherland, Ivan L. G.
1948 « The Ainu People of Northern Japan », Journal of Polynesian Society 57 (3) : 203-226.

Testart, Alain
1982 Les Chasseurs-cueilleurs, ou l’Origine des inégalités. Nanterre, Société d’ethnographie (« Mémoires » 26).

Watanabe, Hitoshi
1983 « Occupational Differentiation and Social Stratification : The Case of Northern Pacific Maritime Food-Gatherers », Current Anthropology 24 (2) : 217-219.

Wengrow, David & David Graeber
2015 « Farewell to the “Childhood of Man” : Ritual, Seasonality, and the Origins of Inequality », Journal of the Royal Anthropological Institute 21 (3) : 597-617.

Zgusta, Richard
2015 The Peoples of the Northeast Asia Through Time. Precolonial Ethnic and Cultural Processes Along the Coast Between Hokkaido and the Bering Strait. Leiden, Brill.

Haut de page

Notes

1 Rappelons que les paiements sont d’ailleurs l’un des critères majeurs de reconnaissance des sociétés de chasse inégalitaires.

2 Fête rituelle qui réunissait des familles voisines au cours de laquelle un ou plusieurs ours élevés en captivité étaient tués et mangés pour célébrer l’esprit de l’ours considéré comme le maître de la forêt. Le sacrifice revenait à renvoyer l’esprit de l’ours dans son habitat d’origine, la forêt, afin que, reconnaissant, il rende celle-ci giboyeuse.

3 Le territoire des Ainou s’étendait du nord du Japon, de Hokkaido, aux îles Sakhaline et Kouriles, jusqu’à la pointe sud du Kamtchatka.

Haut de page

Pour citer ce document

Référence papier

Emmanuel Guy, « Quand le « paléolithiquement correct » s’invite dans la discussion »L’Homme, 234-235 | 2020, 245-254.

Référence électronique

Emmanuel Guy, « Quand le « paléolithiquement correct » s’invite dans la discussion »L’Homme [En ligne], 234-235 | 2020, mis en ligne le 14 octobre 2020, consulté le 08 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/37552 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lhomme.37552

Haut de page

Auteur

Emmanuel Guy

manuguy@free.fr

Du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search