1Que fait le musée aux objets ? Que fait le musée à ses publics ? Quel est cet « effet musée » qui s’exerce au moment d’acquérir et de collectionner les objets, de les exposer et de les expliquer, afin d’émouvoir les visiteurs et de mobiliser les partisans de l’institution ? Ce sont autant de questions qui sont abordées ici dans quinze contributions de jeunes chercheuses et d’universitaires confirmés en histoire de l’art, muséologie et histoire culturelle, réunies par l’historien Dominique Poulot. Ce quatorzième volume de la collection Histo.Art offre un aperçu contrasté de la diversité des regards pouvant être posés aujourd’hui sur le musée, entre inimitiés et amitiés selon que l’on y voit un outil de propagande au service de la légitimation du pouvoir, un lieu où « meurent » les objets ou, au contraire, un « théâtre de la mémoire » (p. 102) qui préserve les témoins matériels de vies passées.

2L’évolution des dispositifs muséographiques est retracée dans différentes articles. L’agencement des period room du xix^e siècle, « dispositif artificiel conçu ex nihilo, à des fins exclusivement didactiques, pour inventer une ambiance là où, précisément il n’y en a pas » (p. 16), est par exemple illustré par l’étude de Maddalena Napolitani sur le musée des minéraux de l’École des mines de Paris. La notion d’ambiance a été à nouveau considérée dans les salles d’atmosphère du début du xx^e siècle, qui regroupaient des œuvres de la même période avec une hétérogénéité stylistique (pp. 17-18) – à l’instar du musée du Trocadéro étudié par Susana Stüssi Garcia –, et ce, dans l’intention de développer progressivement l’intérêt pour ce que l’on nomme aujourd’hui l’« expérience immersive ». Il s’agissait donc déjà de produire un « effet musée » sur les visiteurs en cherchant à ce que les agencements scéniques proposés aient un impact sur eux.

3Présentant cette chronologie des évolutions muséographiques ainsi qu’une brève historiographie remontant à la fin du xviii^e siècle, l’introduction de Dominique Poulot replace l’ouvrage dans le paysage des débats sur la légitimité du musée, spoliateur ou refuge des arts. Il mentionne notamment la figure d’Antoine Quatremère de Quincy (1755-1849), qui condamnait fermement les prises et transferts d’œuvres à l’époque où la France révolutionnaire souhaitait, avec les confiscations militaires des campagnes du général Bonaparte, mettre « Rome à Paris » (p. 11) pour enrichir les collections du tout jeune musée du Louvre. Il dénonçait tout déracinement des objets de leur contexte d’origine : « diviser c’est détruire », écrivait-il dans une lettre de 1796 (cité par Poulot, p. 12) dont la teneur polémique résonne aujourd’hui encore. Ainsi Marie Hoffman s’interroge-t-elle sur la représentation des musées dont les collections ont été constituées grâce à la colonisation, et sur leur traitement de l’altérité : ils peuvent être vecteurs de souffrance et de colère pour les communautés expropriées, mais aussi susciter de la gêne et de l’indignation chez les publics qui y entrevoient une forme de légitimation de la domination coloniale (p. 291).

4Le musée peut en outre être perçu comme un « tombeau » pour les objets détournés de leur destination première. Morgane Weinling voit, en effet, dans l’exigence de classification du musée une cause de l’oubli de certaines œuvres, telles celles des paysagistes français rangés sous la catégorie d’« école de 1830 » longtemps dénigrée par les acteurs de la sphère muséale. Judith Dehail, quant à elle, conteste âprement la dimension d’exceptionnalité des logiques de conservation qui réduisent les objets au silence, en l’occurrence ici les instruments de musique. Une telle conception se rencontre également dans les musées communautaires, tenus de s’adresser tout à la fois aux membres de la communauté concernée et au grand public, où les premiers qui connaissent la valeur cultuelle et d’usage des objets peuvent alors les considérer comme « morts » (p. 289). Cette complexité des modes de perception des contenus muséaux est abordée par Isidora Stanković à partir du cas du musée d’Art et d’Histoire du judaïsme à Paris.

6Les contributeurs observent également l’effet de l’institution muséale sur les publics lorsqu’elle cherche non seulement à émouvoir mais aussi à mobiliser. Le musée peut ainsi être un outil de propagande, par exemple en servant ouvertement de vitrine aux politiques expansionnistes européennes. C’est ce que montrent Susana Stüssi Garcia à propos des collections américaines du musée du Trocadéro honorant, à la fin du xix^e siècle, la mission civilisatrice de l’ethnologie française, ou encore Béatrice Falcucci au sujet de la mise en scène des martyrs militaires dans les expositions coloniales italiennes destinées à « faire nation », pendant la période fasciste. Le musée peut aussi être utilisé à des fins de légitimation du pouvoir en actualisant une mémoire collective pour, cette fois, « faire communauté ». Tel est le cas de l’entreprise de rénovation des objets de la collection de l’armurerie royale, la Real Armería de Madrid, entre 1880 et 1894, au moment de la restauration monarchique des Bourbons en Espagne : Élodie Baillot explique qu’en soutenant cette entreprise qui valorise une collection issue des Rois catholiques, Alphonse II s’approprie cet héritage pour asseoir sa légitimité (p. 64). Enfin, l’« effet musée » apparaît dans des projets à vocation économique. C’est ce que souligne très bien Aziza Gril-Mariotte dans son article sur l’exposition des objets industriels en France au xix^e siècle, où « aucune barrière ne devait séparer le manufacturier de l’artiste » (p. 177). Le but avoué était de favoriser l’émulation entre fabricants pour stimuler la relance économique française, l’enjeu de l’« effet musée » étant alors d’influencer ou d’avoir un impact sur les goûts des consommateurs. Cette finalité muséale accompagne également l’essor de l’industrie touristique européenne au milieu du xix^e siècle, ainsi qu’on peut le lire à travers l’étude de Sandra Costa sur les guides de voyage de Louis Viardot, en particulier celui dédié aux Musées d’Italie qui connut un grand succès éditorial, entre 1842 et1859, en faisant des visites de musées une expérience émotionnelle « résolument moderne » (p. 245).