2Chez ce volatile des milieux arides, Zahavi a discerné « un mécanisme plus vaste que celui de la sélection sexuelle, dont elle ne sera qu’un sous-ensemble : le mécanisme de la sélection des signaux » (p. 107), développé dans la « théorie du handicap » ou « théorie du signalement fiable ». Selon cette théorie, des traits morphologiques, qui pourraient apparaître comme une faiblesse chez certaines espèces parce que cela les rendrait plus repérables par les prédateurs, deviennent un atout lorsqu’ils sont mis en scène pour montrer leur capacité à les surmonter et prouver ainsi leur force.

3Dans le laboratoire de Zahavi, Vinciane Despret a elle-même observé comment « les cratéropes […] semblent même parfois entrer en conflit pour le privilège d’aider ou d’offrir » et la façon dont « ils dansent en groupe » (p. 7). Le comportement de ces oiseaux réunit « deux paradoxes de la sélection naturelle : l’altruisme et l’extravagance des signaux de la sélection intraspécifique » (p. 23). Après un rappel détaillé du contexte théorique, l’autrice décrit de quelle manière Zahavi essaie de résoudre ces paradoxes chez le cratérope, en suivant un « processus qui […] transforme une métaphore en catachrèse […] comme le pied-de-biche ne désigne plus l’objet par analogie avec sa forme naturelle, mais désigne la chose elle-même. Preuve en est qu’il n’y a plus d’autres mots pour la désigner » (p. 156). Donc si la métaphore échoue à respecter « la logique vivante des comparaisons, […] [elle] n’est plus une […] et fonde un sophisme » (Id.). Les failles de la théorie de Zahavi et leurs conséquences seront démontrées à la fin du livre (« Les modèles et les fictions », pp. 150-171).

4Néanmoins, dans son analyse de l’interprétation de Zahavi, Vinciane Despret souligne avant tout les analogies entre ses arguments éthologiques et les comportements humains. Pour mettre en lumière ces correspondances, la philosophe utilise le terme « détisser » : « Il s’agi[t] de “détisser” les liens du contexte de la construction des représentations du cratérope, d’observer comment les attentes de l’observateur avaient pu produire l’existence d’oiseaux extraordinaires » (p. 12). Mais lorsqu’elle doit montrer quelles étaient les « attentes » de Zahavi, elle avoue cependant les limites d’une telle enquête : « [J]e ne peux pas savoir, de ce que l’animal fait et de ce que l’auteur interprète de ce faire, lequel va produire l’existence de l’autre » (p. 18). Elle précise également que son étude vise à décrire les « produits de la relation entre un texte et une mise en scène » et « comment le texte ne peut autoriser n’importe quelle mise en scène, et comment la mise en scène donne son sens particulier au texte » (p. 23). On retrouve un exemple de ce « détissage » quand Vinciane Despret note que, dans certaines théories, « les animaux altruistes paraissaient bel et bien utiliser des stratégies basées sur la réciprocité » (p. 50), au point que « le monde réel semblait se conformer à ce que le monde virtuel informatique avait créé » (Id.).

5Le questionnement initial sur les observations de Amotz Zahavi conduit alors la philosophe à la problématique suivante : « [Q]u’est-ce que notre discours éthologique nous apprend de nous ? […] [C]omment arrivons-nous à penser qu’un animal est le même, comment en arrivons-nous à penser qu’il est le différent ? » (p. 9, italiques de l’autrice). En d’autres termes, Vinciane Despret essaie de « faire de la zoologie une leçon d’anthropologie » (p. 149). Invoquant des scientifiques d’envergure comme Charles Darwin, Konrad Lorentz, Richard Dawkins ou Stephen Jay Gould, elle souligne ce qu’elle appelle « notre tendance à faire de l’histoire naturelle une histoire morale » (p. 55). Ainsi, l’histoire de l’éthologie devient pour elle une fenêtre sur le « nous », qui « raconte […] nos croyances, nos utopies, et la manière donc nous construisons ce qui nous définit et nous constitue par rapport à l’animalité » (p. 23).

6Cet effort pour extraire une anthropologie de l’éthologie finit par révéler une « hypothèse fondamentale inaccessible » : « Comment étaient [les animaux] avant que je ne commence à les regarder ? » (p. 20). En outre, comment connaître la nature des cratéropes avant ou sans le regard de l’éthologue, si « le monde barré par notre Umwelt ne nous donne comme signal que ce qui nous signale avant tout à nous » (p. 157) ? La possibilité d’une réponse ne peut se trouver, selon Vinciane Despret, que dans la combinaison équilibrée d’une « recherche éthique, esthétique et éthologique » (p. 109), exposée en ces termes : « “Qui suis-je, comment est mon regard pour que tu m’apparaisses tel que tu es ?”, ainsi que : “Qui es-tu pour que je te voie ainsi ?”. La première question sans la seconde nous ramène à un constructivisme stérile, la seconde sans la première, à un réalisme dogmatique. Ensemble, elles forment l’instant de l’équilibre, le meilleur moment pour penser les choses en termes dynamiques, relationnels et complexes » (Id.). C’est en démontrant que la recherche de cet équilibre dépasse la déconstruction d’une éthologie particulière, que Vinciane Despret admet tout l’intérêt de contribuer « à effacer le grand partage moderne entre nature et culture » (Id.).

8Malgré cette absence tant d’ethnographies des connaissances populaires sur les oiseaux que de théories ethnologiques sur des phénomènes fréquemment mentionnés (comme réciprocité, rituel, danse et, surtout, transmission d’informations entre non-humains), La Danse du cratérope écaillé reste un livre captivant pour tous ceux qui s’intéressent aux relations entre humains et non-humains.