Sophie A. de Beaune, Préhistoire intime. Vivre dans la peau des Homo sapiens
Sophie A. de Beaune, Préhistoire intime. Vivre dans la peau des Homo sapiens. Paris, Gallimard, 2022, 368 p., bibl., index (« Folio. Histoire » 316).
Texte intégral
1Il est rare, en préhistoire, de lire des ouvrages qui modifient notre perception des choses et tracent des axes de recherches innovants. Tel est le cas du présent livre, au style nerveux et rythmé. La préhistorienne Sophie A. de Beaune y dresse le bilan de plusieurs années de recherches sur des chemins qui, semblait-il, ne devaient mener nulle part, mais qu’elle a défrichés et repeints en allées de briques jaunes à l’horizon desquelles la Cité d’émeraude de nouveaux concepts ouvrira ses portes aux audacieux. De quoi s’agit-il ici ? D’abord, elle entend adresser « une sorte de pied de nez » à ceux « qui prétendent qu’on ne sait rien et qu’on ne saura jamais rien ni de la vie quotidienne ni de l’intimité de nos ancêtres européens » (p. 11). Il suffit, selon elle, de rouvrir les inventaires, d’annoter les publications, de revenir aux objets et aux sites, pour découvrir qu’une « archéologie du corps » est possible, et ce, à condition bien sûr de se garder des raccourcis faciles et des présupposés idéologiques : « [J]e veillerai à justifier chacune de mes assertions en présentant les indices me permettant de les avancer » (p. 12).
- 1 Pour une approche des perceptions sensorielles des hommes et des femmes de la préhistoire, cf. auss (...)
2Sophie A. de Beaune se restreint à Homo sapiens dans sa version paléolithique supérieur (« Cro-Magnon »), c’est-à-dire entre environ -45 000 et -9000 ans, car notre « commune humanité » offre l’opportunité d’en inférer quelques indices, tant au niveau cognitif que sensitif ou comportemental1 : « s’il n’existait pas un fond commun partagé par l’ensemble des Homo sapiens, je dirais de manière un peu provocante que nous ne ferions pas de l’anthropologie et de l’archéologie, mais de l’éthologie et de la paléontologie » (p. 28). S’appuyer sur ce fond commun et recourir à la comparaison avec d’autres sciences humaines lui permettent de se constituer un référentiel actualiste, ce qui ne serait pas possible avec les homininés les plus anciens dont les modes de vie nous sont totalement inaccessibles. Certes, Sophie A. de Beaune n’ignore rien de la variabilité des modèles sensoriels au sein de sociétés humaines, ni de leur « “combinatoire”, qui diffère selon les personnes et les sociétés » (p. 158). Or, si l’expression culturelle des sens varie, la perception sensorielle reste la même pour tous les humains qui réagissent à des stimuli tangibles. C’est ce qu’illustrent, entre autres, le choix de roches plus dures pour débiter le silex, ou celui de matières abrasives comme l’ocre pour polir les outils ou les figurines en ivoire et en bois de cervidés. Ces choix s’opèrent par le toucher et la vue, qui devaient donc être sensiblement les mêmes que les nôtres.
- 2 Ce n’est qu’au Néolithique que s’éclaircira la peau des Sapiens engagés sur des territoires plus se (...)
3Sophie A. de Beaune considère ainsi comme de véritables objets d’étude des questions habituellement reléguées aux introductions et conclusions d’ouvrages de synthèse, en tant qu’options théoriques peu sérieuses ou élucubrations de préhistoriens poètes. Après avoir abordé l’apparence physique des Homo sapiens (notamment le moment de la diminution de leur pilosité ou leur couleur de peau foncée2), elle se penche sur des indices indirects suggérant des interprétations en creux : l’apparition des poux de corps, par exemple, renseigne sur l’adoption de vêtements portés régulièrement (les poux de tête et d’aine migrent vers les zones encore pileuses, alors que les poux de corps s’accrochent aux vêtements), ou encore l’observation de phalanges de pieds plus graciles indique le port de chaussures. Les instruments servant à travailler les peaux et cuirs, non seulement confirment la confection de vêtements cousus et adaptés, mais informent aussi sur les gestes techniques et les postures corporelles, tandis que les études expérimentales et les analyses osseuses permettent d’envisager les pathologies, blessures et autres traumatismes dont souffraient ces populations anciennes. Tout cela peut sembler évident : « on se doute bien que les Paléolithiques ne faisaient pas des choix techniquement absurdes ! » (p. 168). Encore fallait-il en prendre la mesure. Deux chapitres passionnants sont consacrés : 1) aux sensations : tenter de retrouver ce que nos ancêtres pouvaient « Voir, entendre, sentir, toucher » (chap. IV) s’apparente à une démarche « hasardeuse » mais « pas tout à fait vaine » (p. 157) puisque, même si la « combinatoire » (p. 158) des sensations dépend des personnes et des univers sociaux, la perception sensorielle reste, nous l’avons rappelé, la même pour tous les humains. Une approche actualiste est donc possible, à mener avec de grandes précautions, bien entendu, tellement les indices sont « minces » (p. 190) : c’est ainsi que l’on peut s’intéresser à la granulométrie des roches, à la plasticité des argiles, à la portée lumineuse des lampes à graisse, à l’acoustique des grottes ornées, à la tolérance olfactive aux odeurs (celles des foyers ou des pièces de viande), à la reconnaissance gustative des espèces végétales ou aux choix gastronomiques opérés, comme autant de pistes pour de futurs axes de recherche, en collaboration avec les ethnologues et les historiens ; 2) aux émotions : allant toujours plus loin dans l’exploration de l’intime, dans « Aimer, entourer, protéger » (chap. V) l’autrice discute en particulier de l’empathie, de l’amour maternel, du statut de la femme et de l’enfant. Le rapport au corps est lui aussi abordé à partir de déductions tirées du traitement des morts par les vivants, ou de tentatives d’interprétations des représentations humaines, plus nombreuses dans l’art mobilier (notamment pour ce qui concerne les statuettes féminines) que dans l’art pariétal, à l’exception des empreintes de mains, positives ou négatives, complètes ou mutilées, de toutes tranches d’âge et des deux sexes, abondamment figurées sur les parois des cavernes.
4En conclusion, bien que le livre soit consacré à Homo sapiens, Sophie A. de Beaune rappelle que l’essentiel de leurs traits spécifiques sont déjà présents chez leurs ancêtres et chez leurs cousins néandertaliens, la différence étant alors plutôt de degré que de nature : « plus surprenant encore, il semblerait que les choix techniques qui mettent en œuvre le toucher sont bien antérieurs à l’émergence du genre Homo, ce qui va dans le même sens que les études sur les capacités cognitives nécessaires à l’invention technique, qui montrent que ces aptitudes sont en place bien plus tôt que ce qu’on a longtemps pensé » (pp. 282-283). Reste « l’aptitude à figurer le monde » (p. 283), l’émergence de l’art qui, pour certains, résulterait d’un « Rubicon » cérébral, une évolution des capacités cognitives due au développement et au rapprochement d’aires cérébrales jusqu’alors séparées. Mais, là encore, une analyse des données disponibles témoigne qu’il y eut plutôt une évolution « en mosaïque » (p. 285), « sans saut qualitatif ni cognitif » (p. 286), que l’autrice voit comme un long processus à partir du règne animal, avec la prise en compte de capacités naturelles qui ont été perfectionnées et engagées sur des voies nouvelles au fur et à mesure des rencontres et des brassages. Ce livre, extrêmement dynamique et motivant, devrait contribuer à revitaliser la recherche en préhistoire, qui a parfois tendance à ronronner.
Notes
1 Pour une approche des perceptions sensorielles des hommes et des femmes de la préhistoire, cf. aussi Sophie A. de Beaune, « Le proche et le lointain : la perception sensorielle en préhistoire », L’Homme, 2018, 227-228 : 69-100 (en libre accès : https://journals.openedition.org/lhomme/32967).
2 Ce n’est qu’au Néolithique que s’éclaircira la peau des Sapiens engagés sur des territoires plus septentrionaux que les régions tropicales d’où nous sommes issus.
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Référence papier
Romain Pigeaud, « Sophie A. de Beaune, Préhistoire intime. Vivre dans la peau des Homo sapiens », L’Homme, 246 | 2023, 153-155.
Référence électronique
Romain Pigeaud, « Sophie A. de Beaune, Préhistoire intime. Vivre dans la peau des Homo sapiens », L’Homme [En ligne], 246 | 2023, mis en ligne le 22 août 2023, consulté le 25 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/47164 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lhomme.47164
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