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Comptes rendus

Alain Schnapp, Une histoire universelle des ruines. Des origines aux Lumières

Rémi Hadad
p. 155-159
Référence(s) :

Alain Schnapp, Une histoire universelle des ruines. Des origines aux Lumières. Paris, Le Seuil, 2020, 744 p., bibl., index, fig. (« La Librairie du xxie siècle »).

Texte intégral

1Il est des monuments qui commencent par gagner le silence avant d’engendrer les commentaires. Monumentale, l’Histoire universelle des ruines que nous propose Alain Schnapp l’est à bien des égards. Fruit d’une recherche au long cours, elle impressionne d’abord par ses dimensions matérielles et l’étendue du propos. Disons-le d’emblée : la maladroite référence à une simple et linéaire trajectoire « Des origines aux Lumières », que l’éditeur a retenue comme sous-titre, ne rend aucunement justice au contenu. Car l’auteur ne s’attache pas à retracer la généalogie d’un motif ruiniste par trop familier ; il entreprend une vertigineuse enquête comparative à l’occasion d’un parcours qui déroute et multiplie les perspectives. Le livre force ensuite le respect par une érudition que l’on peine à imaginer sous une autre plume. Ici, l’archéologue arpente les restes d’un monde gréco-romain tout à la fois habité par le glorieux passé homérique et la mauvaise conscience du martyre répété des villes depuis Troie (chap. II). Là, il prolonge le regard vers la civilisation arabo-islamique, où les modestes vestiges du campement, dans lesquels le poète de la jāhilīya cherche la trace fugace de l’être aimé, sont une épreuve toujours déjà adressée à une mémoire forgée à l’ombre des grandes cités abandonnées, qui préfigurent le déclin de toutes les autres, même des plus neuves (chap. V). Entretemps, l’auteur confronte l’importance de l’écriture pour les anciens Égyptiens et Mésopotamiens, expression d’un rapport obsessionnel à la trace comme réponse à un sentiment exacerbé de la finitude des œuvres et du souvenir (chap. I), à son rôle dans la sphère culturelle chinoise comme vecteur pérenne du sens et de l’être dans le mouvement continu et la reconstruction perpétuelle (chap. III). La digestion d’un tel ouvrage prend du temps, elle n’en est que plus bénéfique. C’est ce qui finit d’asseoir sa tranquille et sereine monumentalité dans le bruit des publications éphémères et des modes académiques. Il a été écrit pour durer.

2« Qu’est-ce qu’une ruine ? », demande l’introduction. Ici encore, l’amorce peut tromper. Car le texte opère sans prédéfinir son objet, ni aboutir à une formule unique. C’est là sa force. Certes, il part de l’intuition exprimée par les Lumières qu’il existe une universalité des ruines, au-delà de la valeur que chacune d’elles possède en tant que document historique dans son contexte. La phrase de Chateaubriand selon laquelle « tous les hommes ont un secret attrait pour la ruine [qui tient à] une conformité secrète entre ces monuments détruits et la rapidité de notre existence » (cité p. 10) est revendiquée comme axiome. Mais c’est pour immédiatement l’éprouver à travers des objets-limites qui révèlent les mêmes tensions, entre mémoire et oubli, inquiétude et admiration, sans pour autant suivre de forme canonique. Il ne s’agit alors pas de juger de la qualité de ruine, mais d’en dessiner les contours extrêmes et, par là, d’en dégager les traits significatifs jusque dans des lieux et pratiques où l’on refuse l’idée même de la trace matérielle comme support d’une mémoire collective. Ainsi de l’aire sacrificielle de l’Inde védique, véritable « anti-architecture » bâtie toujours à l’identique mais à un endroit différent, marqué par un sillon dans le sol, afin d’assurer momentanément l’ordonnancement continuel du monde par un geste de renoncement (p. 43). Ainsi également de certains objets de mémoires océaniens, telle que la statuaire funéraire malanggan de Nouvelle-Irlande, qui doit être abandonnée après le rituel pour que son image perdure, d’où sa propension à remplir les musées ethnographiques (pp. 38-40). On peut toutefois regretter que l’auteur juxtapose ce dernier exemple avec celui des churinga aranda (ou arrernte) du désert central australien. Au cœur de mille et une discussions anthropologiques, ceux-ci apparaissent sous cet angle davantage comme une illustration, symétriquement inverse, d’objets-monuments que la durée transgénérationnelle destine au secret, dans un contexte culturel aborigène où tout est trace. Loin d’éprouver les limites de la ruine, ils en constitueraient donc plutôt la démonstration. Ce faisant, ils confirment néanmoins le principal acquis de cette entrée en matière : « Définir la ruine comme le travail du temps sur un édifice relève d’une sorte de biais européocentriste […]. Si on admet son universalité, il faut en accepter la diversité » (pp. 40-41). Ce parti pris ouvre grand la porte à la reconnaissance d’un sentiment de la ruine, puissant et univoque, non seulement là où elle n’est pas soupçonnée, mais aussi là où l’on est réputé l’avoir négligée, voire consciencieusement rejetée : dans la chrétienté de l’Occident médiéval, pourtant accablée par le souvenir de l’Empire, travaillée par une fascination du passé païen et traversée par ces fragments de sainteté que sont les reliques (chap. IV) ; dans l’historiographie juive, comparativement sourde aux cadres matériels de la mémoire, mais où le Temple plusieurs fois détruit s’est fait Livre et renvoie l’écho des colères divines comme autant de promesses réitérées (pp. 97-100) ; ou encore dans la tradition picturale bouddhiste, dont l’inclination à penser la détérioration des choses se tourne vers d’autres supports – paysager, corporel, végétal – non moins éloquents que celui d’un château décrépit ou d’une église effondrée (chap. III).

3Face à une telle somme, à peine oserait-on signaler quelques lacunes. Une place intéressante est réservée à l’Amérique dans le chapitre sur la Renaissance, lorsque la ruine, loin de se réduire à une seule conquête de la raison humaniste, s’objective soudainement par un double jeu de mise à distance et d’appropriation (chap. VI). Mais l’on se demande si la notion élargie de ruine ne permettrait pas également de rendre justice à certaines pratiques architecturales qui ont, jusque-là, déjoué les cadres européens de l’intelligibilité du rapport à la mémoire monumentale. Ne trouverait-on pas en effet dans la forme des mounds, dont les constructions répétées et la durée propre marquent depuis des millénaires les basses-terres d’Amérique du Nord, le résultat paradoxalement positif d’une alliance entre la volonté de bâtir et l’action de la gravitation ? La ruine simmelienne par excellence, en somme. Chateaubriand les a vus, peut-être (pp. 13-14), du moins il les a décrits. Comment ne pût-il pas faire le parallèle avec les tumuli « celtiques » de l’ancien monde ou avec ceux qui parsèment son Itinéraire de Paris à Jérusalem ? Il est tentant, en tout cas, d’y trouver un exemple paradigmatique de ce « pacte avec la ruine », qui seul permet de « résister à ce continuum qui extrait de la nature des formes que le temps, un jour, inéluctable lui rendra » (p. 657). De même, l’Afrique aurait sans doute pu illustrer davantage la question de la durée paradoxale des lieux, des objets et du bâti. On songe à la grande architecture en terre de Djenné (Mali) ou d’Abomey (Bénin), à la vitalité des fétiches, aux monuments funéraires malgaches… Mais l’universel visé par ce livre ne doit surtout pas être confondu avec une quête d’exhaustivité. C’est un « questionnement des différences » (p. 36). Et Alain Schnapp parvient d’autant mieux à les partager avec son lecteur que, exhumant nombre de ses exemples des grandes traditions littéraires classiques, il prend de court toute attente d’y trouver des préfigurations de l’esthétique de la belle ruine de pierre consacrée par l’esprit romantique.

  • 1 Cf. Alain Schnapp, La Conquête du passé. Aux origines de l’archéologie, Paris, Éd. Carré, 2020 [199 (...)

4Le cadre est ainsi posé pour opérer les mises en relation les moins évidentes, des bronzes de la Chine ancienne, incarnant autant la solidité que les vicissitudes du pouvoir par leur mobilité et leur fonte potentielle (pp. 183-188), aux dépôts de fondation que les Mésopotamiens adressaient à leurs successeurs du plus profond de leurs fragiles monuments de terre (pp. 60-67). La déclinaison potentiellement infinie du propos pourrait laisser croire à une dissolution de l’objet. Il s’y profile en réalité le programme d’une véritable anthropologie comparative de la mémoire matérielle collective. Pour bien l’apprécier, il faut lire en parallèle l’ouvrage, récemment réédité, dans lequel Alain Schnapp proposait une histoire de l’archéologie s’écartant radicalement des poncifs en la matière1. À contre-pied des récits triomphalistes et positivistes de l’émergence de la discipline scientifique, il replaçait celle-ci dans la longue durée des traditions « antiquaires » qui, au moins depuis l’Antiquité, ont recensé, expliqué, actualisé et amassé les traces du passé. Ainsi considéré à travers le prisme de cette multitude analogue de pratiques et de représentations, le rapport archéologique au passé dont la modernité a cru être la détentrice exclusive apparaît comme une variation d’un ensemble plus large, contrainte comme toutes les autres par une situation déterminée. On retrouve la marque de ce travail initial dans la place ici accordée aux étranges pierres et coquillages « sémiophores » ramassés par les humains du Paléolithique (pp. 15-26), comme dans la pratique de collection parfois compulsive des anciens antiquaires chinois ou babyloniens (pp. 88, 212 sqq.).

5Mais l’essentiel est ailleurs : derrière un sujet en apparence plus consensuel, balisé par l’histoire de l’art, s’opère une généralisation de l’intuition archéologique de départ. On résumera ainsi la thèse à laquelle aboutit ce nouveau livre : la ruine n’est pas (que) le produit de la détérioration du monument, elle en est le modèle, la forme élémentaire. Elle le précède. Elle révèle la précarité intrinsèque et constitutive de tout ce qui a prétention à durer. Et en cela, contre le rôle que lui réserve l’esthétique moderne, elle ne cesse jamais d’être subversive. Si une réflexion de Chateaubriand fournit l’axiome de ce livre, la « ruine des ruines » du surréaliste Benjamin Péret, référence cardinale pour l’auteur, en exprime l’orientation profonde. Elle précise l’origine de ce « secret attrait » qui continue même d’habiter ceux qui – fascistes ou petits-bourgeois – aspirent à ériger des édifices trop grands pour eux : « [L]es ruines sont reniées par ceux dont la vie n’est déjà plus qu’une ruine dont rien ne subsistera si ce n’est le souvenir d’un crachat », écrivait le poète en 1939 (cité p. 19). Derrière l’inoffensif objet de contemplation, c’est une histoire radicalement nouvelle et transgressive de la monumentalité que ce livre commet.

6Aussi cette histoire universelle des ruines n’est-elle ni l’histoire de la ruine universelle des modernes ni celle de son universalisation. Notre propre sensibilité apparaît au contraire bien terne face à ce défilé d’attitudes à la fois semblables et contrastées. On aurait pu souhaiter un traitement systématique plus apte à en organiser les nuances. Mais la manière avec laquelle Alain Schnapp interroge, dans leur épaisseur, traditions poétiques et pratiques matérielles permet justement de dépasser la seule caractérisation des différentes représentations culturelles de la ruine. Il met ainsi en relief ce qui les rapproche, dans la diversité de chaque corpus, et notamment dans les hésitations et les affects qui les traversent. Des parallèles se démarquent sans épuiser la question : la pratique des spolia, la distinction entre le reste et l’empreinte (alal/athar, ruina/vestigia, qiu/ji...), la vanité des œuvres, le fragment mnémonique, l’authenticité de la patine, ou encore la relation dialectique que la ruine semble inévitablement tisser avec l’écriture dans leur rapport complémentaire à la mémoire. Ce dernier point est à l’origine d’une réflexion hugolienne sur le lien entre la littérature et l’architecture comme deux modalités de la trace que l’auteur poursuit tout au long de l’ouvrage : « [O]n plantait une pierre debout, et c’était une lettre, et chaque lettre était un hiéroglyphe » (Victor Hugo, cité p. 656). La forme même du texte étaye la réflexion, car le présent livre n’accède à la monumentalité qu’en s’assumant lui-même comme ruine, tout à la fois loquace et silencieuse, en procédant par accumulation et création de liens par-delà les couches du temps, « pas seulement celles d’où proviennent les découvertes, mais aussi et surtout celles qu’il a fallu traverser auparavant » (Walter Benjamin, cité p. 656), sans hésiter face aux méandres que présente le cours de la pensée antiquaire, s’y perdant parfois assurément, mais non sans en exhumer de lumineux rapprochements.

7Il ressort de cet itinéraire l’étrange et vivifiante sensation que le passé a pu avoir plus de saveur dans le passé. Et que l’historiographie moderne, sans doute, n’a pas été suffisamment sensible à ce que l’archéologie avait à lui apporter, non dans une fonction documentaire qui réduit la ruine à une valeur commémorative ou à un particularisme indiciel, mais dans l’intimité qu’elle seule sait cultiver avec la durée des choses. Reste l’écriture… La ruine contemporaine n’est pas l’objet de ce livre. Elle aurait menacé de redoubler le regard d’une douleur d’autant plus hideuse qu’elle est esthétique. On la retrouve néanmoins à travers quelques figures qui explorent sa représentation, mais seulement en ce qu’elle rompt avec le motif. Alain Schnapp conclut ainsi en montrant comment les écrivains de l’imaginaire, Jorge Luis Borges, Franz Kafka et Ismaïl Kadaré renouent avec une sensibilité ancienne qui interroge les angles morts de la fascination moderne pour la ruine, ou plutôt ces manquements, dans son rapport inextricablement constitutif et subversif avec le temps monumental.

  • 2 Cf. Sigmund Freud, Cinq Leçons sur la psychanalyse, suivies de Contributions à l’histoire du mouvem (...)

8Quitte à évoquer par la métaphore cette face imparfaitement refoulée de la modernité, prolongeons à notre tour le diagnostic. Dans un texte fondateur pour la psychanalyse, mais qui aurait pu l’être tout autant pour l’archéologie, Freud comparait le névrosé à un Londonien qui ne pourrait s’empêcher de pleurer devant le Monument au Grand Incendie (The Monument), bien que la ville ait été reconstruite depuis longtemps. « Les hystériques », disait-il, « souffrent de réminiscences »2. Le « pacte avec la ruine » dont Alain Schnapp dresse ici le portrait protéiforme est ce qui permet d’affronter les affects et les pulsions que le monument, abandonné à lui seul, risque toujours de convertir en symptômes confus et incompris. L’imagination et la sensibilité dont ont fait preuve les humains en la matière, à travers toute l’histoire des rapports sociaux à la mémoire, mettent en lumière notre propre vulnérabilité face à la ruine, perçue tantôt comme une menace, une obscénité qui met en péril les aspirations de plus en plus dogmatiques de la création à l’éternel présent, tantôt comme un spectacle, pornographie de la ruine médiatisée, virtuelle, dévitalisée par l’image. Les deux dimensions se recouvrent de plus en plus souvent, dans la destruction récente de Notre-Dame qu’il faut reconstruire à l’identique comme pour conjurer le temps, ou dans celle télévisée d’un patrimoine culturel des confins, source infaillible d’une indignation aussi puissante qu’éphémère – cette même indignation qui le désigne pourtant comme cible... Face à ces sinistres témoignages de notre incapacité à nous saisir de la ruine, et nous oblige à la subir, ce livre fournit des matériaux susceptibles d’éclairer d’un jour ancien les névroses patrimoniales de notre temps.

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Notes

1 Cf. Alain Schnapp, La Conquête du passé. Aux origines de l’archéologie, Paris, Éd. Carré, 2020 [1993].

2 Cf. Sigmund Freud, Cinq Leçons sur la psychanalyse, suivies de Contributions à l’histoire du mouvement psychanalytique. Trad. de l’allemand par Yves Le Lay et Samuel Jankélévitch ; préf. de Frédérique Debout. Paris, Payot & Rivages, 2010 [1910] (« Petite bibliothèque Payot » 1) : 38-40.

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Pour citer ce document

Référence papier

Rémi Hadad, « Alain Schnapp, Une histoire universelle des ruines. Des origines aux Lumières »L’Homme, 246 | 2023, 155-159.

Référence électronique

Rémi Hadad, « Alain Schnapp, Une histoire universelle des ruines. Des origines aux Lumières »L’Homme [En ligne], 246 | 2023, mis en ligne le 22 août 2023, consulté le 24 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/47174 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lhomme.47174

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Auteur

Rémi Hadad

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