2Le ton est donné et le cadre dans lequel la recherche s’inscrit, bien défini ; il est d’ailleurs rappelé tout au long du livre. Malgré la méconnaissance dont elle est souvent l’objet dans les travaux sur le genre en Occident, une telle perspective, ici « centrée sur l’histoire du droit et nourrie par le recul que donne l’anthropologie comparative et historique » (p. 148), montre sa fécondité pour appréhender l’histoire et le présent le plus contemporain de nos propres sociétés. Elle contribue à mettre au jour une « recomposition globale des normes du permis et de l’interdit » (Id.), où la notion de consentement et l’évolution de ses contours occupent une place majeure. Irène Théry choisit le terme de « civilité sexuelle » pour désigner cette « modalité instituée de la vie sociale qui, à travers des mœurs ordinaires référées aux grandes distinctions/relations de sexe, d’âge et de génération, inscrit la vie sexuelle – bien au-delà de sa dimension potentiellement procréative – dans les priorités d’une société et les valeurs fondamentales d’une culture » (p. 242). Or, si le contenu de cette « civilité sexuelle » varie selon les sociétés, elle a aussi beaucoup évolué dans le temps.

5Or, au milieu du xvi^e siècle, un conflit entre « le pouvoir royal qui se développe avec la noblesse et la constitution progressive de l’État » (Id.) et l’Église va entraîner ce qu’Irène Théry appelle la première révolution du consentement. Du point de vue du pouvoir, dans la mesure où l’institution religieuse a seulement pour coutume de demander le consentement des parents mais sans pouvoir l’imposer sous peine de nullité, elle fait abstraction de l’enjeu patrimonial et social au sens large du mariage (Id.). Par conséquent, « le roi Henri II publie un édit “sur les mariages clandestins” qui exige pour tous les enfants de famille, de moins de 30 ans pour les garçons et de 25 ans pour les filles, l’autorisation des parents » (p. 60). Cet événement est la première étape vers la laïcisation du mariage. La deuxième révolution du consentement débute dès le xviii^e siècle puis s’affermit avec la Révolution française, dont la Constitution proclame, en 1791, que « la loi ne considère le mariage que comme un contrat civil » (p. 105) et remet en cause le pouvoir des lignages et des patriarches sur les mariages. Ce changement majeur se renforce encore avec les règles du Code civil (1804) et du Code pénal (1810) napoléoniens. Un « ordre sexuel matrimonial sécularisé » (p. 379) se construit alors et le consentement des futurs époux eux-mêmes à leur mariage se voit valorisé.

6Irène Théry associe la troisième révolution de la perception sociale des relations sexuelles et du consentement aux mouvements féministes de la fin des années 1960 et des années 1970, qui surviennent donc presque deux cents ans après le début de la deuxième et dont les prolongements se sont manifestés ces dernières années avec la mise au jour publique des violences sexuelles faites aux femmes dans tous les milieux. Cette révolution revendique l’égalité entre les femmes et les hommes, et refuse la mainmise de ceux-ci et du corps médical sur les affaires qui les concernent, elles. En 1967, les méthodes de contraception féminine (diaphragme, pilule, stérilet) deviennent légales et la loi dite « Simone Veil », ministre de la Santé du gouvernement Giscard d’Estaing, autorisant l’Ivg est adoptée par le Parlement en 1974. Ces événements marquent le début d’une redéfinition des relations entre les femmes et les hommes, laquelle se poursuit aujourd’hui avec les jeunes générations qui ne veulent plus subir ce que leurs aînées toléraient encore : être payées moins à métier/fonction/responsabilité égales, consacrer bien plus de temps que leurs conjoints aux tâches domestiques, « passer à la casserole » (p. 38), autrement dit accepter des relations sexuelles non totalement consenties. L’autrice souligne, à ce dernier propos, que « le consentement sexuel se détache de l’institution matrimoniale qui en a toujours été le socle et change de sens » (p. 201). La possibilité du « viol conjugal » est le produit de cette révolution de la civilité sexuelle, car l’idée même d’union matrimoniale ne va plus de pair avec le consentement à l’acte sexuel comme c’était le cas auparavant. Désormais, les femmes sont le plus souvent considérées comme de véritables « interlocutrices », égales des hommes et dont la voix compte. Les toutes dernières pages du livre sont consacrées à cette question, en discutant à la fois les dispositions légales récentes sur les rapports sexuels autorisés selon les différences d’âge et de statut entre les partenaires et le principe du consentement explicite dans les manifestations du désir amoureux.

7Moi aussi. La nouvelle civilité sexuelle est un ouvrage qui fera date. Remontant loin dans l’histoire pour comprendre le rapport actuel à la sexualité, au mariage et aux relations intimes (quelle que soit son orientation sexuelle), il est original en ce qu’il mêle adroitement un essai rigoureux de sciences sociales et des pages offrant, en ouverture de chaque partie, des récits d’expériences vécues ou des opinions personnelles émises à partir d’un engagement féministe public. En tant que membre de conseils ayant permis de débattre sur des sujets de société majeurs, qui aboutiront à de grandes lois adoptées par le Parlement (ouverture du Pacs aux couples de même sexe en 1999 ; mariage pour tous en 2013 ; droit d’accès aux origines des enfants nés d’une Pma en 2022), Irène Théry inscrit toujours ses travaux scientifiques dans le mouvement social en cours. Ici encore, elle analyse autant les fondements historiques que les implications sociales probablement à venir, au moyen d’un décryptage minutieux et extrêmement documenté mais qui reste pourtant accessible à tous. Là réside aussi la force du livre.