Mathieu Guérin, À l’ombre du palmier à sucre. Les campagnes cambodgiennes sous protectorat français à travers l’exemple de Kampong Thom
Mathieu Guérin, À l’ombre du palmier à sucre. Les campagnes cambodgiennes sous protectorat français à travers l’exemple de Kampong Thom. Paris, École française d’Extrême-Orient, 2023, 460 p., bibl., index, gloss., ill., cartes (« Monographies » 200).
Texte intégral
1Dans la lignée des Subaltern studies, Mathieu Guérin examine dans cet ouvrage les transformations que la société rurale cambodgienne a connues durant la période du protectorat français (1863-1953), en privilégiant le point de vue et la condition socio-économique des colonisés. La matière de l’étude résulte d’un imposant travail d’exploration, de dépouillement et de recoupement de sources très diverses et parcellaires en langues khmère et française, qu’elles se présentent sous la forme de rapports des résidents et dignitaires locaux, de correspondances, de bilans statistiques, d’archives judiciaires, de rôles d’imposition, ou de témoignages écrits et oraux. L’entreprise est d’autant plus méritoire qu’en 1975 le régime khmer rouge a détruit une part importante des archives administratives du royaume.
2Afin de restituer au plus près la condition paysanne et ses évolutions sur près d’un siècle en tenant compte des paramètres environnementaux et géopolitiques, l’auteur s’inspire d’une méthode typique de l’école des Annales en centrant l’étude sur un territoire restreint, en l’occurrence la province de Kampong Svay, devenue Kampong Thom en 1897, lors d’un redécoupage administratif qui a réduit son périmètre juridictionnel. Plusieurs arguments sont avancés pour justifier ce choix. En premier lieu, Kampong Svay a longtemps été la plus grande province du royaume, tout en étant frontalière avec le Siam et exposée à ses velléités expansionnistes. Elle a été au cœur d’enjeux politiques et administratifs d’autant plus forts qu’elle était excentrée et que l’exercice de l’autorité royale, puis la présence coloniale y étaient faibles. Son étude permet donc de saisir comment, même a minima, l’administration française et l’intégration à l’Union indochinoise ont pu modifier la vie dans les campagnes cambodgiennes. Par ailleurs, l’habitat et l’agriculture de Kampong Svay/Kampong Thom sont représentatifs de plusieurs provinces du royaume. Enfin, sa localisation, en bordure du grand lac Tonlé Sap et au pied des monts Dangrek, est très propice à la prise en compte des trois sphères de production qui structurent les zones rurales cambodgiennes : la riziculture humide, la pêche et l’exploitation des produits forestiers, auxquelles s’ajoute, dans son cas particulier, l’extraction du minerai de fer.
3L’ouvrage est organisé en deux parties, selon un ordonnancement chronologique qui correspond aux deux temps du protectorat. La première section couvre la période 1860-1896, durant laquelle l’administration provinciale est restée sous contrôle khmer, seuls les règles de fonctionnement de l’État central et les régimes de servitude faisant l’objet d’une ingérence croissante du colonisateur. La seconde coïncide avec le contrôle direct de tous les rouages de l’État que vont exercer les Français de janvier 1897 jusqu’au 9 novembre 1953, date de l’accès à l’indépendance. Chaque section compte trois chapitres, qui traitent successivement des aspects politiques, économiques et sociétaux de la vie dans les campagnes, de façon à favoriser la comparaison terme à terme des deux périodes et à synthétiser plus facilement les continuités et changements qu’elle révèle.
4L’historiographie fine que propose Mathieu Guérin remet en cause plusieurs poncifs énoncés par les premiers historiens occidentaux. Loin d’être typique d’une monarchie absolue, comme l’affirmaient certains, le système politique précolonial maillait le territoire d’apanages emboîtés ou imbriqués en une commune hiérarchie, mais aux fonctionnements largement autonomes, voire concurrents. Ces apanages s’articulaient les uns aux autres par des réseaux clientélistes et des rapports d’allégeance relativement lâches, qui conféraient à la gouvernance du pays un caractère très instable. Dans sa chronique des événements, l’auteur montre que les habitants de Kampong Svay subirent, au cours du xixe siècle, de nombreux conflits motivés par la rivalité entre membres de la cour. Dans ce système, il n’incombait pas au roi d’exercer un contrôle administratif direct sur ses sujets. Son pouvoir dépendait plutôt de sa capacité à réguler l’ordre du monde au moyen d’initiatives politiques, d’arbitrages et de rituels à forte charge symbolique. De même qu’ils n’ont pas eu à abolir un absolutisme monarchique inexistant dans les faits, les Français n’ont pas instauré la propriété individuelle des terres, contrairement aux allégations de certains auteurs qui y voyaient un apport de modernité justifiant la mission civilisatrice de la puissance coloniale. Hormis certaines terres, peu nombreuses, relevant du domaine royal, les agriculteurs cambodgiens jouissaient de droits d’usage sur les parcelles qu’ils exploitaient, incluant la possibilité de les transmettre à leurs descendants, de les vendre ou de les mettre en gage.
- 1 Cf. Georges Condominas, ed., Formes extrêmes de dépendance. Contributions à l’étude de l’esclavage (...)
5Mathieu Guérin consacre de longs développements à la hiérarchie des statuts et aux codes de conduites (cpāp) qui régissaient les droits individuels, les normes de comportement et les rapports sociaux dans la société précoloniale. La condition dominante était celle d’anak jā, dont l’auteur conteste la traduction courante par « homme libre ». En effet, explique-t-il, la notion de « liberté » n’existe pas dans les sources khmères de l’époque, l’anak jā étant plutôt conçu comme un « homme de bien », en possession de tous les attributs qui définissent la dignité humaine. Il est néanmoins astreint à des corvées et à une fiscalité pouvant s’avérer très pesantes lorsque l’encadrement social qui le lie systématiquement à un dignitaire-patron est miné par la concussion. L’esclavage, pour sa part, n’impliquait qu’une petite fraction de la population (8 à 10% à l’échelle du royaume, hors servitude réversible pour cause d’endettement), loin des pourcentages de l’ordre de 30% avancés par les Français pour légitimer la colonisation. Confirmant des études antérieures entreprises à l’échelle de l’Asie du Sud-Est1, Mathieu Guérin décrit des régimes de dépendance bien moins attentatoires à la dignité humaine que les formes extrêmes mises en œuvre dans d’autres parties du monde. Lorsqu’en 1897 les Français imposeront leur gouvernance au nom de la modernisation du pays, ils feront signer au roi Norodom une ordonnance d’abolition de l’esclavage. Si cette mesure va conduire à l’émancipation rapide des esclaves de la classe nobiliaire et du clergé, l’auteur note que la forme de dépendance que constitue l’engagement pour dettes restera néanmoins une réalité des campagnes pendant toute la période du protectorat et même au-delà.
6Entre 1884 et 1897, les colonisateurs avaient commencé à mettre en place un embryon d’État centralisé. Durant les deux premières décennies du xxe siècle, ils réorganisent en profondeur l’administration territoriale cambodgienne à partir du modèle métropolitain. Les villages sont regroupés en communes et, pour servir le nouvel appareil bureaucratique, des écoles spécialisées forment une génération de fonctionnaires salariés, censée remplacer les anciennes élites corrompues opérant sur le mode du patronage. Or, les développements de la seconde partie de l’ouvrage montrent que ces réformes vont partiellement échouer. La greffe de la commune ne prendra jamais, tant elle faisait peu sens pour les Khmers. De plus, l’ancienne élite se révélera prompte à convertir sa prééminence statutaire en capital éducatif et s’arrogera tous les postes de pouvoir au sein de la nouvelle administration. Elle parviendra de la sorte à pérenniser le rôle structurant des rapports de patronage et la pratique répandue de la concussion.
7Un autre échec est le développement de grandes plantations commerciales, gérées par des concessionnaires français, afin de « moderniser » l’agriculture locale. À l’échelle de Kampong Thom, très peu de colons s’engagèrent dans le processus et leurs exploitations restèrent de taille modeste. Les raisons de cet échec, selon Mathieu Guérin, tiennent à la conjonction de plusieurs facteurs : la faible capacité d’investissement des quelques entrepreneurs implantés sur place, aggravée par le caractère embryonnaire du réseau bancaire local et par les retombées de la crise financière de 1929, ainsi que l’aménagement très tardif d’un réseau routier asphalté supposé désenclaver la province. Seules les pêcheries riveraines du Tonlé Sap connurent un fort essor, mais les fermiers chinois s’attribuèrent rapidement le monopole de leur exploitation. Plus largement, les Chinois, organisés en congrégations par lieu d’origine ou de résidence, se posèrent en intermédiaires obligés du négoce des produits agricoles lorsque celui-ci s’ouvrit au commerce international, dans les dernières décennies de la colonisation. L’accès de leurs productions aux marchés mondiaux ne profita que très marginalement à la grande masse des petits exploitants khmers. Leurs conditions matérielles d’existence évoluèrent peu par rapport à l’époque précoloniale. Certes, la vente d’une part de leurs récoltes et l’émergence d’un salariat agricole contribuèrent à la monétarisation de leurs revenus. Cependant, les aléas climatiques, le taux élevé d’endettement, la corruption endémique et la pression fiscale croissante se conjuguèrent pour agir en puissants facteurs de paupérisation, au point qu’à la fin de la colonisation l’auteur estime que près d’un tiers des paysans de Kampong Thom n’étaient pas en mesure de gagner leur vie de manière autonome. Enfin, le très faible niveau de développement de l’instruction publique dans les campagnes ne leur offrait aucune possibilité de promotion sociale par l’instruction.
8Ce livre, très bien documenté, est une contribution d’autant plus précieuse à l’étude de la colonisation du Cambodge que les travaux antérieurs s’en tenaient à l’histoire politique des élites et fournissaient très peu d’informations sur le monde rural. Exprimons un regret cependant, celui que Mathieu Guérin se soit restreint à une approche strictement monographique, s’interdisant de ce fait toute comparaison avec l’évolution des paysanneries des autres pays de l’Union indochinoise (Laos, Vietnam), ainsi qu’avec la Thaïlande voisine.
Notes
1 Cf. Georges Condominas, ed., Formes extrêmes de dépendance. Contributions à l’étude de l’esclavage en Asie du Sud-Est, Paris, Éd. de l’Ehess, 1998 (« Civilisations et sociétés » 96).
Haut de pagePour citer ce document
Référence papier
Bernard Formoso, « Mathieu Guérin, À l’ombre du palmier à sucre. Les campagnes cambodgiennes sous protectorat français à travers l’exemple de Kampong Thom », L’Homme, 246 | 2023, 172-175.
Référence électronique
Bernard Formoso, « Mathieu Guérin, À l’ombre du palmier à sucre. Les campagnes cambodgiennes sous protectorat français à travers l’exemple de Kampong Thom », L’Homme [En ligne], 246 | 2023, mis en ligne le 22 août 2023, consulté le 10 octobre 2024. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/47249 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lhomme.47249
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