1L’ouvrage de Julien Bonhomme est une plongée passionnante dans l’univers de la lutte sénégalaise dont il fournit une description d’une rare précision. Il est aussi un livre qui donne à penser bien au-delà de la réalité prise pour objet, notamment concernant la société sénégalaise et ses transformations. En s’intéressant aux parcours du combattant de jeunes Sénégalais issus de milieux populaires qui espèrent accéder à la richesse et à la renommée via la lutte, l’auteur décrit aussi bien ce que sont les conditions de vie de cette population que la montée des aspirations au salut individuel en son sein.

2L’argument central, énoncé dès l’introduction, réside dans l’idée que la lutte est « une entreprise éminemment collective » (p. 19). C’est ce principe qui sert de fil directeur à l’enquête menée par Julien Bonhomme, une enquête qui est à la fois inscrite dans la durée et multidirectionnelle. Les investigations menées touchent en effet à tous les groupes qui participent, directement ou indirectement, hier comme aujourd’hui, à la structuration de la lutte sénégalaise et à la construction des carrières de ceux qui s’y consacrent. Le regard englobe aussi bien les lutteurs que les promoteurs de combat, les managers que les préparateurs mystiques, les entraîneurs que les supporters, les entourages familiaux que les pouvoirs publics. Ce travail empirique très ample autorise une lecture chorale de la lutte sénégalaise en s’intéressant à tous ceux qui, de par leurs divers investissements (sportifs, économiques, symboliques, etc.), contribuent à son importance et à la forme qu’elle prend. Plus précisément, le succès et l’organisation de la pratique sont reliés aux trajectoires et stratégies de ces différents acteurs, étudiés dans leurs interdépendances. C’est ce qui permet à l’auteur – et ce n’est assurément pas le moindre de ses mérites – de fournir une image intégrée de la diversité des modes d’investissement dans la lutte sénégalaise, et de rendre compte par ce biais de ce qui la caractérise.

3Contrairement à une certaine conception de l’anthropologie qui fixe les populations étudiées dans un éternel présent, Julien Bonhomme inscrit la réalité qu’il étudie dans la durée. Ses analyses révèlent tout ce que la lutte sénégalaise d’aujourd’hui doit à un ensemble de conflits passés entre défenseurs de formes de pratique différentes. Sa structuration actuelle procède d’un jeu complexe entre appropriation coloniale d’une pratique « traditionnelle », logiques commerciales et réglementation étatique après l’Indépendance. C’est ce qui explique que cette pratique emprunte au modèle sportif (sous la forme d’une codification réglementaire des combats) en même temps qu’elle s’en distingue (en raison, notamment, de l’absence d’une instance centrale disposant du monopole dans l’organisation des compétitions et dans l’attribution des titres). Tout en s’apparentant au sport, tel qu’on le conçoit aujourd’hui, la lutte sénégalaise s’en différencie sur un point essentiel : sa formule compétitive n’est pas celle du championnat ou de la coupe qui intègre tous les compétiteurs dans un même ensemble et définit l’identité des pratiquants amenés à s’affronter sur le seul critère de leurs performances passées. En lutte sénégalaise, l’organisation des combats n’obéit pas à un calendrier fixé d’avance mais relève d’initiatives ponctuelles, largement sous-tendues par des objectifs économiques. Les promoteurs cherchent à organiser des événements susceptibles d’intéresser des sponsors et le public, sans être jamais sûrs d’y parvenir. Une grande incertitude préside donc à ce modèle compétitif aléatoire. Celle-ci se répercute en premier lieu sur les lutteurs : ils ne peuvent jamais savoir quand et contre qui ils pourront combattre, et n’ont aucune maîtrise des conditions déterminant l’accès aux épreuves qui voient finalement le jour. Il ne suffit pas en effet d’être performant pour pouvoir lutter. Il faut aussi et surtout être « populaire », c’est-à-dire être en mesure d’attirer un public et des financeurs, dont dépend l’existence même d’un combat.

4Cette configuration d’interdépendances généralisées détermine les formes que prennent les carrières des lutteurs. S’il leur faut bien évidemment s’engager dans une préparation de longue haleine pour se doter des qualités qui font le bon combattant, ces dernières sont loin d’être suffisantes. Un aspirant à la gloire doit se faire valoir s’il veut être jugé comme un compétiteur à même d’intéresser des promoteurs de combats. Cela passe par un travail d’enrôlement de soutiens, coûteux en temps et en argent. La valeur d’un lutteur dépendant de la quantité de supporters dont il peut se prévaloir, celui-ci doit chercher par tous les moyens à accroître sa fanbase, ce qui passe par le déploiement permanent d’attentions et de récompenses matérielles à l’endroit de ceux qui sont susceptibles de le soutenir. Un lutteur doit donc s’investir et investir s’il veut devenir crédible aux yeux des promoteurs. C’est pourquoi il sollicite l’aide, notamment matérielle, des membres de sa famille qui, en le soutenant, l’engagent à être à la hauteur de leur investissement. Le lutteur est ainsi pris dans un réseau d’obligations, fait de dettes morales et économiques à l’égard de ceux qui ont misé sur lui.

5Julien Bonhomme décrit avec une grande finesse ces transactions symboliques et économiques entre le lutteur et ses soutiens. Il montre très bien qu’une carrière réussie procède d’une dynamique vertueuse de conversion des ressources. L’accès au sommet de l’arène suppose en effet de réinvestir en permanence ce que l’on possède en vue de nourrir la progression escomptée. Cela se repère en début de carrière où seuls ceux qui disposent d’un minimum de stabilité dans leur existence peuvent s’investir durablement dans une préparation ascétique et s’engager dans une dispendieuse quête de soutiens. Ce constat se confirme par la suite : à toutes les étapes de sa carrière, un combattant doit réinvestir ce qu’il a gagné (en frais de préparation et pour fédérer plus de soutiens) s’il veut espérer franchir un cap supplémentaire. La réussite est toutefois très incertaine : les diverses entreprises menées pour se promouvoir posent toutes des difficultés particulières (notamment celle qui consiste à attirer l’attention d’acteurs très en vue comme les journalistes et les promoteurs importants) et ne sont pas toujours, tant s’en faut, couronnées de succès. De façon générale, quels que soient les efforts déployés dans l’arène et à l’extérieur de celle-ci, un lutteur n’a que très partiellement prise sur la façon dont les autres le perçoivent. Or, c’est l’image qu’ont de lui ceux qui maîtrisent le jeu qui détermine ses possibilités de combattre, et donc de progresser dans la hiérarchie des lutteurs.

6Pour ceux qui finissent par gagner le droit de combattre dans une arène prestigieuse, l’enjeu est capital : il faut absolument l’emporter, sous peine d’être irrémédiablement exclu du circuit compétitif. Le temps du combat pousse donc au paroxysme tout ce qui a été signalé précédemment. Le combattant doit tout faire pour être victorieux et, dans ce cadre, la préparation mystique joue un rôle capital. Le recours à la magie s’inscrit dans une volonté d’influer sur l’issue de la compétition. Loin de toute vision exotisante, Julien Bonhomme situe le recours aux marabouts dans l’économie symbolique singulière dont les combats sont le siège : il s’agit, par cet intermédiaire, d’essayer de peser sur l’incertitude inhérente à l’affrontement mais aussi d’intimider l’adversaire. Les techniques magiques déployées sont destinées à donner confiance et assurance au lutteur. Elles visent à faire en sorte qu’il se sente habité d’une force qui le dépasse. Bien que traduite dans l’idiome de la magie, leur efficacité procède en réalité de l’investissement collectif derrière le lutteur.

7En définitive, Le Champion du quartier est une contribution majeure à la compréhension de l’économie de la reconnaissance, territoire peu investi par les sciences sociales. Le cas étudié a ceci d’intéressant qu’il permet de montrer à quel point les trajectoires d’accumulation du crédit procèdent d’un jeu social complexe. Si la reconnaissance est un but (le lutteur aspire à être reconnu comme un champion), elle est aussi un moyen. Ce n’est en effet qu’à condition de gagner du crédit auprès des nombreux acteurs qui peuplent le monde de la lutte qu’un combattant peut espérer percer. Julien Bonhomme montre aussi comment la reconnaissance s’acquiert, sur la base de ce que fait l’individu et de la manière dont il est considéré, ce qui, dans les deux cas, engage beaucoup plus que le principal intéressé lui-même. L’ouvrage met par-là en évidence que la valeur d’un individu s’inscrit au croisement de ce dont il est capable (qui est fonction de sa socialisation) et de la façon dont il est perçu (qui dépend pour partie de l’importance accordée à la pratique qu’il investit).