1Quelles sont les lois générales de fonctionnement des sociétés humaines qui les relient aux autres formes d’organisation du vivant ? Quels sont les grands faits anthropologiques, produits de l’histoire, qui les caractérisent et sur quelles lignes de force, sujettes à variations culturelles, reposent ces lois et grands faits ? Telles sont les questions auxquelles Bernard Lahire ambitionne de répondre dans cet ouvrage, en prenant appui sur un corpus impressionnant de sources documentaires relevant de toutes les sciences humaines et sociales, mais aussi de la biologie évolutive, de l’éthologie, de la paléoanthropologie, de la psychologie et des neurosciences (plus de 950 références bibliographiques citées dans le texte !). Selon l’hypothèse centrale de l’étude, des principes sociaux fondamentaux régissent l’ensemble du monde vivant, en complément ou dans le prolongement des mécanismes biologiques de la sélection naturelle. La culture, pour sa part, n’existerait sur un mode cumulatif et donc historique que chez l’Homme, auquel elle apporte des solutions adaptatives plus rapides et flexibles que la génétique. Partant de cette hypothèse, et à rebours de la biologisation du social qu’opérait la sociobiologie, l’auteur propose d’orienter l’analyse dans le sens d’une « sociologisation du biologique » (p. 37). Il s’agit en effet, pour lui, de réinscrire sociologiquement la trajectoire de l’humanité dans la longue histoire évolutive des espèces.

2Plusieurs facteurs auraient jusqu’à présent empêché que ne soit entreprise une synthèse qui ait l’audace d’énoncer des lois générales à partir d’une comparaison interspécifique et du recoupement des apports des sciences biologiques et sociales. Dans l’introduction et dans les cinq premiers chapitres de l’ouvrage, Bernard Lahire se livre à une critique radicale des sciences de l’homme, peuplées, selon ses termes, de « promeneurs », pour la plupart minutieux dans la description des paysages qu’ils traversent, mais qui cheminent sans « cartes (ou vision d’ensemble) ni boussole », tant la contemplation des détails suffit à leur bonheur (p. 18). De plus, aveuglés par ce qu’il appelle leur « vanité anthropocentrique » (p. 34), ces chercheurs ont adhéré au dogme quasi théologique de l’exceptionnalité humaine. Même ceux partis en quête d’invariants, auxquels il rend hommage au chapitre V (« Des essais de lois en sciences sociales »), sont restés prisonniers des frontières de l’humain. Parmi eux, Alain Testart, très souvent cité, mais aussi Françoise Héritier, Claude Lévi-Strauss, Maurice Godelier, Pierre Bourdieu, Max Weber, Gabriel Tarde ou Karl Marx. Selon Bernard Lahire, l’inclination de plus en plus marquée des chercheurs en sciences sociales à l’hyperspécialisation, au relativisme, au nominalisme et à des formes extrêmes de constructivisme n’a fait qu’aggraver leur vision fragmentaire, voire leur décrochage du réel, en conduisant beaucoup d’entre eux à nier la possibilité même de l’établissement de lois et donc de progrès scientifiques. À l’encontre de ce nihilisme, l’auteur se veut l’artisan d’un « constructivisme réaliste » (p. 68), en vertu duquel il faut prendre appui sur la congruence des résultats obtenus dans différentes disciplines, afin de dégager des constantes et les organiser en une théorie cohérente qui, après avoir démontré sa capacité explicative des faits sociaux, puisse accéder au statut de « vérité » scientifique. Le programme de recoupement transdisciplinaire opéré par la présente synthèse témoigne de la fécondité d’une telle entreprise, dont la finalité ultime est de fournir aux sciences sociales une « carte » d’orientation épistémologique permettant à ses chercheurs de situer leurs travaux eu égard à une compréhension générale de l’humain.

3Mais comment mettre en œuvre concrètement cet ambitieux programme ? Dans la seconde partie de l’ouvrage (« Ce que les sociétés humaines doivent à la longue histoire du vivant »), Bernard Lahire expose en détail sa démarche et ses principaux résultats. Il explique notamment qu’il faut partir des convergences (ou analogies) observées tant au niveau des sociétés humaines, qu’entre celles-ci et les espèces animales, y compris les espèces qui nous sont les plus éloignées. En effet, de telles convergences attestent, non seulement que « rien de ce qui est vivant ne nous [est] fondamentalement étranger » (p. 272), mais aussi « que l’évolution biologique, comme le développement culturel ne se déroulent pas n’importe comment, et que les solutions évolutives ou culturelles possibles sont loin d’être infinies » (p. 214). Ces convergences sont l’indice de lois agissantes, ainsi que d’impératifs transhistoriques et transculturels qui ont certes trait aux propriétés biologiques de l’espèce humaine, mais que l’auteur propose d’appréhender principalement sous l’angle de leurs implications sociales. De plus, dans l’analyse des processus de coévolution gène-culture, il faut intégrer le paramètre environnemental. La théorie de « construction de niche » formulée par les biologistes a montré que ce paramètre était particulièrement pertinent pour Homo sapiens dont l’action, par l’entremise d’un halo toujours plus massif d’artefacts, transforme le milieu biotique et abiotique à un degré inégalé. Au chapitre VIII (« Raccorder biologie et science sociale »), Bernard Lahire explique qu’en externalisant par le biais de techniques, d’outils et de machines certaines des fonctions intégralement assumées par l’organisme chez les autres espèces, les hommes ont, d’un côté, fait baisser certaines pressions sélectives que l’environnement exerçait sur eux, mais ils s’en sont, de l’autre, imposés de nouvelles par « effet de retour » de la culture sur la nature (p. 302). Par exemple, la maîtrise du feu et donc la cuisson des aliments ont permis de modifier partiellement la digestion. Par comparaison avec les grands primates, il en a résulté chez l’Homme un rétrécissement de l’estomac, un raccourcissement de l’intestin et un gain métabolique qui aurait donné la possibilité au cerveau très énergivore de s’agrandir.

5Le deuxième fait fondamental qu’isole Bernard Lahire est celui de la séparation biologique des deux sexes, qui concerne 90% du monde animal (et 100% des mammifères) et a pour conséquence le dimorphisme sexuel. Il se traduit par la division sexuée du travail reproductif. Cette stratégie évolutive entraîne la nécessité d’une copulation, donc d’un contact physique entre femelle et mâle qui contribue d’autant plus à la socialité chez Homo sapiens, que l’espèce se signale par une pulsion sexuelle permanente en l’absence de période de rut et d’œstrus.

6Sur la base de ces prémices et grands faits fondamentaux, l’auteur dégage dix lignes de force, indissociables les unes des autres et qui, dans leur articulation, forment le plan d’ensemble de l’organisation des sociétés humaines. Ces lignes de force sont, dans l’ordre de leur énoncé : 1) les modes de production, selon le constat que la production matérielle des moyens de survie est plus collective chez l’Homme que chez les autres espèces ; 2) les rapports de parenté, rendus nécessaires par la longue période d’altricialité secondaire de l’espèce, et qui présentent toujours un caractère déséquilibré du fait des relations de dépendance et d’autorité entre parents et enfants ; 3) les rapports hommes/femmes marqués par la « valence différentielle des sexes » (Françoise Héritier) permettant d’asseoir la domination des hommes sur les femmes, ainsi que par une charge nourricière et socialisatrice plus lourde des femmes par rapport aux hommes ; 4) la socialisation/transmission culturelle, selon laquelle les êtres humains sont voués à être en permanence modelés et transformés par leurs expériences sociales successives ; 5) la production d’artefacts (ou de construction de niches) qui concerne la part objectivée, externalisée de la culture en tant que cristallisation-fixation-stabilisation d’un rapport au monde et à autrui ; 6) l’expressivité symbolique, plus développée chez Homo sapiens que dans le reste du règne animal, qui lui permet de développer un langage sophistiqué pour coordonner les activités collectives, faciliter les transmissions culturelles et évoquer symboliquement des réalités absentes ; 7) les rites et institutions qui agissent dans le sens de la stabilisation des rapports sociaux en fixant certains types de conduites et de comportements ; 8) les rapports de domination qui structurent le social, de la naissance jusqu’à la mort, sur la base des oppositions parents/enfants, aînés/cadets, hommes/femmes, prédateurs/proies, exploiteurs/exploités ; 9) le magico-religieux qui répond par la production de moyens de protection dans l’imaginaire à la prise de conscience, propre à l’Homme, de la fragilité et de la finitude de l’existence ; 10) la différenciation sociale des fonctions, qui a trait à la répartition des tâches et des rôles nécessaires à la survie du groupe et dont la complexité a tendance à s’accroître avec l’extension démographique.

8Dans la troisième partie de l’ouvrage (« De la structuration des sociétés humaines »), organisée en douze chapitres et qui couvre près de 500 pages, Bernard Lahire revient en détail sur ces lignes de force et lois qu’il a dégagées. Il met en évidence leur lien avec les grands faits biologiques et sociaux communs à la plupart des organismes vivants et analyse la manière dont ces lignes de force et lois se sont combinées dans certains développements historiques propres à Homo sapiens. Au fil des chapitres, la longue durée de l’altricialité secondaire s’avère être le fait central au fondement de la plupart des propriétés des sociétés humaines. D’elle découlent l’ultrasocialité d’Homo sapiens, qu’expriment des dispositions telles que l’altruisme et l’entraide, mais aussi les structures de parenté et l’importance que revêt chez l’Homme l’apprentissage social, celui-ci ayant stimulé, en conjonction avec une croissance cérébrale extra-utérine et une spécialisation fonctionnelle supérieures aux autres espèces, la production de moyens de communication, d’enseignement, de symbolisation et de mémorisation de plus en plus sophistiqués (chap. XI-XIII, XX). Du fait de l’altricialité secondaire également, tous les enfants humains font l’expérience précoce et durable d’une relation de dépendance-domination avec leurs parents. Or ce schème relationnel parents-enfants, placé sous le signe de la domination des premiers, servirait de matrice sociale, selon l’auteur, aux rapports inégalitaires entre mari et épouse, hommes et femmes (expliquant la valence différentielle des sexes), aînés et cadets, ou encore aux rapports de dépendance-domination que tissent les vivants sur le plan magico-religieux avec les ancêtres réels ou mythiques, les esprits et les dieux (chap. XV-XIX). Dans un autre registre, l’auteur établit une correspondance entre l’accroissement de la taille du cerveau et la production cumulative et exponentielle d’artefacts. Homo sapiens est une espèce « plutôt faible et vulnérable, au développement ontogénétique exceptionnellement lent […], et qui n’a cessé de trouver les moyens culturels de son empowerment » (p. 519) par la production d’outils, de machines, de savoirs, savoir-faire et une différentiation sociale des fonctions toujours plus sophistiquée (chap. XIV et XXII). Enfin, il consacre un chapitre entier en fin d’ouvrage aux racines de l’ethnocentrisme. Ce dernier serait « la traduction et le prolongement, dans l’ordre symbolique propre à notre espèce, d’un mécanisme de “défense” présent dans l’ensemble du vivant, défense du proche par rapport à tout ce qui est perçu comme lointain, étranger, extérieur à son propre groupe » (p. 844).

9Ce livre marque un tournant majeur dans la compréhension des sociétés humaines, à l’interface du biologique et du social. En synthétisant les apports des sciences du vivant et des sciences sociales, sur la base de puissants arguments et d’une érudition particulièrement éclectique, Bernard Lahire établit une jonction inédite de deux champs de recherche qui jusqu’alors s’ignoraient largement et permet d’ouvrir la voie à de futures coopérations interdisciplinaires. Aux sciences sociales, il offre des clés de compréhension utiles pour situer l’Homme dans l’ordre du vivant et, en retour, il montre aux biologistes qu’ils ont tout à gagner à prendre en compte les compétences des sociologues et anthropologues pour saisir les lois qui régissent cet ordre.