• 1 Bruno Latour, Les Microbes. Guerre et paix, suivi de Irréductions, Paris, Métailié, 1984 (« Pandore (...)
• 2 Expression par laquelle on désigne les travaux qui, à partir du milieu des années 1970, ont cherché (...)

1En 1984, Bruno Latour publiait Les Microbes. Guerre et paix1, un ouvrage consacré à Louis Pasteur (1822-1895) qui s’est rapidement imposé comme la contribution la plus novatrice de l’auteur aux science studies2. Avec ce livre, Latour se singularisait au moins à deux titres dans ce champ : tout d’abord, en ce qu’il y invitait l’anthropologie des sciences à sortir du laboratoire pour suivre la fabrication des faits au gré de négociations permanentes avec les milieux non scientifiques ; ensuite, parce qu’il y montrait que les sciences prennent part à la construction de la réalité sociale en ce qu’elles reconfigurent les rapports entre humains et « non-humains ». En se penchant sur le cas de Pasteur, Latour approfondissait en somme l’intuition fondamentale des science studies : les sciences façonnent autant les sociétés que les sociétés façonnent les sciences.

• 3 L’ouvrage a par exemple été retenu dans l’anthologie suivante : Cyril Lemieux et al., eds, Pour les (...)
• 4 Paris, Perrin-Institut Pasteur, 1994.
• 5 Trad. de l’anglais par Didier Gille. Paris, La Découverte, 2001 [1999] (« Armillaire »).

2Si Les Microbes est devenu un classique des sciences sociales3, on sait moins que Bruno Latour a consacré, dix ans plus tard, un second livre au même sujet : Pasteur. Une science, un style, un siècle4, fruit d’une commande de l’Institut Pasteur pour le centenaire de la mort du chimiste. La circonstance doit d’autant plus être soulignée qu’en ce milieu des années 1990, Latour allait bientôt faire face à des accusations de relativisme anti-scientifique particulièrement véhémentes lors de ce que l’on a appelé les science wars. L’auteur a passé sa vie à ferrailler contre de tels contresens : son œuvre ne vise pas à éroder la confiance dans les sciences mais à l’établir sur de nouveaux critères, en prise avec les pratiques effectives des scientifiques. En recrutant Latour pour célébrer Pasteur, Maxime Schwartz (alors directeur de l’Institut) et ses collègues avaient manifestement compris que l’anthropologie des sciences permettait de reconstruire non seulement la confiance dans les sciences, mais aussi l’admiration que l’on peut leur accorder. C’est la question que nous adresse la réédition de cet autre Pasteur en 2022 : maintenant que l’approche latourienne n’exhale plus le même parfum de scandale qu’il y a trente ans, à quoi pourrait ressembler une célébration réaliste des sciences ? À condition d’entendre « réalisme » au sens de L’Espoir de Pandore (ouvrage sous-titré : Pour une vision réaliste de l’activité scientifique)5, c’est-à-dire non pascomme une doctrine ontologique qui poserait l’indépendance des objets scientifiques par rapport aux activités qui les constituent, mais comme une attitude empirique qui décrit la science « en action ».

• 6 Bruno Latour pense évidemment à la crise du coronavirus, mais il faut ajouter que, dès les années 1 (...)

3Dans un « Avertissement » inédit, Bruno Latour commence par expliquer ce qui a motivé cette réédition. Marquée par le retour des épidémies6 et le « Nouveau Régime Climatique » (p. 7), notre situation historique donnerait une actualité nouvelle à ce Pasteur. Selon lui, ces séismes nous imposent de reconsidérer la place qu’occupent les entités autres qu’humaines dans nos sociétés, ainsi que la manière dont les sciences nous permettent, à l’image de Pasteur, de réagencer nos liens avec elles plutôt qu’elles ne nous en émancipent. Suit un prologue (« Le progrès, religion d’un siècle », pp. 9-14), où Latour esquisse un tableau de l’époque dans laquelle s’inscrit Pasteur. Le chimiste y apparaît comme l’incarnation d’une dynamique plus large, qui traverse tout le xixe siècle : celle qui relie « de façon nouvelle le sort des humains massifiés par le brassage impitoyable des usines, des rues, des statistiques, du marché mondial, des empires, avec la mobilisation toujours plus grande des sciences et des techniques » (p. 11). Une tension anime toutefois ce prologue : « les épidémies ponctuent le siècle », si bien que « la première “crise écologique” semble dépasser les moyens des hygiénistes » (p. 12). Aussi Pasteur est-il présenté comme celui qui poursuit le développement scientifique par-delà cette butée : si le xixe siècle français est celui où le progrès se fait « religion », alors Pasteur serait son Messie.

• 7 Cette expression désigne la méthode d’enquête qui a été développée au Centre de sociologie de l’inn (...)

5Les chapitres II à IV forment un triptyque cohérent, envisageant la trajectoire de Pasteur sous trois angles complémentaires visant à « comprendre son originalité » (p. 95). Ces chapitres sont ceux qui reprennent le plus directement les descriptions du livre de 1984. Dans le deuxième (« La carrière éclair de Louis [Napoléon] Pasteur », pp. 29-54), Bruno Latour commence par récuser toute perspective téléologique pour souligner que le succès de Pasteur n’a rien d’irrésistible ou de linéaire. Il suit plutôt un mouvement cadencé, marqué par l’obstination d’un savant toujours prêt à investir de nouveaux objets (les cristaux, le ferment, la génération spontanée, les vers à soie, la rage…) dans l’espace du laboratoire : « Il commence par s’intéresser à un sujet, y développe une méthode de laboratoire d’où il tire une doctrine ferme, mais ensuite, au lieu de continuer à en développer les fruits, il l’abandonne aussitôt par un vigoureux pas de côté qui le porte vers un autre sujet » (p. 32). Comme l’exige la théorie de l’acteur-réseau (Actor-Network Theory, Ant)7, Bruno Latour montre que Pasteur n’aurait pas pu devenir le scientifique de la IIIe République sans le « cercle chaque fois plus grand de ses alliés » (p. 50). Là encore, l’auteur trace une voie médiane entre individualisme et déterminisme : Pasteur ne crée pas ex nihilo toutes les forces sociales qui se sont alliées à lui, mais « il les infléchit toutes d’une certaine façon qui lui est propre » (p. 52). Le chapitre III (« Donnez-moi un laboratoire et je soulèverai le monde ! », pp. 55-92) s’intéresse à une seconde singularité de Pasteur : la manière dont il s’est battu pour disposer de laboratoires toujours plus perfectionnés, à une époque où ces lieux ne s’étaient pas encore imposés comme nécessaires à la pratique scientifique. Il faut toutefois rappeler que ce qui fait l’originalité du Pasteur de Latour, que ce soit dans le livre de 1984 ou dans celui de 1994, n’est pas tant l’analyse du laboratoire en lui-même que celle de ses liens avec le reste de la société : Pasteur est celui qui a su transformer la France du xixe siècle en « annexe du laboratoire » (p. 81). En d’autres termes, il est celui qui a transformé d’un même geste la science et la société de son temps. Le chapitre IV (« Conduite et inconduite des microbes », pp. 93-126) creuse ce sillon en faisant droit à l’autre grande spécificité de l’approche latourienne, qui consiste à décrire Pasteur comme le savant ayant fait entrer les microbes dans la société : grâce à ses travaux et contre la doctrine antérieure de la « spontanéité morbide » (p. 100), nous savons que nous comptons aussi parmi nous ces entités minuscules avec lesquelles nous devons composer.

• 8 Bruno Latour, La Science en action. Introduction à la sociologie des sciences. Trad. de l’anglais p (...)
• 9 Bruno Latour, Les Microbes. Guerre et paix, suivi de Irréductions…, op. cit.

7Bruno Latour est un auteur controversé, mais il semble difficile de lui dénier ses qualités de pédagogue. Si plusieurs de ses publications peuvent se lire comme des introductions, cette réédition du Pasteur de 1994 est peut-être celle que l’on conseillerait le plus volontiers à celles et ceux qui se méfient de lui. Tout d’abord, parce que l’admiration de Latour pour les sciences est rarement aussi frappante que dans ce livre, à mille lieues des malentendus légitimes que peuvent susciter ses écrits les plus provocateurs. Ensuite, parce que dans la mesure où il s’agit d’un texte de circonstance, Latour fait l’effort de se retraduire dans une langue beaucoup moins sophistiquée que dans ses grands textes d’anthropologie des sciences : lorsqu’il parle des « alliés » (p. 50) de Pasteur ou des « épreuves » (p. 62) que ce dernier organise dans son laboratoire, c’est dans un sens moins technique que dans La Science en action8 ou Irréductions9. Dans cet autre Pasteur, on ne croise pas les termes d’« actants », de « non-humains », d’« associations » ni même de « traduction », caractéristiques du lexique de l’Ant. Ici et là, Bruno Latour emploie même les deux concepts qu’il a le plus combattus : celui de « société » (p. 113) et celui de « nature » (p. 66). La médaille a bien sûr son revers, puisque cette accessibilité entraîne aussi des simplifications : le Pasteur de 1984 reste un travail bien plus profondément « latourien » que celui de 1994, que ce soit en raison des Irréductions figurant en annexe ou de l’inventivité conceptuelle de l’analyse. Si l’on ne saurait exiger de ce Pasteur ce qu’il ne peut offrir en raison de son statut, il faut donc également reconnaître qu’il ne propose qu’une première approche de l’anthropologie latourienne des sciences.