2Le livre s’ouvre sur un euphémisme. Cette brève apologie de l’anthropologie pose une besogne qui ne fait pas nécessairement l’unanimité puisqu’elle affirme la nécessité de se préoccuper de la qualité des informations utilisées, ce qui, de Frazer à Lévi-Strauss, n’a pas toujours été sa préoccupation essentielle. Plus d’un siècle d’exploitation méthodologique de sources de seconde main ne laisse en effet pas de doute quant au peu d’importance accordée aux sources par certains des représentants les plus emblématiques de la discipline. Pour preuve, écrit Bernard Traimond, Claude Lévi-Strauss concédait que les « faits sociaux » devaient « être étudiés comme des choses » (p. 14). C’est sur ce constat que l’auteur peut rappeler l’intérêt, pour l’anthropologie, d’une autre discipline, l’histoire, qui ne peut tricher avec ses sources. Contre la preuve narrative fondée sur des continuités aussi fictives soient-elles, il choisit les preuves historiques, chaque fois justifiées par des examens circonstanciés.

3Le grand mérite de ce livre est cependant de sublimer l’exaspération de son auteur en argumentation critique et constructive, ici en faveur d’une refonte de l’anthropologie. Pour ce faire, il se place sous la figure tutélaire de Jean-Paul Sartre, philosophe de l’existentialisme autour de la pensée duquel il tisse la perspective d’une anthropologie des « situations », terme en effet canonique dans l’œuvre de Sartre. En ombre portée sur le livre, Bernard Traimond se réfère aussi à l’anthropologie africaniste de Gérard Althabe, qui sut le premier convoquer les travaux du philosophe. C’est à lui que l’auteur doit son intuition d’une « anthropologie de situations ». Cet ouvrage peut donc être lu comme le récit d’une dette vis-à-vis de Sartre et, indirectement, de Althabe.

4Selon Sartre, la vérité relève toujours d’une configuration phénoménale, autant dire qu’elle ne peut se laisser saisir dans sa complétude, ou encore comme isolat, sauf à la circonscrire au prix d’un tour de force. C’est pour cette raison que la célèbre phrase tirée de la pièce de théâtre Huis clos, « l’enfer c’est les autres », se trouve au centre du texte de Bernard Traimond. C’est bien ce fondement nécessairement situé et interactionnel de l’observation du monde qui lui permet d’étayer le lien entre l’anthropologie qu’il défend et la phénoménologie sartrienne. Puisque, selon Sartre, la vérité ne peut se stabiliser ou se clore, ce récit d’une dette prend inévitablement la forme d’un texte fragmentaire, qui incarne cet enjeu épistémologique. Le livre est composé de courts chapitres, tel un collage de noms et de catégories, présentés comme autant d’entrées pour saisir les liens entre Sartre et l’anthropologie. À cet égard, l’index, l’une des grandes passions de Bernard Traimond, constitue en lui-même une expression de ce paradigme.

6Un autre dépassement de la modernité se produit par l’éloge de la contingence – thème cher à Sartre –, ici au travers des propositions anthropologiques de ceux qui se sont appliqués à la « déconstruction des concepts éteignoirs proposant l’enfermement de l’individu dans un nous collectif, dans une sorte de prison identitaire » (p. 30). Parmi eux, siège en bonne place l’africaniste Jean-Loup Amselle avec sa critique du concept d’« ethnie ». Bernard Traimond évoque aussi les travaux de l’Américain Vincent Crapanzano et son art de la biographie, qui n’est pas sans rappeler celles que Sartre avait consacrées à Charles Baudelaire et à Jean Genet.

7Dans son paysage-puzzle (un puzzle qui ne clôt pas, cela va sans dire) des héritiers de Sartre, Bernard Traimond insiste plus particulièrement sur ce qu’il conviendrait de nommer une « école bordelaise », toute sartrienne évidemment. Ces chercheuses et chercheurs se sont engagés depuis une vingtaine d’années dans une veine qui fait la part belle aux narrations d’enquêtes et aux situations qui les composent. Sans doute est-ce là la promesse d’une perpétuation de l’anthropologie sartrienne. Quant à l’effondrement des grands récits que suppose ce livre, il n’est pas sûr qu’il soit efficient à l’heure actuelle si l’on admet que l’œuvre la plus médiatisée de l’anthropologie est aujourd’hui celle de Philippe Descola qui, au vu de son peu d’intérêt pour la critique des sources, n’a de toute évidence aucune disposition sartrienne. Dans une époque marquée par une crise de l’expérience et par un système de traitement massif, globalisé et binaire de la réalité sur des sujets aussi variés que le coronavirus, les fake news ou le complotisme, il paraît plus que jamais temps d’engager une anthropologie sartrienne susceptible de nous faire examiner la ténuité des situations pour accéder à des questionnements inédits et stimulants.