1Qui n’a jamais rêvé de devenir quelqu’un d’autre ? Des jeux d’imitation de l’enfance où l’on s’amuse à faire semblant jusqu’au monde adulte plus pragmatique, bien que souvent attiré par des pratiques jugées transgressives, tout être humain a au moins une fois dans sa vie eu cette tentation. L’« individu cohérent et constant » possède en effet une pluralité intrinsèque qui fait de lui un « être multiple et malléable » (p. 10). Le sentiment d’un moi unique et stable peut donc se complexifier, se fragmenter jusqu’à chercher à « devenir autre ». Mais comment composer avec cette hétérogénéité, cette plasticité du soi ? Comment un individu peut-il s’enrichir en se confrontant à l’altérité ? Tel est le point de départ du présent essai de l’anthropologue David Berliner. Paru en mai 2022, en contexte pandémique, l’ouvrage n’a pas eu la possibilité d’être commenté, relayé, ni d’obtenir l’audience qu’il mérite. Or, il me semble essentiel dans le paysage scientifique actuel. Il ne s’agit pas d’une énième dissertation sur le concept d’identité, mais d’une anthropologie de l’expérience identificatoire, réalisée à partir d’un répertoire de cas ethnographiques certes spectaculaires mais qui, parce qu’ils relèvent tous des mêmes mécanismes que ceux qui peuvent inspirer tout un chacun, nous renseignent aussi sur la nature des individualités ordinaires dans toutes les sociétés et à toutes les époques.

2Dès l’introduction, David Berliner pose le socle de sa réflexion en définissant le concept qui va revenir tout au long de l’ouvrage, celui d’« exo-expérience ». L’exo-expérience est un moyen par lequel « un individu s’identifie à une entité, qu’elle soit humaine ou pas », plus précisément, par lequel il investit « une réalité différente de la sienne […], en basculant dans un cadre propice à une incarnation » (p. 19). L’auteur ajoute que ces exo-expériences nécessitent un décentrement, un dépassement des frontières sociales et culturelles, afin de pouvoir atteindre une plasticité identitaire en se muant en autrui. C’est ce processus de faire semblant d’être un autre pour échapper à son quotidien qui constitue l’écosystème commun à toutes les pratiques d’expérimentations du soi évoquées dans les sept chapitres qui composent l’ouvrage. Mais ce sont avant tout celles qui recourent à des modes exploratoires ludiques ou fictionnels que David Berliner va développer dans les chapitres I (« Identifications cannibales et traversées ontologiques »), II (« Devenirs animal »), III (« L’imitation qui crée »), IV (« La bascule et ses effets émotionnels ») et VI (« Comment j’ai fabriqué Derek Moss »). Le chapitre V (« Technologies du passage ») est l’objet d’un approfondissement théorique, tandis que le dernier volet (chap. VII : « Multiplicités souffrantes, traversées sacrées ») aborde le sujet plus sensible des exo-expériences de survie, loin du caractère divertissant des réflexions précédentes.

3C’est par les jeux de faire-semblant et d’imitation que David Berliner entame son analyse. Il nous plonge dans un premier temps dans l’univers encore peu exploré du cosplay – contraction des mots anglais costume et play –, ce loisir consistant à se déguiser en personnages de fiction tirés de la culture populaire (mangas, jeux vidéo, comics, voire séries télévisées) et à jouer leur rôle lors d’événements tels que des conventions ou des festivals. Les personnes que l’anthropologue a interrogées considèrent que le cosplay n’est pas seulement un jeu, mais aussi une pratique artistique qui exige beaucoup de travail, d’engagement et de souci des détails dans la construction du personnage qu’elles incarnent. Par ce processus de métamorphose, le cosplayeur s’approprie les qualités remarquables, la puissance de son avatar. Comme le montre très bien l’auteur, il s’agit d’une « incorporation cannibale » (p. 43) permettant de compenser un manque intime et de modifier l’image de soi d’une façon qui continue à agir dans la vie de tous les jours. Loin de tout message politique, les amateurs du cosplay peuvent pourtant prêter à leur art une dimension subversive, comme dans le cas particulier du crossplay (ou genderbending). Ici, le personnage de référence appartient au sexe opposé, sachant que cette incarnation est toujours vécue comme un « espace éphémère de découverte esthétique et d’expérimentation ludique pour des hommes et des femmes qui souhaitent s’amuser avec la malléabilité de leur corps » (p. 46).

4Jouer à être un autre passe également par l’imitation. Cette dimension mimétique est étudiée dans le chapitre II, avec cette fois l’exemple du « devenir animal » et de l’identification à des non-humains. David Berliner engage tout d’abord une réflexion autour de la figure du chamane, dont l’esprit et le corps s’incarnent par strates successives dans d’autres identités, pour obtenir une sorte de démultiplication du soi. Un tel glissement est ensuite développé à travers les exo-expériences d’hybridation menées par des personnalités comme le designer Thomas Thwaites alias Goatman (l’« homme-chèvre »), l’écrivain et vétérinaire Charles Foster, ou encore les artistes contemporains Oleg Kulik et Marion Laval-Jenatet, qui ont décidé d’adopter la perspective d’un animal. En expérimentant le fait d’être une chèvre, un blaireau, un chien ou un cheval, dans leur environnement naturel ou non, et pour un temps donné, ces personnes ont cherché à vivre une forme de « réensauvagement » (p. 51). Cette volonté de se glisser dans une autre peau – ici animale – est là encore présentée comme un moyen d’empuissancement, à l’instar des cosplayeurs. D’autres personnes désirent aussi, à leur manière et dans un cadre ludique, exprimer leur part d’animalité : c’est le cas du mouvement des furries, qui jouent à se créer des alter ego thérianthropiques. Ce sentiment d’appartenance au monde animal jusqu’à vouloir faire ressortir le côté sauvage de l’être humain est qualifié par David Berliner de « cannibalisation passagère » (p. 62). En mimant et en acquérant des caractéristiques propres aux animaux, l’identité de ces individus opère une transposition, ce qui démontre la capacité d’adaptation de notre espèce. Cependant, l’auteur note que ces expériences transformatives présentent des limites, car elles se heurtent à l’impossibilité existentielle d’une métamorphose totale et ne peuvent donc qu’être incomplètes et éphémères (p. 61).

5Les chapitres III et IV poursuivent cette exploration de la quête ludique du devenir autre en s’arrêtant cette fois sur le cas des acteurs et des adeptes d’une forme de jeu de rôle, le re-enactment, ou « reconstitution historique grandeur nature » (Gn). Selon David Berliner, s’il existe un lien relativement poreux entre l’acteur professionnel qui « porte un masque » et le Gniste amateur dans la mesure où chacun d’eux vit une expérience en dehors de soi, la démarche du second est avant tout de rejouer l’histoire dans le présent sur un mode performatif quand le premier se contente de la mimer. L’anecdote la plus divertissante de l’essai est celle sur Mark Schneider (acteur franco-américain organisateur de reconstitutions historiques) et Franck Samson (avocat français), tous deux admirateurs inconditionnels de Napoléon I^er et adeptes de Gn, qui ont livré une bataille dont la finalité était d’élire le meilleur sosie de l’empereur. Leur recherche d’authenticité les a conduits à imiter son comportement, incorporer ses gestes, ses pensées, à recréer ses vêtements et même son parfum, afin de faire revivre l’histoire de manière « distrayante, sans souffrance, comme si [elle] était anesthésiée » (p. 79). Cet engagement personnel poussé à l’extrême entraîne l’effacement de l’identité des rôlistes, jusqu’à s’extraire du monde dans lequel ils vivent. Ce moment de basculement entre être soi et être son modèle original se prolonge le temps du jeu d’acteur durant lequel certaines règles prévalent. C’est ce que les Gnistes appellent le bleed (« saigner »), c’est-à-dire le fait d’incarner son personnage en procédant à un transfert émotionnel, à une appropriation de ses ressentis (amour, souffrance, chagrin, etc.). D’ailleurs, « il n’y a jamais de retour à soi inaltéré » (p. 95), car cette modification intériorisée provoque parfois des traumatismes qui peuvent aller jusqu’à impacter le retour à la vie normale. D’où l’importance du de-roleing, expression empruntée par l’auteur à une créatrice de jeux, Sarah Lynne Bowman, qui propose une méthode pour « sortir de son rôle » à l’aide de microrituels, et ce, afin de retrouver son identité propre.

6Dans le chapitre V, David Berliner s’éloigne des cas d’étude ethnographiques pour se pencher sur les « technologies » qui rendent possible le passage d’une identité à une autre, le cadre qui permet le surgissement de ce moment fugace où l’on bascule dans la peau d’un autre. Il montre que ce processus est graduel, comme un jeu appris dès l’enfance – « depuis tout petit, on apprend à devenir autre » (p. 101) –, et s’apparente à un dispositif qui crée les conditions propices à la transformation. Dans cette traversée (voire cette transgression) des frontières socioculturelles, le regard apparaît comme un élément essentiel : percevoir son reflet dans le miroir en étant quelqu’un d’autre ou être perçu différemment par autrui contribuent à s’affirmer sans jugement. Le processus de basculement se caractérise aussi par sa réversibilité, ce qui témoigne de « notre plasticité identitaire » (Id.). Pourtant, l’anthropologue fait remarquer que les sujets concernés rencontrent parfois des difficultés à définir cet état quasi extatique du moment de passage et qu’en étant habités de manière trop intense par leur personnage, des séquelles peuvent survenir.

7Le chapitre VI revient sur les mécanismes du jeu, en s’attardant cette fois sur le procédé de l’écriture romanesque. La fiction en tant qu’« art du camouflage » permet d’accéder à un espace de création et de dissimulation dans lequel un écrivain peut vivre des exo-expériences. Écrire offre, en effet, une infinité de possibilités pour s’extraire de la vie réelle en imaginant des mondes différents ou des personnages singuliers, comme pour les adeptes de jeux de rôles et de Gn. Afin de se sentir totalement en symbiose avec l’univers qu’ils créent, les écrivains expérimentent eux aussi l’usage du masque. Via cet objet symbolique, le romancier parvient à devenir autre, en se mettant en scène par exemple dans ses propres histoires, ou en inventant son alter ego littéraire : « L’écrivain empile les moi, se dédouble, voire se démultiplie, le plus souvent sans quitter sa chaise » (p. 118). Façonner un double romanesque à l’aide d’un masque est notamment, comme le démontre très bien David Berliner, un moyen pour les écrivains de dévoiler des dimensions cachées de leur identité sans se faire reconnaître. Le recours à un pseudonyme transforme même le masque en bouclier, car il permet de se protéger tout en agissant comme un véhicule d’empuissancement autorisant l’audace littéraire. Le point culminant du chapitre se situe au moment où David Berliner raconte sa propre exo-expérience d’écrivain. Grâce au double littéraire qu’il s’est créé, Derek Moss, il a pu lui-même, pendant plusieurs années, devenir autre en écrivant sans contraintes et sans limites sous un pseudonyme, jusqu’à ce que son masque tombe et que, finalement, son alter ego lui échappe.

9Devenir autre est un ouvrage qui fait dialoguer les disciplines (sociologie, psychanalyse, histoire et anthropologie) tout en adressant au lecteur un message éminemment politique. David Berliner fait en effet résonner ces expériences identificatoires empathiques avec les replis identitaires et communautaristes, ou avec les résistances à la fluidité de genre qui caractérisent notre époque. Le climat individualiste dominant dans nos sociétés capitalistes et postmodernes peut en outre expliquer le succès actuel que rencontrent ces expériences, nombre d’entre nous ayant peut-être encore plus tendance à chercher à se projeter dans des identités de substitution pour échapper aux assignations sociales et se réinventer. Même si les nombreuses références citées dans l’essai pourront parfois paraître ardues à certains lecteurs, tous apprécieront la simplicité et l’accessibilité des descriptions proposées par David Berliner et se reconnaîtront dans l’un de ces cosplayeurs, rôlistes ou victimes de discrimination. Telle est la force de l’essai que de donner à voir cette capacité détenue par nous tous d’inventer ou d’habiter des altérités multiples, et que de nous inviter à nous plonger dans notre propre réflexivité. Enfin, ajoutons pour conclure qu’en faisant le choix de ne pas explorer toutes les facettes de l’élasticité identitaire, l’auteur laisse ce champ largement ouvert pour de prometteuses recherches à venir.