1Dirigé par l’historien antiquisant Thomas Galoppin et l’anthropologue Cécile Guillaume-Pey, Ce que peuvent les pierres. Vie et puissance des matières lithiques entre rites et savoirs réunit les contributions issues du colloque international « Pierres puissantes : approche comparée de l’usage de supports lithiques en contexte rituel », organisé à l’Institut national d’histoire de l’art (Inha), à Paris les 15 et 16 juin 2017. Proposant une approche comparatiste et pluridisciplinaire combinant études anthropologiques et historiques, et diachronique de l’Antiquité à la période contemporaine, ainsi qu’un regard sur des espaces géographiques et des contextes culturels divers, l’ouvrage a pour objet le statut ontologique de certaines matières lithiques, que l’on range généralement sous le vocable de « pierres », appréhendées en tant qu’« agents » non humains dotés d’une intentionnalité. Cette capacité d’action y est principalement analysée sous l’angle des croyances relatives aux pouvoirs attribués au monde minéral par de nombreuses sociétés anciennes ou contemporaines, notamment pour comprendre si c’est le rituel qui les rend efficaces et leur confère vitalité et puissance, ou bien si celles-ci leur sont intrinsèques.

2L’introduction de l’ouvrage, « Que peuvent les pierres ? Entrée en matière » (pp. 9-28), rédigée conjointement par les deux directeurs de la publication, évoque les différentes interrogations que suscite la force agissante de telles pierres, autour de la forme et des ressorts de leurs propriétés physiques et sensibles, ou encore de leurs affordances (p. 20). Cela nécessite d’explorer le réseau des relations entretenues entre les minéraux et les humains, les animaux, les végétaux, ainsi que le niveau de connexion existant entre les pierres et le domaine surnaturel. Les contributions sont réparties en trois grandes parties, systématiquement closes par une synthèse réflexive confiée à un spécialiste de chaque thématique (Perig Pitrou, Jean-Pierre Albert et Adeline Grand-Clément).

3La première partie, intitulée « Matières animées : pierres et processus vitaux », porte sur des collectifs qui gomment les frontières entre inanimé et animé en associant pierres et vie. Elle commence par la contribution de Christopher A. Faraone, « The Greek and Egyptian Traditions of Breathing Stones in the Recipes of the Greek Magical Papyri » (pp. 31-48), qui s’intéresse à la distinction entre les traditions grecques et égyptiennes antiques, soit entre les deux notions anthropologiques « être vivant » et « faire vivre », dans la fabrication d’amulettes consignées sur des papyri magiques. Parmi les pierres utilisées pour créer ces artefacts, certaines sont, d’après les Grecs, naturellement dotées d’un souffle vital, d’une âme (psyché), notamment la magnétite composée d’oxyde de fer. Cette roche, vue comme animée et aimantée, était également douée, comme d’autres, de la capacité de respiration. Ce pouvoir pouvait être renforcé au moment de la consécration de l’amulette en ajoutant dessus des formules et des images de divinités telles que Aphrodite, Éros, Psyché ou Hécate, assimilées à l’aimantation en raison de leur force d’attraction érotique. Pour les Égyptiens, à l’inverse, il fallait recourir à un rituel, celui de l’« ouverture de la bouche », et donc à la médiation d’un humain pour animer les objets (à l’instar des momies) et leur transmettre un souffle vital.

4Dans « Les émotions minérales : cosmopolitiques et attachement aux lieux dans le monde inca » (pp. 49-68), Isabel Yaya McKenzie aborde, à travers l’exemple de la « Pierre fatiguée » relaté dans les récits incas, la question des affects et de l’énergie vitale des matériaux lithiques. Le monolithe évoqué, appelé sayk’u en quechua, correspond à une pierre d’andésite déplacée de son lieu d’origine pour servir à l’édification d’une ville inca distante de plus de 1000 km, mais qui ne parviendra jamais à destination : affectée par le voyage, la pierre refusa soudain de bouger, tout en versant des larmes de sang ; les Incas la laissèrent sur place et en firent le centre d’une procédure rituelle. Cette faculté émotionnelle ainsi manifestée rapproche la pierre des ancêtres, tout en la constituant comme une véritable entité du paysage (wak’a) qui avait la capacité d’accorder sa protection et d’assurer la prospérité du groupe social. Le lien avec les ancêtres amérindiens préhispaniques est également au cœur de la contribution de Valérie Robin Azevedo, « Lithomorphose et pierres puissantes dans les Andes péruviennes : monolithe préhispanique wanka et ramadero contemporain » (pp. 69-86). Le double minéral de ces véritables héros fondateurs andins constitue le marqueur d’un territoire qu’ils ont conquis et apparaît en deux étapes successives : d’abord la momification de leur corps, puis leur lithomorphisation en une pierre wanka, soit une « sorte de marqueur physique d’autochtonie » (p. 70) qui reçoit des offrandes et des sacrifices pour garantir la fertilité des lieux dans lesquels il a été planté. L’auteure compare ces pierres anciennes aux ramadero, des pierres dressées à proximité des maisons et dotées de vie. Honorées par les paysans du territoire de Chumbivilcas (département de Cuzco au Pérou), elles témoignent d’une vénération ayant perduré au-delà du processus de christianisation. La forme de ces pierres rappelle celle des animaux et, de ce fait, elles agissent sur la fécondité du bétail, à la différence des wanka qui influaient sur la fertilité végétale.

5Ludovic Coupaye traite lui aussi de la fonction fécondatrice des pierres sur les plantes, à partir de l’exemple des maatu observés chez les Abelam en Papouasie Nouvelle-Guinée. Dans « At the Power Plant’s Switchboard : Controlling (Fertile) Energy amongst the Abulës-Speakers of Papua New Guinea » (pp. 87-108), il démontre que ces pierres spécifiques appartiennent à un ensemble complexe d’interactions entre humains et non-humains (voir notamment le diagramme réalisé page 93), en tant qu’entités puissantes cultuelles auxquelles les rituels confèrent une faculté d’action. L’objectif est de produire de la chaleur que ces agents lithiques vont stocker, puis transformer et irradier, devenant ainsi les vecteurs de l’énergie nécessaire à la croissance des ignames, ressource nutritive indispensable de la région. Pour clore la première partie, Perig Pitrou offre, dans « Pierres vivantes, pierres qui font vivre » (pp. 109-120), une réflexion détaillée sur la différence, mais aussi sur les liens existants entre les pierres dites « vivantes » et celles qui apportent la vitalité.

6La deuxième partie de l’ouvrage, « Combinaisons savantes : textes, images, ingrédients », présente des formes de rapports à la matérialité lithique et d’activation de son efficacité dans des dispositifs rituels ou documentaires. Anne-Caroline Rendu-Loisel explore l’usage rituel des pierres en Mésopotamie ancienne, notamment à partir des textes prescriptifs destinés à combattre les agressions de la démone Lamaštu ainsi que les attaques de sorcellerie – en particulier un hymne sumérien en l’honneur du dieu Ninurta –, inscrits sur des tablettes du début du 2^e millénaire avant notre ère (« “Vous serez préférés au miel et au vin !” : à propos de l’usage rituel des pierres dans l’ancienne Mésopotamie », pp. 123-134). Elle explique qu’on attribuait un destin exceptionnel aux pierres précieuses, vues comme des sources de plaisirs qui dépassent ceux que procurent le miel et le vin, deux substances aux propriétés sensibles comparables (pp. 123-124). Ces pierres ou leurs imitations – il était possible de remplacer les minéraux précieux par des ersatz plus abordables partageant la même forme et la même brillance – faisaient l’objet de manipulations rituelles exorcistes, afin d’activer leur puissance dans l’interaction entre la sphère humaine et la sphère divine, et de lutter contre le mal. Il était notamment recommandé de les associer à des fils de laine teints de la même couleur, pour créer des colliers ou des bracelets.

7C’est ensuite le fonctionnement thérapeutiquement magique de certaines pierres, sur lesquelles sont gravées des images et des textes empruntés à différents répertoires gréco-romains et égyptiens (durant la période impériale romaine), qui est au cœur de la contribution, remarquablement illustrée, de Véronique Dasen (« Le pouvoir des pierres, de la sphragis au médicament estampillé dans le monde gréco-romain », pp. 135-162). Le terme grec de sphragis désigne tout à la fois le sceau, une intaille montée en bague et l’empreinte que cette dernière permet de laisser à chaque usage. La plus célèbre, dans le domaine thérapeutique, est l’hématite, dont le nom caractérise aussi bien la substance (argile de terre rouge) que la couleur. La glyptique romaine, soit l’art de la gravure miniature sur des pierres très fines, permet de mettre en œuvre le pouvoir inhérent à ces minéraux grâce à trois critères indispensables : le choix des propriétés spécifiques de chaque matériau, la réalisation d’inscriptions en langue grecque (ou de signes magiques) et la gravure d’images qui reproduisent souvent un combat contre un adversaire personnifiant la maladie en convoquant une puissance divine protectrice (charaktêres) luttant contre le mal, à l’instar de Persée tenant la tête de Méduse ou Héraclès étouffant le lion de Némée. Cette alliance entre minéral, image et texte agit comme un médicament et participe d’une façon de penser l’action thérapeutique.

8Le texte suivant, « Le minéral et l’invisible : usages des pierres dans la magie islamique médiévale » (pp. 163-192) rédigé par Jean-Charles Coulon, a pour objet la présentation de traités de minéralogie d’origine orientale appelés « lapidaires ». Héritiers de traditions antiques grecques et indiennes, ils répertorient les différentes propriétés occultes des pierres dans le monde islamique médiéval et exercèrent une grande influence dans la culture lettrée de l’époque. Dans l’imaginaire arabe, la magie était alors intimement liée au règne minéral et les pierres étaient notamment utilisées en tant que réceptacles de la puissance des astres. On trouve, en effet, de nombreuses correspondances avec les planètes dans ces traités (comme Saturne associé au jais ou Mars à la cornaline), décrivant des combinaisons savantes à réaliser pour activer les propriétés magiques des gemmes et s’approprier leur force (voir le tableau p. 175). Des symboles représentant les planètes étaient reproduits à des fins glyptiques, par exemple pour les graver sur des pierres montées en bague à porter au doigt, et ce, à des moments déterminés par la configuration astrologique. Enfin, pour conclure cette deuxième partie, « Pierres magiques » (pp. 193-200) de Jean-Pierre Albert développe davantage la thématique des recueils lapidaires, en insistant sur leur format épistémique, sur la question du symbolique et sur les frontières entre science, magie et religion.

9« Manifester l’autorité : paroles, espaces, souverainetés » constituent les problématiques abordées dans la dernière partie de l’ouvrage. Elle commence par la contribution de Manon Ramez, « “Ninurta, fils d’Enlil, fixa leur destin” : révolte, sort et qualification des pierres dans l’œuvre sumérienne Lugal-e » (pp. 203-230), qui convoque une nouvelle fois l’image du roi-dieu assyrien Ninurta, à partir d’un poème intitulé « Le Jugement des pierres » et daté de la fin du 3^e millénaire avant notre ère. Ce mythe évoque le combat de Ninurta contre le démon cosmique Asag et son armée de pierres. Après la victoire de Ninurta, ce dernier décida du sort de ces pierres révoltées, soit en les bénissant, soit en les maudissant. Le jugement s’apparente à l’allégorie d’une restauration d’un nouvel ordre géologique du monde selon l’utilité concrète de chaque pierre dans la société, entre les plus nobles pouvant contribuer à véhiculer l’idéologie royale et celles qui seront reléguées au rôle plus modeste d’outils. Parmi les 50 roches bénies (nombre qui servira ensuite à désigner Ninurta) pour leurs valeurs à la fois « économique, esthétique, religieuse et apotropaïque » (p. 219), l’on trouve la diorite, une roche magmatique plutonique dont les couleurs varient du vert foncé au noir intense : du fait de son caractère inaltérable, il s’agissait du matériau de prédilection pour la statuaire divine et royale, ainsi que pour servir de support à l’écriture. Dans « Le cylindre et le silex : usages rituels des pierres à Rome » (pp. 231-252), Nicolas Corre compare deux pierres spécifiques utilisées dans le cadre des cultes publics de la Rome antique : le lapis manalis, de forme cylindrique, transporté dans les rues de Rome pour faire tomber la pluie, et le lapis silex, une pierre de serment, brandie pour solenniser la ratification d’un traité lors de sacrifices de porcs et qui symbolisait la réification du dieu Jupiter. Elles ne possédaient pas de pouvoirs par nature, mais manifestaient leur performativité après avoir été activées par les pontifes ; grâce à ces représentants de l’autorité divine dans la cité, elles agissaient alors en tant que media permettant d’ouvrir un canal de communication entre les hommes et les dieux (p. 232).

10Le dernier article de cette section est l’œuvre de Dana Rappoport et s’intitule « “Nourrir les pierres” : guna déwa et nuba nara de l’île de Flores (Lamaholot, Indonésie) » (pp. 253-276). L’auteure examine le rôle joué par les pierres dans la société lamaholot installée sur l’île indonésienne de Flores, à partir de données ethnographiques contemporaines qu’elle a pu collecter en partie elle-même. Deux groupes lithiques sont présentés par Dana Rappoport. Les guna déwa, véritables pierres-esprits aux facultés prodigieuses, sont de taille modeste (souvent des galets) et transportables. Choyées, elles sont anthropomorphisées – elles possèdent un nom, un genre, une généalogie –, mais aussi soigneusement conservées dans des paniers par des individus (pour qui elles sont considérées comme des « pierres de chance »), des clans (« pierres d’abondance ») ou des territoires plus grands (« pierres de souveraineté ») (p. 259). Les nuba nara, plus volumineuses, sont directement fixées dans le sol pour délimiter un territoire : « Souvent liées au monde onirique, [elles] sont associées à des invisibles de nature diverse : divinité du riz, esprits marins et terriens, humains pétrifiés, ancêtres » (p. 268). Les guna déwa dépendent donc plutôt des individus et des clans, quand les nuba nara renvoient au territoire coutumier dans son ensemble. Si bien que l’intentionnalité qu’on leur prête diffère également, entre les premières qui « aident et protègent les humains » et les secondes qui « régulent l’adhésion à la loi commune » (p. 275). Adeline Grand-Clément clôt cette partie avec « Pierres, souverainetés et territoires : regard comparé » (pp. 277-288), en évoquant les liens particuliers entretenus par les Grecs anciens avec le monde minéral qui les environnait et, notamment, avec l’une de ses ressources abondantes qui est d’ailleurs devenue l’un des marqueurs de la civilisation grecque : le lithos (la « Pierre »), soit le marbre. Ce dernier était employé pour sculpter les effigies divines et humaines, et apportait un souffle de vie à ces productions. Qu’il s’agisse des piliers gullos de Milet symbolisant les zones liminales ou encore de l’omphalos (« nombril ») de Delphes ainsi nommé pour signifier sa centralité, on trouvait donc là aussi des pierres puissantes, qui étaient ancrées dans le territoire, interagissaient avec les hommes et contribuaient à « faire communauté » (p. 286).

11Le croisement des approches méthodologiques historiques et anthropologiques, ainsi que la variété des aires culturelles et chronologiques abordées constituent l’indéniable point fort de cet ouvrage, qui met au cœur de la réflexion collective les spécificités et dynamiques que l’on attribue aux entités lithiques en fonction des civilisations humaines. Bien que quelques auteurs proposent une documentation graphique de qualité, on regrettera que les images ne soient pas plus nombreuses. De même, en raison de la variété des contextes historiques, géographiques et culturels étudiés, l’ajout d’un index des noms de lieux et de personnes aurait été utile. Ces quelques critiques formelles n’entachent pour autant pas la qualité globale de ce travail collectif.