• 1 L’une de ses installations, Washing/Tracks/Maintenance : Outside (1973), illustre la couverture du (...)

2Dans un premier chapitre intitulé « Maintenir », Jérôme Denis et David Pontille cherchent à cerner les pratiques qui ont trait à la maintenance, guidés en cela par les travaux pionniers de l’artiste conceptuelle américaine Mierle Laderman Ukeles1 sur les tâches ordinaires du quotidien. Les auteurs portent un regard critique sur l’innovation permanente qui tend à occulter la richesse des relations que nous pouvons tisser avec notre environnement. Car la maintenance se donne comme un art : bien que routinière, elle détermine la continuité des choses. Elle implique une posture épistémique dont le but est de déceler la vulnérabilité des objets, traitée dans le deuxième chapitre « Fragilités ». À l’opposé des perceptions courantes, la matière est fondamentalement instable et nécessite de l’attention et du soin. Les auteurs évoquent l’éthique du care pour montrer que la maintenance réaffirme notre condition partagée avec les objets. La fragilité montre la dimension ouverte des choses, engagées dans un devenir incertain. Et en ce sens, ils défendent, avec un langage politisant, l’idée que la maintenance est un engagement qui se traduit, entre autres, par l’attention que déploient celles et ceux qui exercent le métier de mainteneurs : « Attention », tel est le sujet du troisième chapitre. En tant qu’épreuve d’attention aux choses, la maintenance part de la tournée d’inspection, sa réalité institutionnelle. Elle implique une « coprésence », une « garde rapprochée » (p. 104) pour être en mesure de reconnaître de manière sensorielle la fragilité des choses. Plus spécifiquement, elle établit une relation d’intimité où la sensibilité humaine crée un attachement aux objets dont le degré varie selon les sociétés. Cette expérience entraîne ensuite une expertise : loin de la raison scientifique qui cherche l’universel, cette dernière table sur l’atypique ou l’insignifiant comme indices avant de prodiguer le soin. Les auteurs recourent au paradigme indiciaire de Carlo Ginzburg pour illustrer cette expertise particulière. En outre, la maintenance revêt le caractère d’une aventure, d’où l’intitulé « Rencontres » du quatrième chapitre. En effet, maintenir c’est entendre l’appel des choses fragiles. Cette écoute peut prendre la forme d’un corps-à-corps, plus contraignant que romantique, à l’image des effaceurs de graffitis, parfois collés au plus près des surfaces à reprendre. Les objets peuvent se montrer récalcitrants, ce qui conduit les mainteneurs à des solutions plus radicales comme le démantèlement des pièces, puis leur réassemblage. Cette résistance génère de l’inquiétude chez celles et ceux qui sont engagés dans le soin aux choses, mais donne tout son sens à l’activité de maintenance. De plus, elle laisse percevoir l’action transformatrice qu’entraîne la maintenance avec toutefois le risque d’accélérer l’usure.

• 2 Cf. Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde. Trad. de l’allemand par Sacha (...)

4Cet ouvrage tient toutes ses promesses de départ, notamment son message militant et son ambition de susciter un nouveau regard sur les choses ordinaires qui font la société. Il a le grand mérite de les traiter en dépit de leur trivialité et de promouvoir dans le même temps une anthropologie du présent, voire même de la normalité, puisque la maintenance détermine la continuité de la vie. On peut parler d’une sociologie concrète de la « résonance », à distance de la métaphysique de Hartmut Rosa2. Bien souvent, les approches sociologiques partent de l’anormal, contrairement à celles de Jérôme Denis et David Pontille qui font exception. Par ailleurs, les auteurs reconnaissent et assument un fond de fétichisme très fertile qui révèle notre capacité d’interagir par et avec les objets. Les auteurs mesurent également les enjeux de la globalisation en soulignant les écarts entre pays quant au soin accordé aux choses. L’économie, au-delà de sa diversité dans l’histoire et dans les sociétés, peut-elle être redéfinie comme la politique des objets ? En effet, la maintenance est une politique de temporalisation des objets qui, en dernier ressort, cherche à leur donner une place dans la société. Si la politique est un jeu de position à travers le pouvoir, la richesse, l’inflation ne sont-elles pas un jeu de position d’objets ?