1Avec cet essai, Joseph Tonda nous entraîne au cœur des réalités africaines contemporaines, avec une érudition et une passion indéniables. En onze chapitres, le sociologue et anthropologue explore les dynamiques complexes de domination, de résistance et de transformation qui façonnent les sociétés africaines et afrodescendantes du xxi^e siècle. Il développe une approche pluridisciplinaire particulièrement novatrice avec la notion d’« afrodystopie », qui met en relief les effets durables du colonialisme, du capitalisme mondialisé et des idéologies globales sur ces sociétés. En s’appuyant sur des phénomènes sociaux, culturels et psychiques observés en Afrique centrale, notamment au Gabon et dans les deux Congo (le Congo-Brazzaville et le Congo Kinshasa), Joseph Tonda propose une réflexion critique sur la manière dont les sociétés africaines sont travaillées par ce qu’il appelle le « rêve d’Autrui » – c’est-à-dire un imaginaire et des structures imposées de l’extérieur qui deviennent des dystopies vécues au quotidien. Il se penche sur des sujets variés, allant de la manipulation des croyances et pratiques traditionnelles à des fins politiques et économiques, à la sexualité onirique avec les « maris de nuit », en passant par les dynamiques de pouvoir, l’exploitation économique et la construction sociale de l’identité.

2Joseph Tonda montre comment les aspirations à la modernité, à l’indépendance et au progrès se transforment en pièges qui reproduisent des formes d’oppression et d’exploitation, tant sur le plan économique que psychique. Il s’attarde, par exemple, sur le concept de « corps sans organes » pour observer la manière dont les individus et les sociétés sont pris dans des réseaux de pouvoir qui leur échappent, et qui agissent profondément sur leurs désirs, leurs angoisses. Afrodystopie apparaît ainsi comme un espace critique pour repenser les narratifs dominants sur l’Afrique, en soulignant la nécessité d’une reprise de contrôle des imaginaires et des réalités africaines par les Africains eux-mêmes.

3Selon Joseph Tonda, les Africains et les Afrodescendants vivent dans une réalité façonnée par les abstractions du capitalisme global, qui transforment leurs sociétés en dystopies où leur imagination est capturée et exploitée (« la vie dans le rêve d’Autrui »). Les héritages du colonialisme et les effets du néocolonialisme continuent de peser lourdement sur l’Afrique, influençant sa politique, son économie et sa culture. Les idéologies importées telles que le libéralisme, le néolibéralisme et le socialisme servent d’interprétations du rêve capitaliste et seraient imposées ou adoptées, souvent au détriment des systèmes de pensée et pratiques locaux. Quant aux thèmes de la valeur et de l’argent, ils sont envisagés comme des forces transformatrices, qui redéfinissent les relations sociales, culturelles et politiques, exacerbant les inégalités et les dynamiques de pouvoir.

4Un autre aspect de la réalité afrodystopique étudiée par Joseph Tonda est le phénomène des « maris de nuit », présent aussi bien au Gabon qu’au Congo, surtout dans le milieu des Églises évangéliques. Ces expériences sexuelles oniriques avec des entités rêvées sont vues comme l’indice de l’intrusion de l’extériorité capitaliste dans l’intimité et l’inconscient des individus.

5Le « corps africain » occupe une place non négligeable, car il est à la fois le lieu de l’oppression et le moyen de résister face aux forces impérialistes. Le racisme systémique et la lutte pour la reconnaissance sont traités dans le cas des Afrodescendants, en particulier dans le contexte américain. La mort et la maladie sont abordées en tant que métaphores pour illustrer la façon dont les sociétés africaines sont affectées par des forces extérieures incontrôlables qui régissent leur existence. À travers ces différents sujets, l’auteur insiste sur la nécessité d’une prise de conscience, qui conduirait à une transformation sociopolitique par les populations elles-mêmes.

6Joseph Tonda contribue significativement à la réflexion sur l’Afrique dans plusieurs domaines, à commencer par sa critique des post-colonialismes et de l’influence continue des anciennes puissances coloniales. Le concept d’« Autrui » permet d’observer comment les cultures africaines sont encore sous l’emprise de valeurs et de systèmes imposés par les forces extérieures. La théorie marxiste du fétichisme de la marchandise est ainsi appliquée pour décrire la réalité des sociétés africaines contemporaines. Quant aux idéologies, elles sont considérées non seulement comme des systèmes de pensée, mais aussi comme des forces actives qui façonnent le monde social et politique. Enfin, l’afro-pessimisme et ses alternatives sont bien présents dans l’ouvrage, qui tout à la fois brosse un tableau souvent sombre et ouvre la voie à un questionnement sur les moyens grâce auxquels les sociétés africaines pourraient surmonter les défis actuels. Par ses analyses nourries des enquêtes de terrain de l’auteur au Congo et au Gabon, Afrodystopie résiste aux narratifs simplistes et unidimensionnels.

7Il reste que la densité du contenu théorique et la complexité de certains concepts peuvent en rendre l’accès difficile pour des lecteurs non spécialistes ou peu familiers avec le jargon académique. Malgré la richesse de l’exposé et la variété des sources (notamment des exemples tirés de la musique populaire), on regrettera aussi une approche parfois généralisante, et quelque peu victimisante, qui occulte la diversité et les spécificités locales des expériences africaines et afrodescendantes. De même, l’étude des rapports sous-jacents à la dystopie des sociétés africaines ne prend pas en compte la part de responsabilité des Africains ou des Afrodescendants. Par ailleurs, la focalisation sur les aspects dystopiques ne laisse guère de place à l’optimisme ou à la reconnaissance des capacités de résilience et de créativité des sociétés africaines et de leurs diasporas. Bien que Joseph Tonda excelle dans sa capacité à diagnostiquer les problèmes, certains lecteurs pourront trouver qu’il propose peu de solutions concrètes ou de voies d’action pour surmonter les défis identifiés. Enfin, le choix du thème de l’ouvrage, assez provocateur, est susceptible de soulever des controverses.

8Ces débats et critiques potentiels mis à part, Afrodystopie trace des perspectives stimulantes pour de futures recherches. Joseph Tonda invite à une révision du récit postcolonial, afin de démanteler les structures de pouvoir résiduelles issues de la période de domination coloniale. Il invite ensuite à une réappropriation des identités africaines, encourageant leur reconstruction, indépendamment d’« Autrui ». En appelant à une réévaluation des systèmes économiques, avec une critique clairvoyante du capitalisme néolibéral et de ses effets, cet essai offre un terrain fertile pour des discussions sur des alternatives économiques plus équitables et durables. En fin de compte, Afrodystopie est un ouvrage essentiel pour quiconque s’intéresse à l’Afrique, à la diaspora noire et aux questions de pouvoir, d’exploitation et de résistance dans le monde globalisé.