2L’ouvrage est organisé autour de quinze thèmes qui font l’objet d’autant de chapitres. Le premier, intitulé « Fondations », consiste en une présentation générale des maquignons, de leur mode de vie essentiellement itinérant, de leur activité dominée par une connaissance approfondie des chevaux et par une culture du secret qui entoure les négociations commerciales. « L’épopée des Perraguin » (chap. II) est celle de cette grande famille de maquignons originaires du Berry, dont le « nomadisme marchand » (p. 42) se déploie sur un millier de kilomètres entre l’Ain, la Bretagne, l’Alsace et la foire aux chevaux de La Roche-sur-Foron en Haute-Savoie, et entre les mains de laquelle transitent chaque année quelque deux mille bêtes (p. 54). « Les gens du négoce ne sont pas sans ressemblance avec les géographes et les ethnologues, en ce qu’ils cultivent une connaissance fine des cultures locales. Comme eux, ils manient l’art de les comparer et d’en tirer une information distanciée. Ce que les marchands ont en propre, c’est la vision précise de leur chevillage et de leurs articulations. Bien entendu, à des fins lucratives » (p. 62). Comme l’indique son titre, « En route », le troisième chapitre décrit les déplacements constants de ces « blouses noires », leurs moyens de transport (chemins de fer, bidets montés) et leurs hébergements (tous les hôtels situés près des gares possédaient des écuries).

3Le chapitre IV est consacré à « La foire », « le lieu de tous les dangers » (p. 88), notamment à cause des poulains qui sont à la fois des animaux fragiles, vite fatigables, mais très recherchés et qui rapportent gros. Ces animaux demandent beaucoup de travail d’embellissement par des queues nattées avec de la paille ou du raphia, voire des rubans de couleur, mais aussi de dissimulation d’éventuels défauts et tares qui donnent lieu à un vocabulaire riche et imagé : les « dérotulés », les « panards », les « cornus » ou « dos de carpe », etc. Les négociations, au cours desquelles la violence peut surgir à tout moment, se poursuivent jusqu’au « claquement de mains conclusif, la fameuse tope » (p. 112). Ces négociations peuvent parfois se tenir sur le lieu d’un élevage ou chez un maquignon possédant de grandes écuries : c’est le « Commerce de maison » (chap. V).

4Les chevaux doivent « aguicher » (p. 136), ils « sont des objets de désir, comme les femmes » (Id.), d’où leur préparation « en robe de mariée » (chap. VI : « Femmes »). Cette mission est confiée aux hommes, tandis que les femmes, occupées au soin des vaches et à la production de lait sont, autant que possible, tenues à l’écart des chevaux. « Au plus près d’un animal dont tout le monde a besoin, il [le maquignon] joue un rôle de passeur entre les mondes économiques et sociaux, les régions, les genres également. À condition de ne pas sombrer dans l’océan des plaisirs, au nombre desquels figurent les courses. Car rien de tel pour “flamber” » (pp. 147-148). Les « Commis » (chap. VII), surnommés les « patins blancs », du nom de leurs espadrilles (p. 156), sont voués à des tâches subalternes mais non moins nécessaires, comme le convoyage des chevaux, leur toilettage, etc. « Célibataires, libres de toute attache, ils vont et viennent en fonction des besoins » (p. 155). « Les Perraguin ne se privent pas de puiser dans ce vivier d’aides potentielles qui ne coûtent rien ou presque » (p. 157).

5Le nerf de la guerre, l’argent, fait l’objet du chapitre VIII. Chez les maquignons, il revêt des aspects et un rôle particuliers : « Monnaie de métal précieux ou papier : argent liquide et fluide, comme l’eau courante. Pas de chèque » (p. 173). En raison du « souci de l’épargne dans les campagnes, de la crainte de ne pouvoir faire face à quelque dépense imprévue[, l]’or ne circule plus, il dort dans une cachette » (Id.). Le chapitre IX traite des « Liens et attachements ». Même si le « Système D… Débrouille-toi et c’est tout » (p. 191) règne ici en maître, « tout commerce actif et rentable implique une forte sociabilité » (p. 194). « Amoureux de leur liberté, ils [les maquignons] sont donc aussi, par le truchement du cheval, des professionnels du lien social et de la diversité culturelle qui va de pair » (p. 195). Malgré la place centrale du cheval – « Les vignerons étaient mieux mariés avec leur cheval qu’avec leur femme » (p. 199) ; « Une maison est plus belle avec un cheval dedans » (p. 200), etc. –, le tracteur a fini par avoir raison de l’animal. Ce bouleversement s’est manifesté notamment par la fin « de la petite boucherie chevaline de campagne qui absorbait les vieilles bêtes décharnées pour en tirer du saucisson destiné à une clientèle ouvrière » (Id.) et par l’avènement « du cheval de viande, né et élevé pour cette seule finalité […]. Un séisme, un deuil à faire pour la génération des paysans et des marchands qui l’ont vécue » (Id.).

6Le chapitre X (« Pouvoirs ») montre que, « dans le monde rural, les marchands de chevaux occupent une position de notables » (p. 211). Marchands de chevaux et marchands de vaches ne se fréquentent pas, ne logent pas dans les mêmes hôtels : « le crottin, ça ne salit pas comme les bouses de vaches » (p. 213). « D’une manière ou d’une autre, le cheval ennoblit ceux qui en vivent » (p. 214), un vernis renforcé par la fréquentation des officiers de la cavalerie militaire et des Haras nationaux. « Déclin et mutations » (chap. XI) arrivent après la Seconde Guerre mondiale. La demande en chevaux est encore forte, mais le Plan Marshall (1947) encourage la motorisation, dans les champs (tracteurs) comme sur les routes (camions bétaillères). Les chevaux lourds ne trouvent bientôt plus preneurs dans les fermes.

7« Le frère rebelle » (chap. XII) est l’un des frères Perraguin. Ayant fait un mariage que les autres ont considéré comme une mésalliance, car sa femme faisait office de bonne, le couple dut aller s’installer à l’écart de la famille, à la différence de Jean-Claude Perraguin qui, après avoir multiplié les expériences professionnelles, est reconnu comme « L’héritier » (chap. XIII).

8Mais tous doivent « Innover » (chap. XIV). Dans les années 1950, les Perraguin se déplaçaient en 2 CV. Alors que les quatre frères « faisaient » chacun deux cents bêtes, ce nombre sera divisé par deux après 1960. La motorisation des campagnes « détruit le commerce de poulains voués au travail et instaure le règne de la boucherie » chevaline (p. 280). Les maquignons se mettent alors à faire naître et à élever des poulains de races lourdes : ardennais, bretons, percherons. Ils achètent des étalons et font payer les saillies, ce qui les force à s’adapter aux normes des Haras nationaux. Mais des traditions subsistent : « La queue écourtée est bien la marque d’une résistance aux temps qui viennent, déjà advenus ailleurs. La signature d’une culture paysanne attachée au cheval de trait » (p. 297). Au milieu du xx^e siècle, émerge un monde hybride de « Passions partagées » (chap. XV), fondé sur deux piliers : l’équitation ludique et sportive, d’une part, la filière hippophagique, d’autre part. Tandis que « le monde rural vieillissant folklorise le cheval de travail » (p. 303), « en bon maquignon, l’étalonnier “néo” flaire monde qui vient et repère les tendances qui se dessinent » (p. 304) : du trait de travail (la « tire ») à la discipline sportive du « trait-tract » (courses de traîneaux lourdement lestés, très populaires au Japon depuis 1945), de la pratique marginalisée du voyage tsigane à la mode du roulottage touristique. Alors que s’achève le « siècle des Perraguin », 1880-1980 (p. 337), Jean-Claude Perraguin entre dans une « phase de prospections tous azimuts » (p. 319). Maîtres dans l’art du « système D », les maquignons s’affirment comme de « fins connaisseurs des sociétés locales […]. À la fois physique et psychologique, le métier relevait de la lutte et de la séduction » (p. 339). Des fermes aux clubs hippiques, de l’animal de travail et de boucherie et même à l’animal de compagnie (p. 340), les maquignons ont su s’adapter à tout.

9L’ouvrage est utilement complété par un index des lieux (p. 343) et un index des personnes et des institutions (p. 353). Parmi les documents placés en annexe qui closent le volume figure une intéressante « Carte des productions chevalines françaises (1909) ». Si Le Cheval en robe de mariée a été « écrit comme un roman », le moins que l’on puisse dire est qu’il ne se lit pas comme tel ! Il est en effet nourri, pour ne pas dire surchargé, de longues citations tirées des enregistrements de terrain sur lesquelles le lecteur bute à chaque instant : sans doute de tels extraits étaient-ils nécessaires, mais pas de manière aussi massive et répétée. Autre regret : l’organisation thématique de la matière du livre, qui apparaît quelque peu artificielle. Peut-être aurait-il été préférable d’opter pour la formule du journal de terrain en suivant une trame chronologique. Cela aurait rendu la lecture plus aisée et surtout plus instructive quant à la réalité de l’enquête ethnographique. Malgré ces réserves, le nouvel ouvrage de Bernadette Lizet est un travail salubre en ce sens qu’il est l’un des rares à avoir entrepris de lever le voile sur la face cachée de la démarche ethnologique.