1Nul n’était mieux placé que Delphine Blanc, altiste professionnelle et docteure en sociologie, pour explorer l’univers composite et bien moins harmonieux qu’il n’y paraît des orchestres de musique classique, surtout si, comme le fait l’autrice, on considère plusieurs types de formations musicales, ainsi que les différents acteurs professionnels qui constituent leur environnement : régisseurs, techniciens, administrateurs, etc. (« Prélude »).

2La première partie de l’ouvrage (« Les métiers de l’orchestre – parcours et compétences ») commence par examiner comment « Devenir musicien d’orchestre ». « L’entrée en musique » (p. 25) dépend largement du contexte familial, en particulier de la disponibilité nécessaire de l’un ou des deux parents pour conduire les apprentis musiciens de cours en cours (« parent-coach », p. 28). L’enseignement musical se transmet de maître à élève, principalement au sein de « conservatoires » municipaux ou à rayonnement régional (Crr) et du Conservatoire national supérieur de musique et de danse (Cnsmd à Paris et à Lyon). Entre 7 et 25 ans, tout musicien passe au moins seize années de sa vie dans l’univers des conservatoires. L’apprentissage musical est mélodique, mais également physique (pour la posture, le maniement de l’instrument) par « incorporation corporelle » (p. 36) : le professeur n’explique pas, il montre l’hexis, la manière de se tenir, de se mouvoir. Quand il commence à jouer en orchestre, le musicien doit en outre apprendre à s’intégrer à son « pupitre », c’est-à-dire au groupe des instruments semblables au sien, et à en comprendre et assimiler les codes, comme au sein d’une équipe de football (p. 37). Toujours est-il que les musiciens d’orchestre exercent un métier fort différent de celui des solistes. Aussi importante la formation dans un conservatoire soit-elle pour entrer dans un orchestre, la tradition française favorise l’apprentissage par le « cacheton », c’est-à-dire « le fait de jouer directement dans une formation, surtout en étant rémunéré », plutôt qu’« une formation professionnelle encadrée » (p. 43). Les orchestres français recrutent par concours, véritable rite de passage pour les jeunes musiciens qui doivent souvent en passer une quinzaine avant d’être engagés.

3Aucun orchestre ne peut fonctionner sans le travail des « régies » – régie lumière, régie son, régie plateau (scène) –, sur lesquelles repose l’organisation matérielle d’un spectacle, avant, pendant et après l’événement. Les régisseurs ont suivi des formations spécifiques (Brevet d’études professionnelles ou Bep, ancien Baccalauréat Sciences et technologies industrielles ou Sti) ou bien sont des musiciens reconvertis. Les responsabilités et les contraintes techniques de la régie peuvent être à l’origine de conflits avec l’orchestre. Entre les instrumentistes, dont les métiers sont valorisants et valorisés, et qui communiquent par le geste, et les administrateurs, travailleurs des coulisses, qui communiquent par la parole, le dialogue est parfois difficile.

4Quant au « Chef d’orchestre : artiste et manageur » (p. 79), ses fonctions nécessitent des compétences musicales et sociales : ces dernières, qui s’exercent autant hors- que sur scène, expliquent que les chefs font rarement l’unanimité parmi les musiciens. « Les musiciens ont à l’égard des chefs une forte exigence, façonnée par l’apprentissage instrumental classique qui repose sur la quête puis l’éradication du défaut dans l’émission sonore » (p. 92) ; « un “bon chef” doit avoir une “bonne main” et une vision qui surpasse celle de l’instrumentiste » (p. 93). Sans cesse testés par les musiciens, les chefs doivent savoir manier l’art de la communication, d’où des « cohabitations houleuses » (p. 94) et des « rencontres sous tension » (p. 95), avec toutefois des situations qui dépendent des régimes statutaires des orchestres, entre formations permanentes traditionnelles ou ensembles baroques, et des rapports de pouvoir qui s’y jouent.

5« Le monde des orchestres » (2^e partie du livre) est en effet loin d’être uniforme et cela n’est pas sans conséquences sur leur mode de fonctionnement. Tandis que les personnels des orchestres permanents ont à « gérer la routine » (p. 107), ceux des ensembles spécialisés, baroques notamment, qui sont intermittents, font « le choix de la liberté » (p. 123). Entre les deux figurent les orchestres indépendants, où la « responsabilité [est] partagée » (p. 141). À quoi s’ajoutent ces modèles coopératifs que sont les orchestres de société français (orchestres Colonne, Lamoureux, Pasdeloup), les orchestres autogérés anglais (Philharmonia Orchestra) et allemands (Concerto Köln), ainsi que ces « nouveaux modèles » (p. 163) représentés par les orchestres d’associations (« Les Siècles »), dont les musiciens sont membres et se répartissent le pouvoir.

6Le « vivre ensemble à l’orchestre » (3^e partie) n’est pas moins complexe. Les musiciens ne se connaissant pas forcément, ils entretiennent souvent des interactions tendues, de même qu’avec la régie et, a fortiori, le régisseur qui apparaît comme une sorte d’« éminence grise » (p. 187), ou encore avec le directeur technique, guide et « gardien des lieux » (p. 186). « La tournée, un moment à part » (p. 190), entraîne les mêmes difficultés qu’en temps ordinaire, mais décuplées par les problèmes logistiques de transport et de logement, sans que cela ne doive interférer sur la production artistique. « Une culture de clan » des artistes (p. 203) s’affirme dans une opposition au management, mais aussi parfois à certains musiciens bénéficiant d’un poste exposé, comme le « musicien pédagogue » (p. 206) qui est de plus en plus sollicité pour des actions éducatives. Si bien que, entre les musiciens, entre les musiciens et le chef d’orchestre et entre les musiciens et les autres acteurs, se nouent des relations non verbalisées que l’autrice qualifie de « frémissantes » (p. 213).

7En conclusion (« Coda »), Delphine Blanc insiste sur les « clichés tenaces véhiculés par la figure de l’artiste […] : d’un côté, l’artiste libre, qui serait dans la vérité de l’art, et de l’autre, l’artiste salarié, moins “authentiquement artiste”, déchu de sa sacralité, redevenu un individu normal, trivial […]. En réalité, devenir musicien d’orchestre, c’est intégrer un établissement culturel soumis aux vicissitudes inhérentes à toute entreprise commerciale, un organisme qui pour produire de l’art nécessite la collaboration efficace d’opérateurs issus de divers champs professionnels » (p. 236), entre lesquels la collaboration peut s’avérer délicate. S’ensuit une dichotomie entre : « D’un côté, des musiciens salariés qui se débattent pour ne pas tomber dans la routine ; de l’autre, des musiciens free-lance qui, s’ils n’ont aucune garantie, ont du moins la satisfaction de n’avoir pas sacrifié leur âme sur l’autel de la sécurité » (p. 238), car « l’insécurité sociale est inhérente à l’engagement artistique » (Id.). D’où, pour les musiciens professionnels, une difficulté de maintenir un niveau d’activité constant du début à la fin de leur carrière (p. 239). La situation se complique d’une crise plus récente : « À présent, de nouveaux orchestres voient le jour. Pour être vraiment novateurs – être les nouveaux pionniers ! –, il leur incombe déjà de sortir de systèmes binaires, chefs-instrumentistes, instrumentistes-administration, et de réfléchir aux modalités de leur engagement, clé d’une plus grande satisfaction morale, sociale et musicale, pour tous » (p. 241).