- 1 Pour une version française de ce texte de Max Gluckman, cf. la traduction et la discussion proposée (...)
1L’inauguration d’un pont enjambant la Black Umfolosi River, dans la juridiction de Mahlabatini en Afrique du Sud, est devenue un événement qui, dépassant de loin les frontières du Zululand, a constitué un tournant majeur dans l’anthropologie. Sous la plume de Max Gluckman (1940), cette scène, qui se déroulait en janvier 1938, a en effet donné à voir, pour la première fois, non plus les seules spécificités culturelles d’une société traditionnelle isolée, mais la relation asymétrique entre colonisés et colonisateurs impliqués dans une situation coloniale1.
- 2 Nous avons d’abord cru que le pont avait disparu. Après avoir scruté le texte de Max Gluckman et pa (...)
- 3 Cf. aussi l’article de Tony Carnie, « Creecy Beefs up Zululand Rivers Pollution Probe after Coal Wa (...)
- 4 Cf. Sakhiseni Nxumalo, « Roads Leading to Kzn’s Hluhluwe iMfolozi Park Flooded », 17 février 2023, (...)
- 5 Cf. Joseph Chirume, « Eastern Cape Drought : Vandals Make Matters Worse for Water-Starved Graaff-Re (...)
- 6 Cf. Bongani Mthethwa, « R200m for Drought Relief : Kzn Mayor Wants to Know where It Went », 29 aoû (...)
2Aujourd’hui, les alentours de ce pont ont bien changé, cependant ils présentent peut-être des enseignements pertinents pour l’anthropologie des mondes contemporains. D’après nos recherches sur cette zone2, en amont et en aval de la rivière, deux économies ont largement modifié le paysage et les conditions de vie des habitants. En 2010, pour étendre des exploitations de canne à sucre et assurer leur irrigation, la Umfolozi Landowners Association a endigué et canalisé de manière artificielle la rivière Umfolozi (Cyrus, Schutte & Vivier 2020). En aval, c’est le développement de mines de charbon qui, reposant lui aussi sur une importante consommation d’eau, a drainé la même rivière et contribué à la polluer par le ruissellement toxique de résidus miniers (Simpson et al. 2019)3. Des terres, auparavant consacrées à l’agriculture et à l’élevage, ont été accaparées, parfois de manière illégale, par les entreprises minières. De nombreux détournements d’argent et beaucoup de prises d’intérêts ont accompagné l’obtention des permis d’extraction, impliquant conjointement des chefs traditionnels locaux et des représentants du gouvernement sud-africain au sein du Department of Mineral Resources et du Department of Minerals and Energy (Llewellyn 2023). Les passe-droits dont bénéficient ces entreprises ont favorisé une appropriation à leur profit des ressources hydriques, jusqu’à provoquer des sécheresses sévères (Ebhuoma et al. 2020). Celles-ci ont pour conséquences des ruptures d’approvisionnement en eau, une humidité relative de l’air inférieure à la moyenne, la mort du bétail, de mauvaises récoltes et la flambée des prix des denrées alimentaires (Llewellyn 2023). À ces périodes de sécheresse succèdent des saisons d’inondation, impactant les zones agricoles comme les infrastructures4. À l’intérieur de l’organisation sociale et de genre locale, les femmes qui sont chargées de l’approvisionnement en eau se trouvent directement affectées, devant se déplacer toujours plus loin des espaces d’habitation. Dans ce contexte de crise, les pillages5 sur les infrastructures communes augmentent et l’aide qui devait être distribuée aux petits exploitants locaux, afin de pallier la mort du bétail et de maintenir une agriculture de subsistance, est interceptée en cours de route par l’élite locale6.
- 7 Cf. le numéro de la revue Dialectiques (Augé, ed. 1977) regroupant les contributions de Gérard Alth (...)
3Cette situation sociale fait apparaître plusieurs pratiques d’extraction des ressources naturelles, d’accaparement des terres, de captation des soutiens financiers, de mise en dépendance, de pillage, d’usage irrégulier et discrétionnaire du droit, ainsi qu’une multiplicité d’acteurs qui agissent de façon coordonnée. Peut-on penser ensemble ces pratiques et l’intensité des destructions qu’elles suscitent ? Et si oui, comment ? Pour répondre à ces questions, nous proposons de nous servir de la notion de « prédation », comprise ici comme un processus d’accumulation qui se fait par et dans la destruction. Porté par un projet d’anthropologie politique, l’objectif du présent numéro thématique est de réunir des études de cas qui mettent à l’épreuve le caractère heuristique de cette approche situationnelle de la prédation. Il s’agit d’identifier des « situations de prédation » pour les décrire minutieusement, les analyser et interroger leur imbrication dans le capitalisme en général. Cette notion de prédation nous paraît en effet particulièrement fertile dans la mesure où elle permet tout d’abord d’insister sur les dimensions matérielles, inégales et brutales de certaines relations sociales. Les rapports sociaux de prédation entraînent des formes de mise en danger des uns au profit des autres, dans une relation d’asymétrie et à travers différentes modalités de contraintes, dont la violence. Ensuite, une approche situationnelle de la prédation offre la possibilité d’élargir l’analyse à ce qui fait l’objet d’une accumulation, hors de la sphère productive, en mobilisant à cet égard les travaux qui, dès les années 1970, ont souligné l’articulation des modes de production et la porosité des frontières entre production et reproduction7. Pour ce faire, comme le proposait Max Gluckman, il nous faut adopter un regard qui soit attentif à la manière dont les interactions du quotidien sont imbriquées dans des structurations sociales, politiques et économiques. Cela permet de déceler les processus sociaux émergents à partir d’une configuration de détails disparates, afin de comprendre une situation particulière (Comaroff & Comaroff 1999). Pour appréhender ces situations, nous portons une attention particulière aux pratiques (de violence, de pillage, de spoliation) – telles que celles qui ont cours autour du pont – et aux logiques qui les organisent. Enfin, nous verrons à la lecture de ce numéro, comme dans la suite dans cette introduction, que des conditions, notamment de captivité, propices à l’exercice des pratiques prédatrices sont à la fois produites et nécessaires pour leur accomplissement.
4Si chacun des articles réunis dans le dossier s’attache à exposer des situations singulières à partir d’une démarche ethnographique, en mettant en usage la notion de « prédation » pour voir ce qu’elle apporte à la compréhension des dynamiques en présence, nous proposons quant à nous d’envisager ce que permet une pragmatique de la prédation en en dessinant les contours d’une définition a minima. Nous ne suggérerons pas, en effet, de définition idéal-typique, pas plus que nous ne développerons de théorie de la prédation, mais nous tenterons plutôt d’identifier et de décrire, dans chaque situation, les mécanismes propres des logiques de prédation, ainsi que les cumuls d’expériences et de structuration qu’elles produisent.
5Nous reviendrons, dans un premier temps, sur la façon dont la notion de prédation a été utilisée par plusieurs auteurs dans deux des champs de la connaissance qui la mobilisent le plus, à savoir l’anthropologie et la théorie critique marxiste. Dans un deuxième temps, à partir de cette discussion, nous analyserons deux termes que nous associons à notre définition de la prédation – accumulation et destruction – pour mieux argumenter notre approche. Dans un troisième temps, nous mettrons le concept de prédation au travail à partir de ses limites conceptuelles, en montrant comment la prédation est façonnée par d’autres concepts qui lui sont proches tels que l’« extractivisme », la « dépossession » et l’« accumulation par captation ». Enfin, nous défendrons la portée d’une ethnographie situationnelle de la prédation tout en présentant les articles qui constituent ce dossier.
6Que ce soit comme concept ou comme terme plus ou moins générique, et à ce titre peu théorisé, la « prédation » est utilisée dans plusieurs traditions anthropologiques. Il ne s’agit pas ici de faire une généalogie exhaustive de cette notion, mais d’emmener le lecteur sur un chemin théorique. Confrontées les unes aux autres, diverses littératures font en effet apparaître des points de tension, qui nous semblent fructueux pour discuter le concept de prédation et son apport heuristique, tout en nous permettant de poser les premiers jalons de notre propre définition et de notre démarche.
7La notion de prédation telle qu’elle a été employée en anthropologie apparaît en premier lieu comme une remise en question de la centralité classiquement accordée à l’échange (Lévi-Strauss 1943). Son développement dans les études sur l’Amazonie à partir des années 1980 répondait, comme le note Laurence Charlier Zeineddine, à une volonté de « mieux comprendre des phénomènes sociaux dont le paradigme de l’échange, jusqu’alors dominant dans cette aire régionale, ne parvenait pas à rendre compte » (2015 : 19). Ainsi, les anthropologues Eduardo Viveiros de Castro (1996), Carlos Fausto (1999, 2024), ou encore Philippe Descola (1993, 2005) et Dimitri Karadimas (2007) se sont intéressés aux rapports de prédation comme paradigme de la relation à l’Autre, qu’il soit humain ou non. Dans leurs travaux, la relation de prédation constitue la modalité de l’ethos amazonien en termes d’échange.
- 8 Selon Philippe Descola (2005), le schème de la prédation serait illustré par les groupes de Jivaros (...)
8Plus précisément, Philippe Descola (2005) a cherché à signifier la façon dont les quatre grands modes ontologiques qu’il a théorisés – l’animisme, le naturalisme, le totémisme et l’analogisme – sont structurés et différenciés en interne par des schèmes classificatoires de relation qui organiseraient les comportements concrets. Dans un premier groupe, où les interactions avec autrui sont conceptualisées sur un plan d’équivalence ontologique, trois schémas relationnels peuvent être distingués : le don, l’échange et la prédation8. Le don est caractérisé par un transfert consenti sans obligation d’un contre-transfert (i.e. une relation asymétrique positive), l’échange par un transfert consenti qui requiert une contrepartie (i.e. une relation symétrique), la prédation par un transfert non consenti et sans obligation d’un contre-transfert (i.e. une relation asymétrique négative). Ainsi, à la différence du don et de l’échange, dans l’acte de prédation il s’agit de s’emparer d’une chose sans offrir de contrepartie. C’est donc une opération unilatérale, ne relevant pas de la réciprocité et qui s’impose à celui vers lequel elle se dirige. Dans la mesure où elle sert à produire l’identité du prédateur, la prédation est alors indispensable à la perpétuation d’un individu ou d’un groupe social.
- 9 Prédateur humain dont on dit qu’il vient retirer la substance vitale de ses victimes.
9Cette proposition ayant connu un grand succès, elle a donné lieu à plusieurs discussions et à des réajustements concernant la place de la prédation dans les ontologies et dans l’élaboration d’autres relations. Carlos Fausto (2024) attire ainsi l’attention sur son insertion dans un processus plus déterminant, celui de l’apprivoisement ou de l’adoption, et propose une théorie de la « prédation familiarisante ». Jatin Dua (2019) note que la prédation n’est pas simplement la négation d’une relation mais, au contraire, un mode d’engendrement et de maintien de formes relationnelles. À partir de l’étude du rituel de la bière de parépou dans la société miraña, Dimitri Karadimas (2007) montre que don et prédation ne sont pas antinomiques, mais représentent deux moments d’un même processus d’échange. Il fait valoir qu’une première partie de l’opération rituelle ressemble à un échange agonistique, où le don ostentatoire écrase celui qui reçoit car il n’est pas en mesure de répondre, créant ainsi une dette. Dans un deuxième temps, le donateur se sent légitime à (re)prendre un équivalent (selon lui) de ce don. Ici, l’acte de prédation se déguise en don qui est à son service. Laurence Charlier Zeineddine (2015), pour sa part, explique dans son étude du lik’ichiri9, dans les Andes, que la prédation est aussi liée à une réflexion politique lorsqu’elle est corrélée à la domination et à l’exploitation.
- 10 À ce sujet, Philippe Descola évoque la possibilité de substituer un schème de relation dominant à u (...)
10Au-delà de ces débats, on comprend que, dans ce schème théorique, la prédation – tout comme le don ou l’échange – concerne la manière dont un collectif se représente le monde et lui-même. Il s’agit d’une théorie globale des modes de relations, caractérisant une particularité fondamentale de l’action humaine et l’ethos d’un collectif structuré par l’opposition proie/prédateur10. Elle est productive au sens où elle représente une modalité d’engendrement ou de maintien de formes relationnelles. Et elle fournit une théorie de l’être (rapport ontologique) et une définition de l’Autre (rapport d’altérité).
11Donnant la part belle aux représentations, ces conceptualisations ont été critiquées soit de manière radicale, soit dans une tentative de rééquilibrage en incorporant des dimensions politiques et économiques. Amy Penfield souligne ainsi que, « dans un monde où beaucoup de peuples indigènes ont abandonné la guerre pour l’activisme politique, remplacé les peintures de guerre par des tenues de football et où ils manient désormais des ordinateurs plutôt que des lances, de telles représentations d’agressions révolues semblent scandaleusement anachroniques » (2023 : 12, notre traduction). Il faudrait donc s’interroger sur « la valeur de la prédation en tant qu’outil analytique, au-delà de la réaffirmation de l’attrait de la différence ou de la mise en avant des cosmologies merveilleuses et insondables de peuples indigènes supposés intacts, un point de vue qui ne fait que raviver les prédilections coloniales » (Ibid.). Par ailleurs, à partir de la rumeur selon laquelle les populations shuar d’Amazonie seraient dorénavant les victimes de « coupeurs de têtes » blancs, Natalia Buitron et Grégory Deshoullière (2023) montrent comment cette rumeur renvoie aux expériences d’exploitation, de dépossession et à la peur des Shuar de devenir des proies. Bien que, guidés par l’appât du gain, ils soient prêts à s’impliquer dans le marché capitaliste, cette rumeur est révélatrice de leur perception de la fragilité de la place qu’ils occupent dans les filières commerciales, nourrie par la réalité de « relations d’assujettissement et de prédation dissimulées par des échanges marchands prétendument libres et égaux » (Ibid. : 34).
12Cette littérature amazoniste nous permet d’amorcer le travail de définition de la notion de prédation comme mode relationnel. Il convient dès lors de déplacer la focale des représentations du couple proie/prédateur pour penser plus spécifiquement la prédation dans la pratique sociale (Keller & Sarti 2018), c’est-à-dire dans le cadre des rapports sociaux et des échanges matériels auxquels ils donnent lieu.
- 11 Pour une définition naturaliste de la prédation, cf. Patrick Triplet, Dictionnaire encyclopédique d (...)
13Inscrire davantage la question de la prédation dans les pratiques matérielles implique de l’englober dans le champ plus large des transferts de biens. À partir d’une relecture critique de l’œuvre séminale de Marcel Mauss sur le don, l’anthropologue Alain Testart (2006) proposait une classification des divers transferts de biens et replaçait la prédation aux côtés du don et de l’échange. Il distinguait l’échange (un transfert où une contrepartie est exigible) et le don (un transfert où une contrepartie n’est pas exigible et où un transfert primaire ne l’est pas non plus) des transferts qu’il nommait du « troisième type (t3t) », où un transfert primaire est exigé mais sans contrepartie exigible. Cette typologie a été amendée par Christophe Darmangeat (2016), qui sépare l’échange libre (transfert primaire non exigible, contrepartie exigible) de l’échange obligatoire (transfert primaire exigible, contrepartie exigible). Le philosophe François Athané (2009) a proposé, quant à lui, d’introduire une autre variable dans cette classification, celle des transferts illégitimes. Il s’agit des transferts exigés sans toutefois être exigibles, comme peuvent l’être les vols. L’auteur parle alors de transferts du « quatrième type (t4t) » et les qualifie de « prédation ». La prédation serait ainsi définie comme un transfert non exigible, mais exigé néanmoins car obtenu par un usage illégitime de la force. En arrière-plan se dessine de ce fait la question du recours – ou de sa menace – à la violence. Cela rappelle également les définitions naturalistes de la prédation, où elle apparaît au sein de différentes interactions entre espèces, telles que l’attaque d’un organisme sur un autre pour se nourrir et se perpétuer11.
- 12 Cf., à ce sujet, les remarques de Judith Scheele dans l’entretien concluant ce dossier, lorsqu’elle (...)
14Si ces catégories de transferts révèlent des points importants sur lesquels nous reviendrons, leur logique typologique en limite les apports ethnographiques et comporte le risque de négliger la malléabilité des formes relationnelles observées dans les situations de prédation. Comme l’indique l’historien Rodolphe Keller (Keller & Sarti 2018), les travaux présentés ci-dessus envisagent les types de transferts comme des entités discrètes et distinctes les unes des autres, alors que, dans la pratique, des dynamiques croisées et complexes existent. Cela rappelle par ailleurs une remarque de Dimitri Karadimas, pour qui « la prédation pure qui n’impliquerait pas de notion de réciprocité est une illusion sociologique, ne prenant pas en compte la réalité des pratiques » (2007 : 106). En ce sens, afin de reconnaître les nuances dans les pratiques, il est possible, à partir des travaux de l’anthropologue américain Marshall Sahlins (1972), de différencier les formes de transfert non plus en catégories étanches, mais selon un continuum en fonction des degrés de réciprocité. La réciprocité positive, représentée par le don pur, s’opposerait à la réciprocité négative12, associée à la prédation. Entre les deux, prendrait place une infinie gradation de pratiques soumises à des modalités de réciprocité ou de contrainte. Se dégage alors une logique de prédation selon les degrés variables de contrainte au sein de diverses pratiques, telles que le marchandage, la tricherie ou le tribut. Les observations de Julien Brachet et Judith Scheele (2019, 2022) chez les Tubu de la ville de Faya au Tchad illustrent parfaitement la nécessaire prise en compte de la fluidité entre ces pratiques, notamment lorsqu’ils montrent que le vol peut être interprété comme un refus d’accepter un cadeau et comme un moyen de rendre de l’autonomie et de l’agentivité à celui qui vole et donc reçoit le don.
15Cette perspective graduelle éclaire une dimension centrale : la logique des acteurs pris dans ces rapports et leurs interprétations de ces échanges. Comme nous l’avons vu, l’analyse en termes de types de transferts permet d’interroger le couple prédation et illégitimité. L’illégitimité, ainsi que le note Christophe Darmangeat (2016), soulève la question du point de vue : sur quel critère déterminer la communauté de référence pour laquelle le transfert serait illégitime ? Le cas des Tubu de Faya rappelle que cette question doit être posée au regard de l’acceptation collective dans un contexte donné, tant l’idéal de la réciprocité et la condamnation du vol ne résistent pas toujours à l’étude empirique. Les interlocuteurs de Judith Scheele et Julien Brachet paraissent indifférents à l’égard de l’équilibre des relations et valorisent l’autonomie contenue dans le vol. Pour autant, au-delà de son degré d’acceptabilité ou de sa connotation morale, il nous semble que cette question nous oriente sur une composante déterminante : celle du conflit. Si, à Faya, la fluidité des catégories de vol et de cadeau est adossée à une fluidité des hiérarchies sociales, il reste, précisément, que la prédation gagne à être abordée dans les relations qu’elle affecte et sur lesquelles elle se fonde. C’est là la critique qu’a adressée Claudio Lomnitz (2005) à la théorie de l’échange et du don, et au substrat évolutionniste qui lie réciprocité et proximité des relations chez Sahlins. Reconceptualisant la réciprocité négative (dont les flux sont unidirectionnels), il insiste sur la prégnance des cas, nombreux, y compris dans l’intimité, dans lesquels les flux unidirectionnels suivent des relations asymétriques en allant de ceux qui ont le moins vers ceux qui ont le plus et en s’inscrivant dans des rapports de domination.
16Prendre en compte ces enjeux de domination appelle à élargir le cadre théorique à un troisième ensemble de travaux qui permettent de saisir, dans des situations telles que celle entourant le pont, les formes d’asymétrie, de violence et de conflit qui s’y manifestent.
- 13 Bien que, selon Emmanuel Terray (2010), il n’y ait pas lieu de regrouper en une école française mar (...)
17Prise dans sa dimension matérielle et comme intervenant dans des rapports asymétriques, la prédation conduit à la question de l’accumulation. Sans que cette dernière ait donné lieu à une élaboration théorique, ni même à une définition claire, on retrouve le terme, mais surtout ses actions concrètes – raids, pillages et razzia –, dans les travaux menés dans les années 1970-1980 en France, dans une perspective d’anthropologie économique marxiste13 ou d’anthropologie historique et politique. Comme pour la littérature structuraliste en Amazonie, c’est à partir d’études sur les guerres, au sein des sociétés africaines cette fois, que se dégage une réflexion sur les pratiques de prédation permettant l’accumulation, notamment d’hommes, rendue possible par la guerre (ou la menace de celle-ci). Si elle n’est pas définie, la prédation apparaît chez Jean Bazin (1982) comme une agression unilatérale du chasseur contre la victime. Dans son étude de la guerre dans le royaume de Ségou, il en distingue plusieurs types, parmi lesquels se trouve la « guerre totale », encore appelée la « guerre rouge », dont l’objectif est la destruction de la tribu adverse en tant qu’entité autonome pour pouvoir incorporer des captifs et, donc, accumuler des hommes. Dans cette guerre, le but n’est pas d’établir la paix, mais de constituer et d’accroître l’appareil guerrier pour pouvoir étendre la domination. Dans le même ouvrage, Emmanuel Terray (1982) indiquait que l’intérêt principal de la guerre est de modifier la répartition entre forces de production (les hommes) et produit. Ainsi, dans le contexte du royaume Akan, la croissance économique ne peut que résulter de l’addition de nouvelles unités à celles qui sont déjà en activité – notamment par l’esclavage. La dimension accumulatrice de la prédation n’est donc ni abstraite ni métaphorique, mais correspond bien ici à un enjeu de production et de reproduction économique, notamment par la violence.
- 14 Le rapport de production est défini, selon Emmanuel Terray, par « la relation qui s’établit entre p (...)
18Analysée du point de vue des rapports de production14, la prédation engage d’emblée la question de l’asymétrie. Jean Bazin notait que la disparité des forces en présence et l’impossibilité de leur égalité sont des conditions nécessaires dans les logiques de prédation associées à la « guerre rouge ». Il soulignait également que cette dynamique repose sur (mais surtout reproduit) des formes de dépendance – sur lesquelles nous reviendrons plus loin. Cette perspective soulève dès lors le problème du politique : « ce rapport de production fondamental qui à la fois unit et oppose l’État et la masse de ses dépendants définit un champ politique […] dans lequel les divers intérêts sociaux s’affrontent ou convergent » (1982 : 370). C’est donc à la question du ou des pouvoir(s) et des conflits que conduit cet usage de la notion de prédation. De même, dans les travaux de Michel Naepels (2019), si la prédation n’apparaît pas comme un rapport de production spécifique, elle participe des logiques qui façonnent les conditions de vulnérabilité, ou de détresse. Elle est conçue comme la captation de la plus-value par des acteurs formellement extérieurs à la production, mais qui la protègent ou la ponctionnent en bénéficiant d’une place dans l’État ou de leur capacité à recourir à la violence. Ce faisant, elle s’inscrit dans des pratiques économiques et contribue à définir un champ du politique, de la menace et de la protection.
- 15 Cf. la discussion sur l’accumulation primitive que proposent Philippe Bourgois et Laurie Kain Hart (...)
19Enfin, d’autres auteurs partant de traditions théoriques proches ont mobilisé la notion de prédation à l’échelle macro, comme entrée analytique pour l’étude du capitalisme contemporain. C’est d’abord le cas des économistes qui, après Thorstein Veblen, parlent de « prédation économique ». Réactualisée en 2008 par l’économiste américain James Galbraith, la prédation économique moderne définirait une nouvelle phase du capitalisme américain, dans laquelle l’État assisterait les grandes entreprises dans leur quête de profits, siphonnant dans le même mouvement les institutions publiques. En France, l’économiste Mehrdad Vahabi (2016) développe une économie politique de la prédation en proposant d’intégrer la sphère du conflit dans l’analyse économique. Puis, de manière plus intéressante pour notre approche, des anthropologues se sont penchés sur la prédation dans le cadre d’une relecture de l’« accumulation primitive » de Karl Marx (aux côtés de géographes sur lesquels nous reviendrons). En particulier, Philippe Bourgois convoque le concept d’« accumulation prédatrice » pour comprendre, entre autres, les transformations actuelles des quartiers les plus pauvres des inner-cities (2018). Il met ainsi en perspective la période contemporaine d’abus et de violence dictés par des formes d’accumulations prédatrices avec celle de l’essor du commerce mercantile et des capitalismes industriels du xvie au xixe siècle, tels que décrits par Marx à partir des mécanismes d’accumulation primitive15. Là où la pensée de Marx s’arrêtait à l’exploitation des travailleurs, l’intérêt de l’analyse de Philippe Bourgois est de montrer que la prédation permet de capitaliser sur des populations non travailleuses, de plus en plus « lumpenisées » et exclues de l’économie légale. De manière similaire, la prédation apparaît chez Saskia Sassen (2014) dans sa réflexion sur l’expulsion de pans entiers de la population de l’espace économique, pour aborder les formes de brutalités inédites du capitalisme contemporain. Les situations d’incarcération en masse aux États-Unis, de déplacement forcé de milliers d’Afghans, de Soudanais ou de Yéménites, ou encore de construction de camps de réfugiés aux frontières Sud de l’Europe seraient à comprendre ensemble, puisqu’elles signaleraient toutes trois, au-delà de leur contexte spécifique, la présence de logiques d’expulsions systémiques. C’est à ce titre que la sociologue développe la notion de « formations prédatrices » (predatory formations). Ces expulsions ne sont pas le simple résultat de décisions individuelles ou d’actions gouvernementales, mais participent d’un assemblage d’intérêts, de conditions et de dynamiques plus larges qui se renforcent mutuellement. Saskia Sassen replace les logiques de prédation dans une continuité historique, en faisant référence à l’« accumulation primitive » comme élément central dans la transformation du capitalisme du xxie siècle. Ces auteurs rejoignent en cela les recherches menées par Kevin O’Neill, pour qui la prédation est « une expérience fondamentale du contemporain » (2019 : xiii), lui-même marqué par un processus d’exploitation qui opère par le biais de la capture, de l’enfermement et du contrôle. Kevin O’Neill se réfère plus spécifiquement au capitalisme mondial, comme forme de prédation caractérisée par des actes d’appropriation, parfois agressifs mais surtout obliques et insidieux, à des fins d’accumulation de profit.
20Si ces derniers exemples posent la question de l’opérationnalisation de la notion de prédation à l’échelle des configurations locales et des rapports sociaux concrets, ils actent définitivement l’intérêt théorique d’une approche par la prédation pour saisir les économies contemporaines et son potentiel heuristique dans la description des mécanismes d’accaparement des richesses.
21La notion de prédation peut donc être appréhendée à la croisée de plusieurs littératures, à travers lesquelles nous venons de tracer, à grands traits, un chemin possible. Mises en perspective les unes avec les autres, ces réflexions font ressortir des tensions productives. Ainsi, alors que certains auteurs posent la prédation comme un schème relationnel stable, lié à des ontologies particulières, d’autres au contraire développent l’idée de conflit, de domination et de transformation politique. Une autre tension se dessine entre une analyse classificatoire, qui permet de délimiter les contours de la prédation, et une analyse plus graduelle, interrogeant la notion même de réciprocité et critiquant une certaine illusion sociologique derrière ce concept. Une dernière tension, enfin, se met en place autour des échelles d’analyse de ces logiques, entre une échelle attentive aux rapports sociaux engagés dans la prédation et une échelle insérant la prédation dans une réflexion plus large, comme élément structurant de l’économie capitaliste. À partir de ce cheminement, nous avons jeté des jalons pour dégager a minima ce qu’une approche sous l’angle de la prédation peut permettre de saisir. Nous proposons de l’aborder dans sa dimension matérielle, en prenant en compte l’asymétrie des relations sur lesquelles elle s’appuie et qu’elle reproduit, et en intégrant ses manifestations les plus violentes.
22Notre approche des logiques de prédation met l’accent sur un paradoxe : il s’agit d’un processus d’accumulation – traditionnellement défini comme la concentration des richesses capitalistes – qui répondrait moins à l’accroissement de la productivité, source de profit pour l’entrepreneur, ou à la spoliation des biens et du travail d’autrui par les détenteurs des moyens de production, qu’à un mécanisme de destruction. Nous définissons les économies prédatrices par leur capacité à se maintenir, voire à prospérer, tout en compromettant la reproduction des vies humaines et non humaines impliquées dans le profit. Ce trait ne présuppose pas une intention malveillante des acteurs bénéficiaires de cette destruction – cela ne signifie pas qu’ils souhaitent activement mettre en péril les personnes affectées par leur production et leur environnement. Notre définition ne présume pas non plus que les relations sont purement ou exclusivement prédatrices ; elle n’exclut pas, voire s’enchâsse dans des rapports d’exploitation, mais aussi d’affection, de protection, ou d’entraide. Cependant, le caractère prédateur d’une activité économique renvoie à une répartition inégale des coûts et des bénéfices que représentent un secteur, un territoire ou un espace social donné, où les plus démunis subissent ses effets destructeurs, tandis que les plus privilégiés tirent avantage – en la revendiquant – de sa dimension productive.
23Notre appréhension de la prédation à travers ce paradoxe d’une accumulation par et dans la destruction ne prétend pas aboutir à une théorie générale de l’accumulation, ni affirmer que toute production capitaliste est prédatrice. Elle vise plutôt à ouvrir un espace de description de phénomènes que les perspectives classiques ou marxistes de l’accumulation négligent. Pour ce faire, les deux termes de notre définition méritent d’être mieux explicités. Tout d’abord, comment abordons-nous l’accumulation ? Pour répondre à cette première interrogation, nous nous appuyons sur les relectures de la théorie marxiste portées, en particulier, par les courants féministes. Dès les années 1970, et parallèlement à de rares auteurs ayant souligné l’articulation de différents modes et espaces de production (Meillassoux 1975), les travaux pionniers du féminisme matérialiste ont en effet induit un renversement de perspective en introduisant ce qui, jusqu’alors, avait été considéré comme des à-côtés du capitalisme, à savoir les sphères non productives et donc non sujettes à des formes d’accumulation. En cherchant à déceler ce qui, dans le système patriarcal, relevait de l’appropriation de valeurs des hommes sur les femmes, les féministes matérialistes ont élargi le champ de ce qui est accumulé.
24Cette ouverture sur l’appropriation de différents domaines d’expériences et de pratiques s’est notamment forgée, dans les premiers travaux du féminisme matérialiste, à partir de l’étude du « travail ménager » (Delphy 1983) ou de la sexualité des femmes (Tabet 2004 ; Mathieu 1985). Parmi d’autres développements, ces recherches ont servi de base à de nouvelles analyses du capitalisme, principalement proposées par l’anthropologie féministe anglo-saxonne. Car, si la relecture critique des courants marxistes auxquels échappait une partie conséquente des rapports sociaux (d’âge, de genre, de race) constituait déjà un élément déterminant des approches féministes matérialistes (Guillaumin 1972, 1978), des autrices ont, ces dernières années, prolongé cette critique épistémologique en la reliant aux réflexions sur le capitalisme contemporain, telles que menées par David Harvey ou Michael Hardt et Toni Negri. Elles montrent comment notre compréhension du capitalisme est restreinte car biaisée par la figure de l’ouvrier blanc de Manchester au xixe siècle, centrale dans l’étude empirique de Friedrich Engels (1845). Engels ignore en effet les femmes et l’ensemble du tissu social et familial permettant à cet ouvrier de se rendre chaque jour à l’usine, ce qui conditionne pourtant l’extraction de la valeur de son travail par les détenteurs des moyens de production. Ainsi les rapports d’exploitation propres à ces usines ne rendent-ils pas compte de toutes les dynamiques à l’œuvre dans cette situation, masquant, par une perspective réductrice et aveugle aux rapports de genre et de race, l’interaction avec d’autres formes d’extraction de la valeur. Ces populations n’étaient pas pour autant extérieures au capitalisme, qui s’accommode et se reproduit en intégrant les « disparités », c’est-à-dire la combinaison d’exceptions, d’illégalismes et d’irrégularités qui constituent autant d’expériences singulières par rapport au modèle capitaliste classique fordiste (Kasmir & Gill 2018).
25Dans cette veine, la philosophe Nancy Frazer (2022) revient, dans son dernier ouvrage, sur la nature même du capitalisme en en proposant une conception plus étendue. Selon elle, le capitalisme repose sur quatre socles non économiques pour assurer les conditions de son existence : des travailleurs dépendants et exploitables ; un travail de reproduction sociale permettant le renouvellement de cette force de travail ; l’accès à des ressources naturelles gratuites ou à bas prix ; et un ensemble de biens publics fournis par les États aux pouvoirs privés. Or, pour fonctionner, l’économie capitaliste a besoin d’entrer dans un rapport de prédation « cannibale » avec ces socles non économiques, tels que les familles et les communautés, les habitats et les écosystèmes, les compétences de l’État et des pouvoirs publics, afin de s’en nourrir. De sorte que, selon Nancy Frazer, le capitalisme ne peut être résumé à un système économique. Il doit être conçu comme un ordre social institutionnalisé, qui s’appuie sur des divisions structurelles internes – i.e. production/reproduction, nature/culture, économie/politique –, pour prospérer. Ces angles de vue féministes reformulent la question des classes, « générées au sein de dynamiques historiquement mouvantes de genre, race, sexualité et parenté » (Bear et al. 2023), et visent à penser l’hétérogénéité, la différence comme structurellement constitutives du capitalisme mondial (Tsing 2009). Il ne s’agit plus seulement de prendre en compte ce qui semble être en dehors du « travail salarié », mais d’adopter une perspective plus globale sur les aspects qui échapperaient, voire résisteraient au capitalisme, alors qu’il les utilise sans les fabriquer.
26Ces réflexions, qui procèdent par élargissement, nous invitent ainsi à étendre ce qui relève du domaine de l’accumulation prédatrice, en étant attentifs aux processus d’appropriations qui dépassent la sphère productive et en intégrant la diversité des expériences, des conditions et des matières premières impliquées. Cela suppose de considérer de manière holiste les dynamiques sociales et les conditions à l’œuvre autour de ces processus d’accumulation. Ainsi, ce que les économistes et sociologues catégorisent souvent comme des « externalités négatives » doit être remis au centre de l’analyse, pour les faire apparaître comme des éléments constitutifs de la situation dont permet de rendre compte une description aboutie. Pollution des eaux, des terres, raréfaction des ressources forestières, foncières, réduction des modes de subsistance, insécurités, défaillance des services de santé, augmentation de la consommation d’alcool, de drogues ou des suicides doivent dès lors être intégrés – et donc décrits – pour étudier un cas spécifique au sein d’une économie donnée.
- 16 Notons ici que ce rapport paradoxal entre production et destruction du travail de reproduction soci (...)
27Venons-en maintenant à la seconde question que notre approche de la prédation invite à se poser : comment abordons-nous la destruction ? À la suite des récentes critiques féministes en théorie marxiste, nous appréhendons la destruction comme la mise en danger ou l’épuisement des possibilités de la reproduction sociale. Cette dernière, telle qu’elle apparaît dans les travaux pionniers d’économie politique, comprend deux aspects : d’un côté, l’entretien de la classe laborieuse et de la classe capitaliste, de l’autre, la reproduction du caractère capitaliste de l’ensemble du processus de production (Le Masne 2018). Ce deuxième aspect est surtout présent dans les développements bourdieusiens de la notion de reproduction sociale, centrés sur l’étude de la distribution et de l’héritage des hiérarchies sociales. Mais notre conceptualisation de la destruction repose à nouveau davantage sur les analyses féministes de cette notion, qui prolongent les premiers constats selon lesquels les modes de production s’appuient aussi sur le travail reproductif. Ainsi, le travail de reproduction sociale assure, dans les sociétés capitalistes, l’approvisionnement en force de travail marchandisé, dont le capital aspire la plus-value. Sans ce travail de reproduction sociale, il ne peut y avoir de production, ni de profit ou de capital. Cependant, comme nous venons de le voir, alors que la reproduction sociale est une condition de possibilité de l’accumulation du capital, cette volonté d’accumulation illimitée du capital conduit à « cannibaliser » les activités qui soutiennent cette reproduction sociale (Frazer 2022)16. Autrement dit, pour garantir l’accumulation, la société capitaliste détruit les fondations mêmes qui permettent cette accumulation. Mettre l’accent sur la destruction vise ainsi à placer au premier plan la violence – qu’elle soit directe ou plus insidieuse – qu’exercent certains secteurs sur les vies et les milieux dont ils dépendent pourtant. Dans les situations sociales auxquelles nous portons attention, les destructions peuvent passer par la sédimentation de ces différentes violences, mettant en danger la reproduction de manière immédiate ou à plus long terme.
28Afin de clarifier notre propos, nous avons isolé analytiquement les deux termes de notre définition (accumulation-destruction), or l’intérêt d’une approche sous l’angle de la prédation consiste précisément à prendre acte de leur lien intrinsèque. C’est pourquoi, alors qu’il est classiquement attendu que l’accumulation via des logiques d’exploitation assure tout juste la reproduction sociale, les logiques prédatrices détruisent paradoxalement in fine ce qui permet l’accumulation.
29Plusieurs perspectives analytiques du capitalisme – en anthropologie, histoire et géographie – ont cherché à déplacer ou élargir la focale marxiste classique selon laquelle le système d’exploitation du travail est le mode de production capitaliste par excellence. Elles répondent à divers constats : d’abord, les « ressources naturelles » qui interviennent dans le processus de production ne peuvent plus passer au second plan du fait des effets écologiques induits par ce système économique ; ensuite, l’usage de la violence est devenu récurrent dans la mise au pas de la main-d’œuvre dans le capitalisme contemporain ; enfin, la permanence du système capitaliste en dépit des crises appelle à prendre la mesure de son inventivité et de son hétérogénéité de par la variété des mécanismes de production de valeur qu’il met en œuvre.
30Notre proposition de se pencher sur les logiques de prédation s’inscrit dans ces mouvements analytiques et revendique un air de famille avec les concepts qui en sont issus : « extractivisme », « accumulation par dépossession » et « accumulation par captation ». C’est pourquoi nous allons maintenant approfondir notre approche de la prédation à la lumière de ces conceptualisations qui cherchent toutes à intégrer, bien que de manières différentes, ce qui est extérieur au capitalisme.
31Essentiellement développé en Amérique latine, le concept d’« extractivisme » renvoie, dans son sens restreint tel que défini par Eduardo Gudynas dans une synthèse récente (2018), à l’exploitation de grandes quantités de ressources naturelles non transformées, dont la majorité est exportée sans retombées économiques locales. Il désigne une production de la valeur qui dépend des asymétries globales, de la distribution inégale et de la spécialisation entre lieux d’extraction et lieux d’industrialisation à l’échelle mondiale. Dans le champ des études du développement, ce concept connaît un nouvel essor sous le nom de « néo-extractivisme » pour critiquer les choix de développement économique des pays pétroliers ou riches en ressources minières ayant misé sur les industries extractives au début du xxie siècle (Svampa 2011 ; Petras & Veltmeyer 2014). La définition d’Eduardo Gudynas a fait l’objet d’autres élargissements conceptuels. Le premier d’entre eux détache l’extractivisme des matières premières pour penser l’extraction asymétrique de valeurs dans des secteurs aussi variés que le digital (Chagnon, Hagolani-Albov & Hokkanen 2021), les savoirs (Grosfoguel 2016) ou la migration (Salazar Araya 2020). La seconde extension de l’extractivisme reste liée aux destructions écologiques en y intégrant l’agro-business, la sylviculture ou encore la pêche. Sur une ligne « post-extractiviste », ces travaux s’attachent à analyser l’externalisation des coûts sociaux et écologiques à l’échelle globale, comprenant les soubassements coloniaux de ce principe et les vulnérabilités sociales, de genre et environnementales qu’il engendre (Chagnon et al. 2022). Mais, tout en étant stimulants, ils reposent souvent sur un usage métaphorique du terme. Par ailleurs, le concept est tendanciellement focalisé sur l’extraction de la valeur, ce qui porte la réflexion sur son déplacement, la sortie d’une ressource de son contexte, plutôt que sur la destruction, et sur des échelles internationales ou nationales plutôt que sur la trame des rapports sociaux dans une situation donnée. Pour ces raisons, il nous semble qu’une approche situationnelle de la prédation diffère des recherches menées dans une perspective (néo-)extractiviste, tout en entretenant une grande proximité quant aux cas étudiés et aux dynamiques qui les traversent.
- 17 On retrouve ici un prolongement, sous une autre forme, de l’argument classique de Karl Polanyi (194 (...)
32Le deuxième concept duquel la prédation peut être rapprochée est celui d’« accumulation par dépossession » (accumulation by dispossession) défini par le géographe David Harvey (2005), dans la mesure où il met l’accent sur les dimensions coercitives. David Harvey a développé cette théorie pour décrire les circuits de production capitalistes contemporains. Elle s’inscrit en cela dans la généalogie de la théorie de Marx, selon laquelle une accumulation de valeur fondée sur la prédation, la fraude et la violence fut une étape originelle nécessaire pour le développement du capitalisme. Cette accumulation, que Marx nomme « accumulation primitive », serait passée à l’étape d’une reproduction élargie à partir du moment où le capitalisme a eu besoin de nouvelles sources de plus-value pour ne pas stagner. Or, David Harvey propose une réactualisation générale du rôle durable et de la persistance de ces pratiques prédatrices d’accumulation primitive à travers une géographie historique longue de l’accumulation du capital. Autrement dit, l’accumulation primitive ne serait pas restée à ce stade initial mais se poursuivrait17. Dans l’entretien concluant ce dossier, le caractère révolu de ce processus est plus amplement réévalué à la lumière de nombreux travaux récents qui, soit soulignent la prise en compte des dynamiques relevant de la prédation chez Marx par-delà la conceptualisation du « péché originel » de l’accumulation primitive, soit constatent la prégnance, voire l’intensification de la violence et de la destruction dans les mondes économiques contemporains. Par ailleurs, à partir des analyses de Rosa Luxemburg (1925), David Harvey renouvelle l’idée que le capitalisme ouvre continuellement des nouveaux territoires qui lui sont extérieurs pour pouvoir se développer. Ainsi, pour assurer sa reproduction, tantôt le capitalisme utilise des « en dehors » préexistants (que ce soient des formations sociales non capitalistes ou des secteurs à l’intérieur du système qui n’ont pas encore été prolétarisés), tantôt il les fabrique activement en créant son propre « autre ».
33Cette réflexion issue de la géographie critique alimente notre perspective sur la centralité de la coercition, mais aussi sur le rôle de l’État – à travers le droit, son monopole de la violence et son impunité – dans la réduction des possibilités de résistance et l’absence de contrepartie dans les logiques de prédation. Elle a également favorisé, autour de Susana Narotzky (2018) ou de Gavin Smith (2022), un regain d’intérêt des travaux empiriques pour les « populations excédentaires » dans les économies contemporaines, ces personnes qui se retrouvent en surplus par rapport au besoin de production du capital. Cependant, le concept d’accumulation par dépossession de David Harvey s’apparente surtout à une forme renouvelée de téléologie, sous-tendue par une abstraction invisibilisant la singularité des situations concernées pour caractériser une étape et des mécanismes fondamentaux du capitalisme pensé comme un ensemble. Au contraire d’une pragmatique de la prédation, attentive aux rapports sociaux qu’elle engendre, la proposition analytique de Harvey reste donc sur un plan trop général et théorique pour être opérationnalisable, ce qui réduit du même coup la portée de son concept.
34Enfin, au sein des études féministes du capitalisme, Anna Tsing a développé le concept d’« accumulation par captation », dont les contours et la démarche épistémologique constituent des inspirations clés pour notre propre conceptualisation de la prédation. Ce concept a d’abord été forgé dans le cadre de son travail sur le champignon matsukake. Retraçant les lignes diffuses et hétérogènes de la trajectoire du matsukake, depuis sa cueillette dans les forêts de l’Oregon au nord-ouest des États-Unis jusqu’au prix exorbitant auquel il s’échange au Japon, Anna Tsing (2015) identifie la « traduction » d’activités non capitalistes en valeur marchande capitaliste de quelque chose qui n’a pas été produit mais capté. L’accumulation par captation ne se réduit néanmoins pas au cas du « champignon de la fin du monde » et l’anthropologue y voit l'une des logiques des chaînes d’approvisionnement globales et délocalisées. À travers les exemples des entreprises Nike ou Walmart, elle montre comment, de la production à la commercialisation, le capitalisme capte des imaginaires et des aspirations d’autonomie, des possibilités de résistance, des histoires coloniales, des savoir-faire non occidentaux, ou encore l’organisation patriarcale de sociétés traditionnelles pour générer du profit. Conçus comme autant de « patchs », ces espaces, histoires et pratiques « péri-capitalistes » sont des maillons eux aussi « traduits » en valeurs marchandes capitalistes par des chaînes d’approvisionnement mondialisées (Tsing 2009). Cet effort conceptuel, qui a le mérite de porter plus loin un regard jusqu’alors axé sur l’appropriation de la valeur travail, permet également de mettre au premier plan la singularité de situations appréhendées de manière ethnographique. Il s’agit d’une ligne de crête particulièrement fertile : résolument ancrée dans la description de ce qui échappe aux grands modèles théoriques, la démarche d’Anna Tsing garde néanmoins l’ambition d’expliquer un processus structurel global, l’accumulation capitaliste, dont les effets sur la diversité des vies humaines et non humaines sont trop écrasants pour en délaisser l’analyse.
35C’est ainsi en raison de sa portée et de ses soubassements épistémologiques que l’accumulation par captation d’Anna Tsing présente des affinités avec l’accumulation par destruction et la logique de prédation, qui s’en inspirent délibérément. Notre perspective s’écarte cependant de la conceptualisation de la « traduction des patchs », par laquelle cette autrice aborde la façon dont ces agencements imprévus de lieux, de modes de vies, de cultures ou d’histoires sont captés par le capital. En contraste, nous souhaitons placer la destruction et l’ancrage dans la situation concernée au centre de l’analyse des modalités d’accumulation que nous observons. Si Anna Tsing fait référence à des désastres écologiques et aux traumatismes produits par les guerres, sans en faire un mécanisme d’accumulation en soi, cette dynamique de destruction est en revanche au cœur de notre approche.
36En somme, notre proposition ne vise pas à qualifier le capitalisme, l’un des capitalismes ou l’une de ses étapes. Les logiques de prédation que nous étudions ne représentent pas un nouveau processus qui définirait le capitalisme tardif – comme le fait le concept d’« accumulation par dépossession » de David Harvey. Nous n’assimilons pas non plus la prédation à un type particulier de capitalisme, qu’il soit industriel, agraire, financier ou autre – comme c’est le cas du concept d’« extractivisme ». La prédation telle que nous l’abordons est un ensemble de pratiques impliquant des rapports d’échanges négatifs, s’appuyant sur une condition de captivité et un mode d’accumulation par la destruction. En ce sens, elle repose sur une conception fondamentalement holistique, ethnographique et situationnelle, car elle nécessite un regard qui embrasse une grande variété de dynamiques tout en restant focalisée sur une situation sociale spécifique. Nous exposerons ainsi, dans une dernière partie, la manière dont se déploie une pragmatique de la prédation.
- 18 L’économie politique se définit par une démarche de recherche où le politique et l’économique sont (...)
37La façon dont la notion de prédation est mobilisée fait ressortir deux niveaux d’analyse : soit sur une échelle micro polarisée sur les relations sociales, soit sur une échelle macro attentive à la nature prédatrice du capitalisme contemporain. Pour tenir ensemble ces deux échelles, nous proposons une approche alliant ethnographie et économie politique18, qui nous permettra de rendre compte à la fois des modes d’accumulation et des relations, ainsi que de leur enchevêtrement. Cette question des échelles peut en partie être résolue par le régime de l’interprétation des faits que Jean et John Comaroff (1999, 2010) appellent de leurs vœux. Ce que peut l’anthropologie, suggèrent-ils en s’inspirant de la proposition de Max Gluckman, c’est « détecter les processus et les modèles sociaux émergeant à partir d’actes et de faits divers et discordants » (Comaroff & Comaroff 1999 : 283, notre traduction). Cette démarche est aussi empruntée à la sociologie imaginative de Charles Wright Mills, « c’est-à-dire une certaine manière de relier entre eux des faits vérifiés » (David 2010 : 13) pour fournir une explication d’ensemble tout en laissant la place à une part de subjectivité, de « flair ». Cette méthode est « imaginative parce qu’elle n’est pas l’application mécanique de principes universels, mais une forme de production d’intelligibilité toujours tiraillée entre la diversité de ses constats empiriques et l’abstraction de ses catégories descriptives » (Ibid.). Pour ce faire, l’enquête ethnographique se doit à la fois de restituer l’imagination des populations étudiées – soit le sens qu’ils donnent à ce qui leur arrive – et de décrire les pratiques – les leurs où celles qui les affectent directement –, mais aussi les conditions dans lesquelles ces pratiques et ces imaginations peuvent se déployer. Trois dimensions en particulier organisent donc notre façon d’entrevoir la prédation : la situation, les pratiques et les conditions.
38Tout d’abord, c’est par une attention à la situation que nous pensons pouvoir aborder les formes de prédation. L’approche situationnelle permet en effet de ne pas « surimposer le caractère structurel des relations ici décrites, mais de partir des relations qui s’expriment dans le cadre de la situation et d’identifier les contraintes réelles de l’ordre social englobant » (Agier 2015 : 76). Cela implique d’accorder une attention particulière à la cohérence interne de la situation (shared meaning), mais également à son cadre (setting) (Agier 2015, 2017). Ainsi la perspective situationnelle permet-elle de questionner la part du « sens partagé » dans la définition d’une même situation. Par situations, Max Gluckman entendait principalement celles de conflit (Evens & Handelman 2006). En prenant en compte le conflit, le changement social et l’agentivité des acteurs, cette méthode apparaît comme une critique du fonctionnalisme structurel : Gluckman tentait de comprendre la vie sociale en termes de réalité vécue et concrète, et non en fonction de ses principes idéaux ou de ses règles formelles (Ibid.). Comme nous l’avons indiqué plus haut, l’un des aspects centraux de la situation de prédation est qu’elle soulève le problème du point de vue, car ce sont les acteurs qui définissent la situation, en s’y engageant et en y engageant une cohérence. Or, dans le cas d’une situation de prédation, ce sens partagé engage un conflit. Par exemple dans ce numéro, Julie Castro montre dans son article que, dans la situation de prélèvements sanguins et gynécologiques réalisés lors d’enquêtes épidémiologiques dans des lieux de prostitution maliens – les maquis –, un conflit autour de la définition de la situation s’engage entre le corps médical responsable de l’intervention, la police en charge de son bon déroulement et des prostituées qui considèrent que la réciprocité est trop négative pour que le prélèvement qu’on leur demande soit autre chose que prédateur. Cet article interroge les limites du concept de prédation en ce qu’il nuance la réalité des pratiques de prédation et les conditions de captivité. Des situations de prédation peuvent ainsi être intégrées dans des schémas de réciprocité plus larges, ce qui remet en question la définition de la situation en elle-même. Mais cette approche situationnelle permet aussi de prendre en compte les agissements des différents acteurs qui, s’ils n’ont pas le même projet, participent de ce que Tania Li appelle, dans ce dossier, un « système mafieux ». En effet, la situation de plantation indonésienne, dont Tania Li décrit la violence infrastructurelle à travers des formes d’accaparement, d’endettement, de coercition, de manipulation et de monopole sur les ressources naturelles (et leur destruction), fait intervenir des personnes qui, tout en subissant ces logiques prédatrices sur leur travail et sur leurs moyens de subsistance, deviennent eux-mêmes acteurs de ces mêmes logiques qu’ils répliquent à leur échelle. C’est donc avant tout par l’expérience qu’il faut entrer dans l’analyse de la prédation. C’est également ce que rappelle David Picherit dans son article sur le trafic de bois de santal en Inde du Sud, notamment lorsqu’il met en évidence que la situation en elle-même n’est pas une donnée, mais qu’elle s’impose par des contraintes et qu’elle est produite au quotidien par des acteurs qui se trouvent simultanément impliqués dans une chaîne de prédation en tant que proies et prédateurs. Ainsi, pour comprendre comment la prédation prend forme localement, ses effets et la façon dont elle peut être perçue, détournée, voire appropriée ou combattue, il faut la saisir en partant du point de vue d’une ethnographie attentive aux expériences de celles et ceux qui la subissent et/ou l’exercent.
39L’analyse situationnelle ne met pas de côté théorie et pratique, mais unifie les deux. Considérée comme une théorie de la pratique, elle se distingue sur le plan anthropologique. Dans la méthode de l’étude de cas élargie (extended case), en effet, le social est avant tout envisagé comme étant une question de pratique. Cette démarche de Max Gluckman, qui tend à vérifier empiriquement les mécanismes réels du processus social, déplace le centre d’intérêt de l’ethnographie du normatif vers la pratique réelle. Comme nous l’avons montré, la notion de prédation engage l’exercice de la violence – ou la menace de cette dernière –, et donc une pragmatique du pouvoir dont il convient d’exposer les pratiques et les logiques en situation. Nous proposons une pragmatique de la prédation qui se rapporte à ces logiques, selon les degrés variables de contraintes dans des configurations sociales singulières. Pour cela, dans chaque situation, l’ethnographie a pour but d’identifier et de décrire les mécanismes propres à ces logiques prédatrices. C’est pourquoi nous ne cherchons pas à élaborer une théorie de la prédation. Nous nous inscrivons plutôt dans une approche d’anthropologie politique telle que Michel Naepels (2011) la définit, c’est-à-dire en opérant un « déplacement pragmatique » de l’étude de systèmes économiques idéal-typiques vers l’analyse des capacités et modalités d’action mises en œuvre dans les pratiques prédatrices. Car, si la prédation implique un ensemble de pratiques, il s’agit, dans un effort d’anthropologie pragmatique, de s’intéresser aux logiques d’actions qui les organisent.
- 19 À ce propos, le travail réalisé par les politologues Sophie Russo, Laurent Gayer, Jacobo Grajales e (...)
40Ainsi, aux côtés des pratiques classiques de la prédation relevées dans les littératures amazoniste et africaniste (rapts, pillages, razzias), les contributions réunies dans ce numéro mettent en évidence des formes de coercition qui allient ou alternent violence et usage du droit. Comme l’expliquent Susana Narotzky et Natalia Buier dans leur article, la culture intensive de fruits rouges dans la province de Huelva, en Andalousie, est particulièrement rentable grâce à la capacité du secteur de s’approprier deux ressources essentielles : l’eau en contexte de stress hydrique et une main-d’œuvre rendue captive par les politiques migratoires. Dans un cas comme dans l’autre, les arrangements sociopolitiques aboutissent à des régulations juridiques qui sécurisent ces accaparements. L’usage du droit apparaît donc comme l'une des pratiques fondamentales dans les logiques de prédation. Droit et violence ne sont d’ailleurs pas exclusifs l’un de l’autre et peuvent coexister19. C’est ce qu’illustre le destin tragique des habitants du quartier de Lomas del Poleo à Ciudad Juárez (Mexique) dans l’article de Chiara Calzolaio. Leur expulsion des terres, la destruction de leurs maisons, les menaces qu’ils subissent, la mort de certains d’entre eux ne sont pas entièrement réductibles à l’usage de la violence d’un groupe armé. Les opportunités économiques et les stratégies d’accumulation que ces terres offrent aux élites locales passent également par les irrégularités et l’incertitude juridiques discrétionnaires des différentes instances censées réguler l’accès à la terre.
41Décrire les pratiques multiples qui marquent l’expérience quotidienne et expliquer les logiques qui les organisent permettent ainsi une analyse pragmatique de la prédation. Cependant, pour que ces situations de prédation soient possibles et que ces pratiques se mettent en place, il reste à prendre en compte les conditions nécessaires à leur accomplissement.
42La prédation s’appuie sur des conditions de possibilité particulières que l’on peut envisager sous l’angle de la vulnérabilité (Naepels 2019 ; Kulick & Naepels 2025). Les pratiques de prédation non seulement relèvent de l’asymétrie mais, suivant Jean Bazin (1982), elles reproduisent également des relations de dépendances essentielles à la production. Celles-ci sont décrites par l’anthropologue James Ferguson (2013) sur le terrain sud-africain, où il observe une augmentation du nombre de personnes perçues comme excédentaires, qui perdent l’espoir d’être intégrées dans l’économie. Or, il montre que la dépendance offre des possibilités d’affiliation dans le système social et devient alors un « mode d’action ». Dans notre approche, nous soulignons ainsi un développement préférentiel des économies prédatrices dans des contextes où les populations s’inscrivent dans des dynamiques de dépendance. Une ethnographie de la prédation implique de s’intéresser aux conditions de captivité et à leur reproduction dans le processus d’accumulation. Comme le montre Kyra Grieco dans ce numéro, c’est cette condition préalable qui fait qu’une accumulation par la destruction ne se traduit pas exclusivement par des rapports de réciprocité négative, mais sous-tend aussi des relations d’entraide, de solidarité, d’amitié et de bienveillance. Cela étant, aux rapports d’estime mutuelle entre propriétaires de carrières de marbre à Carrare et travailleurs, s’ajoutent la destruction de l’environnement et du lieu de vie, ainsi que la captation du travail reproductif des femmes qui restent invisibilisées. Par ailleurs, l’appropriation des matières biophysiques en « ressources » par la production capitaliste se fait aux dépens des besoins essentiels et des stratégies de subsistance des populations impliquées dans la situation, ce qui constitue l’une des modalités par lesquelles se reproduit cette condition de vulnérabilité. Enfin, la captivité repose souvent sur des systèmes d’endettement. Ces derniers, qu’on les trouve dans l’exploitation du caoutchouc en Amazonie telle qu’analysée par Christian Geffray (1992) ou, plus largement, dans les études d’anthropologie économique, sont producteurs de relations variées.
43S’intéresser aux conditions de captivité dans lesquelles se déploient tendanciellement les pratiques de prédation signifie ainsi porter une attention particulière aux alternatives offertes – ou non – aux personnes prises dans une situation de prédation. Autrement dit, il faut prendre en compte les contraintes qui pèsent sur les capacités d’agir de celles et ceux à qui il est demandé plus que ce qu’elles et ils peuvent donner.
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44En somme, chacun des articles réunis dans ce dossier explore, dans une démarche attentive aux singularités, la manière dont, à partir de certaines pratiques, l’accumulation de richesses par les uns suppose la destruction des possibles des autres. Au-delà de l’objet même de la captation (du bois de santal aux palmiers à huile, du marbre aux champs de fraises, en passant par des prélèvements biologiques et la spéculation foncière), c’est toujours la destruction des corps, de l’accès aux ressources essentielles, de la possibilité de continuer à vivre au même endroit, qui matérialise, en situation, le prix de cette accumulation. À la suite de ces études et essais, la recension croisée de trois ouvrages d’anthropologie récents par Cecilia Paradiso viendra compléter cette mise en perspective de dynamiques de prédation. Enfin, dans un entretien conclusif, nous avons invité Judith Scheele, Philippe Bourgois et Laurie Kain Hart à échanger sur les tensions que renferme cette notion de prédation, et sur l’usage qu’ils en font dans leurs travaux respectifs.