« Ils m’ont agressé puis volé mon camion. Un chauffeur a remplacé le mien à la dernière minute, en pleine nuit au bord de la forêt, il fallait bouger immédiatement. Ma seule règle, c’est : “On fonce, on fonce, on écrase tout, quoi qu’il arrive”. À l’entrée de Chennai, une dizaine de motos et des voitures devaient nous escorter puis récupérer le bois. Moi, on m’embarque dans un véhicule vers un hôtel près du port. Deux jours de fête, et deux sacs de cash recouverts de légumes ! Mais là, ce chauffeur s’est arrêté et des hommes m’ont frappé. Mon acheteur, lui, a reçu le bois, a payé et ne veut plus rien savoir. C’est la première fois que je travaillais avec lui. Je n’avais prévenu personne, ni mon ancien chef ni mon ancien acheteur, ils auraient pris une commission. Mais aujourd’hui personne ne m’aide. Je ne peux même pas rémunérer mes travailleurs, alors ils refusent désormais de repartir avec moi. Je n’ai plus le choix, je vais tuer ce chauffeur, c’est certain. Mais c’est difficile q...
La puissance séductrice des économies prédatrices : fragrance de santal dans la contrebande des ressources environnementales en Inde du Sud
Résumés
Le présent article traite de la fabrique chaotique du capitalisme prédateur à partir d’une étude ethnographique des logiques déployées par une chaîne d’acteurs impliqués dans l’éradication successive de deux essences forestières dans le sud de l’Inde, des années 1980 à aujourd’hui. Il retrace une histoire de la contrebande de ces bois précieux dans deux États indiens frontaliers et de la criminalisation d’une population dite « tribale » engagée au plus bas de l’échelle des chaînes de prédation. Grâce à l’incertitude générée par les entrelacements mafieux entre le politique, l’État, l’économie ainsi qu’entre le légal et l’illégal, de multiples opportunités économiques, dangereuses mais rémunératrices, s’ouvrent néanmoins à ces acteurs du trafic, mais aussi aux policiers, avocats, juges, et politiciens-contrebandiers. Les saisir requiert des « prises de confiance » risquées, parfois mortelles, mais indispensables pour espérer s’élever dans cette économie. La prédation capitaliste des ressources environnementales assure ici sa reproduction par la puissance séductrice d’une activité illicite, attirante et menaçante, qui oblige ceux qui y prennent part à se trouver simultanément dans des positions de proie et de prédateur. Cette réversibilité des positions stimule une participation complice à la contrebande : en étant à la fois proie et prédateur, créditeur et endetté, extorqueur et extorqué, chacun devient potentiellement éligible à l’obtention d’un micro-privilège ou d’un micro-bénéfice. Ces logiques prédatrices se déclinent dans des gammes relationnelles asymétriques marquées par une distinction troublée entre amitiés et trahisons, fiction et réalité, extorsion et protection, ainsi que dette, don et coercition. De tels environnements sont propices à des sous-marchés de la prédation, encouragés par des acteurs juridiques et policiers qui utilisent la loi comme une arme pour extorquer les travailleurs du bois qu’ils arrêtent. Loin de se situer hors du capitalisme, nous montrons que cette économie illicite, par ses usages de la loi et de la violence, en est une forme pleinement contemporaine.
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Mots clés :
prédation, proie/prédateur, capitalisme, État, mafia, contrebande, travail, ressources environnementales, Inde, MalayaaliKeywords:
predation, prey/predator, capitalism, State, mafia, smuggling, labour, environmental resources, India, Malayali PeopleNotes de l’auteur
Ce travail a bénéficié du soutien des projets de l’European Research Council (Erc) Starting Grant An Anthropological Investigation of Muscular Politics in South Asia (2012-2016) et Erc Advanced Grant Anthropologies of Extortion (2012-2026), dirigés par Lucia Michelutti et menés au sein de l’University College of London et, enfin, du projet Meet. La vie secrète des paysages : mémoires des écosystèmes en tension du Labex « Les passés dans le présent » (2021-2024). Entre 2019 et 2022, l’Institut français de Pondichéry m’a accueilli et offert des conditions d’accueil idéales pour réaliser mon terrain. Je tiens par ailleurs à remercier Adèle Blazquez et Martin Lamotte pour leurs relectures de cet article et leur patience, ainsi que les évaluateurs anonymes de la revue L’Homme pour leurs commentaires extrêmement pertinents et constructifs.
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David Picherit, « La puissance séductrice des économies prédatrices : fragrance de santal dans la contrebande des ressources environnementales en Inde du Sud », L’Homme, 251-252 | 2024, 95-128.
Référence électronique
David Picherit, « La puissance séductrice des économies prédatrices : fragrance de santal dans la contrebande des ressources environnementales en Inde du Sud », L’Homme [En ligne], 251-252 | 2024, mis en ligne le 01 janvier 2028, consulté le 21 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/50478 ; DOI : https://doi.org/10.4000/134c0
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