Michel Bruneau, Peuples-monde de la longue durée. Chinois, Indiens, Iraniens, Grecs, Juifs, Arméniens
Michel Bruneau, Peuples-monde de la longue durée. Chinois, Indiens, Iraniens, Grecs, Juifs, Arméniens. Postface de Christian Grataloup. Paris, Cnrs Éd., 2022, 288 p., bibl., ill.
Texte intégral
- 1 Ce livre a été récemment réédité en format poche : Paris, Cnrs Éd., 2024 (« Biblis » 282).
- 2 L’expression « peuples-monde » a été directement formée à partir du concept d’« économie-monde » dé (...)
1Le présent ouvrage combine, de façon particulièrement adroite, approches historiques et géographiques1. Il s’agit, pour le géohistorien Michel Bruneau, d’éclairer l’histoire du monde contemporain à la lumière de six peuples se singularisant par une « longévité et [une] résilience exceptionnelles » (comme l’indique le titre de l’introduction) depuis l’Antiquité, qui leur valent d’être élevés au rang de « peuples-monde de la longue durée »2. Trois d’entre eux (Chinois, Indiens et Iraniens) disposent d’un poids démographique très important et occupent des territoires immenses. Les trois autres sont de plus petites entités (Arméniens, Juifs et Grecs), qui ont néanmoins marqué l’histoire occidentale de leur empreinte en s’appuyant notamment sur l’essaimage culturel d’une diaspora mondiale représentant une population plus nombreuse que leur population nationale. L’auteur procède à une mise en perspective de ces six « peuples-monde », volontairement appliquée sur le temps long, pour réfléchir aux facteurs qui les caractérisent et permettent de les comparer en dépit de leur hétérogénéité : un ancrage dans l’Ancien Monde, c’est-à-dire dans l’espace Eurasie-Méditerranée, une unité identitaire puissante construite autour de mythes fondateurs et d’une religion dominante, une langue savante et/ou sacrée de référence (sanskrit, mandarin, persan, hébreu, grec, arménien), une continuité culturelle et des structures sociopolitiques élaborées. L’incarnation en une civilisation elle-même prolongée par la création d’un État-nation, malgré des tensions ethnoculturelles internes et/ou un fractionnement diasporique, est également au cœur des choix qui ont présidé à la constitution de cet échantillon. Ces six peuples sont ainsi non seulement à l’origine de leur spécificité identitaire, mais sont aussi parvenus à la conserver pendant plus de deux millénaires, à la différence d’autres peuples ayant aujourd’hui disparu ou s’étant radicalement transformés alors qu’ils étaient leurs contemporains durant l’Antiquité (Phéniciens, Assyriens, Égyptiens…), ne possédant pas une profondeur historique équivalente (Japonais, Russes, Turcs…), ou encore étant le résultat des apports successifs de vagues migratoires sur leur territoire (Français, Anglais, Américains…).
2De manière plus précise, la sélection de ces « peuples-monde » a répondu à plusieurs critères – qui ont certes leur part d’arbitraire – que nous résumerons ici. Il s’agit, tout d’abord, d’interroger la longévité de peuples qui ont survécu (même en diasporas) et gardé leur identité bien qu’ils aient connu des périodes où ils furent envahis, dominés, voire annexés par d’autres qui tentaient de les effacer physiquement et culturellement. Ces peuples de la longue durée, définis par un ethnonyme d’origine et par un rapport étroit à un espace géographique bien spécifique, ont par ailleurs tous créé une civilisation liée à une langue qui leur est propre, car non dérivée d’un peuple antérieur. Ils ont conservé cette langue tout au long de leur histoire et pu l’avoir exportée jusqu’à influencer celle des peuples voisins. Même s’ils ont souvent emprunté à d’autres cultures et religions, on trouve donc une réelle continuité culturelle depuis l’origine fondatrice de ces peuples-monde. Il en va de même pour les institutions politiques qui, bien que variées (empires, cités-États, communautés diasporiques…) ont toutes abouties, durant le xixe siècle ou au cours du xxe siècle, à la constitution d’un État indépendant, petit ou grand, mais disposant d’un rayonnement mondial lui valant d’être reconnu sur la scène internationale.
3Malgré leurs différences évidentes, Michel Bruneau décèle des points de concordances entre ces peuples-monde. Ainsi les Grecs et les Indiens ont tous deux alterné entre morcellements politiques récurrents sous la forme de cités-États ou de sultanats divisés et phases d’unification impériale, soit initiées (grâce aux expansions hellénistiques et byzantines pour les Grecs, au rayonnement du bouddhisme puis de l’hindouisme au Tibet et en Asie du Sud-Est pour les Indiens), soit imposées de l’extérieur (sous le joug de l’Empire ottoman pour les Grecs ou de l’Empire britannique pour les Indiens). De même, les Juifs et les Arméniens ont chacun pu compter sur une dispersion de leurs implantations dans l’aire eurasienne d’abord, puis dans le reste du monde avant d’atteindre difficilement le stade de l’État-nation, grâce au soutien de puissances protectrices (Russie, États-Unis). Tous deux ont parfois été incorporés dans de larges empires (romain, byzantin et ottoman) et, surtout, ont survécu aux génocides dont ils ont été victimes dans la première moitié du xxe siècle. Enfin, les Chinois et les Iraniens se caractérisent par une même forme d’intemporalité immuable, fondée sur une population importante et exponentielle à dominante paysanne, qui leur a permis de maintenir des structures impériales centralisées stables, capables à la fois de résister aux envahisseurs et de phagocyter certains éléments religieux ou linguistiques exogènes.
4Plusieurs de ces peuples peuvent également être regroupés en raison de traits communs qui ont contribué à leur développement. Ainsi, les Chinois, les Indiens et les Iraniens sédentaires ont pu s’appuyer sur un socle territorial vaste et sécurisant, parce qu’en partie isolé grâce à des bordures montagneuses, désertiques ou maritimes gênant les incursions des conquérants, et offrant un espace de résistance et de référence pour leur population. Leurs diasporas sont secondaires par rapport à leur massivité démographique et relativement récentes, souvent associées à une stratégie de mondialisation économique (même si la diaspora iranienne reste plus régionale) ou à des problèmes internes (révolutions, misère). À l’inverse, les Grecs, les Arméniens et les Juifs ont connu de fréquents problèmes territoriaux, car ils disposaient de territoires ouverts propices aux morcellements politiques et à la dispersion des populations. Leurs diasporas ont donc été précoces et se sont déroulées en plusieurs phases de façon soit délibérée (diasporas coloniale, marchande, de prosélytisme…), soit contrainte (diasporas économique, intellectuelle, d’exode…), mais tout en préservant une unité dans la durée grâce à leur langue respective. Pour ce qui concerne les religions, les Iraniens, les Grecs et les Arméniens ont connu dès l’Antiquité tardive des changements radicaux, en passant du polythéisme et zoroastrisme au monothéisme (islam chiite pour les premiers, christianisme orthodoxe et grégorien pour les deux autres) ; en revanche, elles sont restées inchangées depuis plus de deux millénaires et ont été un puissant levier d’unité pour les Chinois (confucianisme-taoïsme), les Indiens (hindouisme) – l’adoption du bouddhisme en Inde, puis en Chine ne les ayant pas fait disparaître – et les Juifs (judaïsme). Enfin, du côté des Chinois et des Indiens, qui sont aujourd’hui les deux États les plus peuplés du monde, leur culture s’est durablement diffusée, parfois par la force à grand renfort de nationalismes identitaires et religieux (sinité, hindouité), mais aussi en dehors des limites de leurs propres territoires, ce qui tend à démontrer que le critère géographique est modulable.
5L’ouvrage est constitué d’une introduction générale suivie de dix chapitres et d’une conclusion, puis, pour terminer, d’une postface intitulée « Des peuples dans tous leurs É/états » et rédigée par le géohistorien Christian Grataloup. Les analyses de Michel Bruneau et ses comparaisons entre les six peuples-monde sont illustrées par vingt-trois figures sous la forme de modélisations graphiques et cartographiques : modèles chrono-spatiaux et trajectoires spatio-temporelles pour chaque peuple, cartes diachroniques des différentes diasporas. La maîtrise de l’imposante bibliographie et une connaissance fine de certains pays explorés par l’auteur (Chine, Grèce, Arménie et Israël) sont particulièrement appréciables, d’autant que le propos ne se perd pas en précisions indigestes, écueil pourtant difficile à contourner pour une étude qui s’appuie sur une documentation couvrant plus de deux millénaires.
6Avec la notion de « peuples-monde de la longue durée », Michel Bruneau nous donne à comprendre la grande diversité des héritages culturels et la dynamique permanente des manières de faire société. Tandis qu’il met en évidence que le modèle politique d’État-nation est un fait récent, Christian Grataloup, dans sa postface, montre qu’il s’agit d’un idéal-type semblant aujourd’hui difficilement dépassable et que le monde n’est encore pas prêt à voir émerger, suivant la quête utopique de certains, une société-monde harmonisée et sans conflits. En soulignant combien les peuples-monde, qui combinent diasporas et États, ont le mérite d’incarner des formes durables de liens transfrontaliers, il clôt l’ouvrage en élargissant judicieusement la réflexion aux enjeux actuels de la mondialisation.
Notes
1 Ce livre a été récemment réédité en format poche : Paris, Cnrs Éd., 2024 (« Biblis » 282).
2 L’expression « peuples-monde » a été directement formée à partir du concept d’« économie-monde » développé par Fernand Braudel : cf. Civilisation matérielle, économie et capitalisme, xve-xviiie siècle, 3. Le temps du monde, Paris, Armand Colin, 1979.
Haut de pagePour citer ce document
Référence papier
Nicolas Delferrière, « Michel Bruneau, Peuples-monde de la longue durée. Chinois, Indiens, Iraniens, Grecs, Juifs, Arméniens », L’Homme, 251-252 | 2024, 249-251.
Référence électronique
Nicolas Delferrière, « Michel Bruneau, Peuples-monde de la longue durée. Chinois, Indiens, Iraniens, Grecs, Juifs, Arméniens », L’Homme [En ligne], 251-252 | 2024, mis en ligne le 31 décembre 2024, consulté le 22 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/51188 ; DOI : https://doi.org/10.4000/134c5
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