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Comptes rendus

Alice Wilson, Afterlives of Revolution. Everyday Counterhistories in Southern Oman

Sébastien Boulay
p. 262-264
Référence(s) :

Alice Wilson, Afterlives of Revolution. Everyday Counterhistories in Southern Oman. Foreword by Abdel Razzaq Takriti. Stanford, Stanford University Press, 2023, 312 p., bibl., index, carte.

Texte intégral

  • 1 Cf. Sovereignty in Exile. A Saharan Liberation Movement Governs, Philadelphia, University of Pennsy (...)

1Ce n’est pas la première fois qu’Alice Wilson nous invite à découvrir un mouvement révolutionnaire du monde arabo-musulman et ses réminiscences dans le présent. Notre collègue de l’Université de Sussex au Royaume-Uni s’était en effet déjà fait connaître en 2016 par un ouvrage1 consacré au mouvement de libération du Sahara occidental, le Front Polisario, et à la République arabe sahraouie démocratique, dans lequel elle se penchait sur la question de la souveraineté exercée par cet État exilé depuis 1975 près de Tindouf en territoire algérien. Ce premier terrain doctoral de longue durée, au cours duquel Alice Wilson s’était familiarisée avec l’arabe dialectal ouest-saharien, avait sans nul doute été à l’origine de son intérêt pour les héritages des révolutions des années 1960 et 1970 dans les sociétés arabo-musulmanes contemporaines. Cette fois-ci, c’est de l’autre côté du monde arabe qu’elle nous transporte en étudiant le Front de libération du Dhofar, en Oman, un mouvement de résistance qui s’est opposé à la dynastie al-Busaid des sultans de Mascate et d’Oman, elle-même soutenue depuis la fin du xixe siècle par les Britanniques.

2Fondé en 1965, ce mouvement embrasse, dès 1968, le marxisme-léninisme et met en œuvre des programmes de transformation sociale en s’attaquant aux inégalités tribales, statutaires et de genre entre les différentes composantes de la société dhofarie. La guerre contre les forces du sultan Saïd III puis de son fils Qaboos dura officiellement dix ans (1965-1975), mais la résistance armée ne s’éteindra effectivement qu’en 1980. Comme dans le cas de la révolution sociale portée par le Front Polisario au Sahara occidental, ce sont ces programmes progressistes et, surtout, leurs prolongements (afterlives) dans le paysage social actuel, dans un contexte de coercition et de répression de la part du régime autoritaire de Mascate, qui mobilisent l’attention d’Alice Wilson : quelles traces a laissées cette révolution dans la société dhofarie contemporaine ? Comment les anciens révolutionnaires du « Front » ont-ils réussi à préserver les valeurs et les pratiques réformatrices qui leur sont chères ? Si la résistance a dû reconnaître sa défaite face à un régime beaucoup mieux armé et si les militants vaincus ont progressivement dû rentrer dans le rang, quel héritage la société dhofarie peut-elle retirer de cette page de son histoire et a-t-elle légué aux jeunes générations ?

  • 2 Propulsé à la place de son père par les Britanniques, en 1970, il resta sultan d’Oman jusqu’à sa mo (...)

3En rien comparable à l’enquête ethnographique qu’elle a menée dans les camps de réfugiés de Tindouf en Algérie au début des années 2010, Alice Wilson nous restitue dès l’introduction la liste des nombreux obstacles qu’elle a dû affronter durant ce second terrain : du côté gouvernemental, la question du rayonnement de la révolution est impossible à aborder et elle renonce très vite à demander une autorisation de recherche en bonne et due forme ; la confiance avec les familles qu’elle rencontre est difficile à établir ; les anciens et les anciennes du Front de libération du Dhofar se montrent peu disponibles et rechignent à évoquer directement le sujet avec elle. Il est vrai que les récits qu’elle cherche à recueillir, ces counterhistories mentionnées dès le titre, s’inscrivent à contre-courant du discours officiel du régime du sultan Qaboos2, qui a toujours présenté ce mouvement de résistance comme une rébellion ayant semé la « terreur rouge » sur les populations et remis en cause les valeurs patriarcales et islamiques. En outre, même si la familiarité de l’anthropologue avec l’arabe facilite les discussions, sa situation personnelle de chercheuse britannique n’est pas non plus sans susciter la méfiance de ses interlocuteurs et interlocutrices. Mais, ces difficultés ne la découragent pourtant pas, ni ne la détournent de son objectif de documenter les retombées sociales de la révolution.

4Alice Wilson le fait dans un style très clair et avec la rigueur argumentative qu’on lui connaît. Son ouvrage est structuré en six chapitres suivant une démarche en deux étapes. Dans un premier temps, les trois premiers chapitres offrent au lecteur non familier de ce conflit un tableau descriptif de la situation politique et de l’histoire du Front de libération du Dhofar. Dans le chapitre I, l’autrice revient ainsi sur les conditions d’émergence de ce mouvement croisant anticolonialisme, marxisme-léninisme et nationalisme arabe, soutenu dès novembre 1967 par le régime socialiste du Yémen du Sud voisin, qui vient d’obtenir l’indépendance. Le deuxième chapitre fait la part belle aux changements sociaux portés à l’époque par la révolution dhofarie, notamment sur le plan de l’émancipation féminine : fin de la polygamie et de l’accès inégal au divorce entre hommes et femmes, réduction du niveau de la dot, interdiction de l’excision, scolarisation des filles, promotion de l’égalité de genre. L’image la plus emblématique de cette révolution sociale est celle de femmes habillées comme des hommes, les cheveux courts et portant les armes. Mais, Alice Wilson reste également attentive au désordre (messiness) que ces changements ont occasionné au sein de la société dhofarie, et qui se manifeste dans les tensions et négociations suscitées par (la tentative de) leur adoption. Le troisième chapitre décrit les efforts du régime du sultan Qaboos pour briser ce mouvement, par les armes d’abord avec le soutien des Britanniques en échange d’aides au développement, puis en menant une stratégie de clientélisme auprès de plusieurs générations d’ex-révolutionnaires auxquels on promet un accès à certaines ressources étatiques.

5C’est dans un second temps qu’Alice Wilson exploite ses données de terrain pour développer une riche analyse des retombées sociales de la révolution dhofarie sur le long terme. Dans le chapitre IV, elle montre de quelle manière les anciens militants dhofaris et leurs enfants ont réussi à instituer des pratiques de parenté « out of place », autrement dit transgressives, inhabituelles par rapport aux valeurs collectives et aux normes conventionnelles promues par le reste de la société d’Oman et par le régime. Ils ont notamment perpétué les mariages mixtes entre tribus et groupes de statuts sociaux différents, en encourageant les unions entre des enfants d’ex-révolutionnaires (et ce, quelle que soit leur appartenance sociale). Le chapitre V met l’accent sur les modes de socialisation au quotidien et sur la façon dont les anciens insurgés ont entretenu cet « égalitarisme social qui avait autrefois animé les projets révolutionnaires, des salles de classe aux bataillons mixtes, en passant par les groupes de travail et les familles » (p. 183, ma traduction). Cela reste visible dans la place importante que les femmes dhofaries continuent d’occuper dans l’économie et dans certains emplois qualifiés, conséquence directe des programmes de formation qu’elles avaient suivis durant la révolution. Le dernier chapitre (chap. VI) aborde la difficile question de la mémoire dans un contexte où « la commémoration officielle [de la révolution est] centrée sur le sultan [et] remplit les espaces publics. Elle présent[e] le sultan Qaboos comme l’auteur de la modernisation, du progrès et de la renaissance du pays » (p. 214, ma traduction). Dès lors, comment « commémorer un passé officiellement passé sous silence ? » (p. 207, ma traduction). Alice Wilson montre que ce sont les paysages de l’arrière-pays montagneux où s’abritaient jadis les bases arrière du « Front », les témoignages oraux et les récits écrits circulant sur internet, ou encore les funérailles des ex-révolutionnaires qui constituent autant de lieux de mémoire alternatifs établis par les héritiers de la révolution dhofarie.

6Pour finir, si l’on ressent bien que l’enquête ethnographique a été en partie limitée du point de vue des rencontres et du recueil des récits et des données biographiques, il n’en reste pas moins qu’Alice Wilson est parvenue, avec toute l’opiniâtreté qui caractérise son travail de terrain, à débusquer dans les moindres détails du quotidien les survivances des idéaux sociaux égalitaristes des révolutionnaires dhofaris. Elle nous donne ainsi à voir les subtiles pratiques mises en œuvre par les héritiers et les héritières de ce mouvement de libération pour en préserver l’essence, à savoir « les valeurs durables, les réseaux, les idées et les héritages qui persistent malgré la répression politique » (p. 4, ma traduction) et qui continuent de nourrir, à l’échelle des personnes, ces vies d’après la révolution.

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Notes

1 Cf. Sovereignty in Exile. A Saharan Liberation Movement Governs, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2016 (« Ethnography of Political Violence »).

2 Propulsé à la place de son père par les Britanniques, en 1970, il resta sultan d’Oman jusqu’à sa mort, le 10 janvier 2020.

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Pour citer ce document

Référence papier

Sébastien Boulay, « Alice Wilson, Afterlives of Revolution. Everyday Counterhistories in Southern Oman »L’Homme, 251-252 | 2024, 262-264.

Référence électronique

Sébastien Boulay, « Alice Wilson, Afterlives of Revolution. Everyday Counterhistories in Southern Oman »L’Homme [En ligne], 251-252 | 2024, mis en ligne le 31 décembre 2024, consulté le 22 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/51213 ; DOI : https://doi.org/10.4000/134ca

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