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Comptes rendus

Frédéric Laugrand & Antoine Laugrand, Des voies de l’ombre. Quand les chauves-souris sèment le trouble

Frédéric Keck
p. 264-266
Référence(s) :

Frédéric Laugrand & Antoine Laugrand, Des voies de l’ombre. Quand les chauves-souris sèment le trouble. Paris, Muséum national d’histoire naturelle, 2023, 518 p., bibl., index, ill. en coul., fig., cartes (« Natures en sociétés » 8).

Texte intégral

  • 1 Cf. Donna Haraway, The Companion Species Manifesto. Dogs, People, and Significant Otherness, Chicag (...)

1Les anthropologues père et fils Frédéric et Antoine Laugrand réalisent, depuis 2012, des enquêtes ethnographiques chez les populations blaan, alangan, iraya, ibaloy et ayta des Philippines, en se focalisant sur les savoirs aviaires et la perception des oiseaux. Mais leurs interlocuteurs leur ont également parlé des chauves-souris, en soulignant notamment que la chair de ces mammifères ailés possède de grandes vertus nutritives et thérapeutiques parce qu’ils ne mangent rien d’autre que des fruits. Entre 2020 et 2022, pendant la pandémie de Covid, ces témoignages leur ont paru contraster avec ceux qui circulaient alors au niveau mondial et rendaient les chauves-souris responsables du virus appelé Sars-Cov2. Comment le même animal peut-il faire l’objet de récits aussi contradictoires, à la fois « espèce compagne »1 dont on se nourrit avec délice et espèce sauvage dont on redoute les pathogènes ? Tel est le point de départ de la vaste recherche qu’ont menée les deux anthropologues, aujourd’hui basés à l’Université de Louvain, sur l’imaginaire dont les chauves-souris sont porteuses dans les sociétés humaines selon les contextes culturels, ontologiques, religieux et historiques.

  • 2 Cf. Donna Haraway, Staying with the Trouble. Making Kin in the Chthulucene, Durham, Duke University (...)

2Ce livre s’appuie ainsi sur l’approche de l’ethnographie multi-espèces – entre autres en citant à de nombreuses reprises le travail de Donna Haraway (comme la nécessité de rester dans « le trouble »2 tel qu’indiqué dès le sous-titre) – pour renouveler un champ d’études qui a surtout été exploré par l’anthropologie symbolique. La chauve-souris a en effet longtemps été considérée comme un animal diabolique en Europe, du fait de son comportement jugé transgressif : sa position inversée (elle dort la tête en bas), son vol erratique (souvent comparé à celui de l’hirondelle), son mode de vie nocturne (ou associé aux grottes obscures et autres greniers inhospitaliers), son statut hybride mi-mammifère/mi-oiseau, sans oublier son identification à la figure du vampire. Mais elle est perçue comme un animal auspicieux en Chine, elle inspire des récits totémiques sur son caractère ancestral en Australie et elle est souvent impliquée dans des histoires de sorcellerie en Afrique. Or, l’ethnographie multi-espèces réalisée par les auteurs prolonge ces recherches de l’anthropologie symbolique en ce qu’ils étudient non seulement comment les humains se représentent et valorisent ou non les chauves-souris, mais aussi ce que ces dernières leur font à travers les substances visibles (chair, guano) et invisibles (microbes, esprits) qu’elles partagent avec eux.

  • 3 « En écologie, la synanthropie (ou l’anthropophilie) désigne une interaction, directe ou indirecte, (...)
  • 4 L’ordre des chiroptères désigne l’ensemble des espèces de chauves-souris. Ce terme signifie étymolo (...)
  • 5 Cf. Frédéric Keck, Les Sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux (...)

3Frédéric et Antoine Laugrand se fondent sur la notion de « synanthropie »3 pour décrire l’existence d’interactions durables entre humains et chauves-souris consécutives à leur cohabitation depuis des millénaires. De fait, les chauves-souris étaient présentes sur la Terre bien avant les humains (on trouve des fossiles de chiroptères4 sur les îles du Pacifique datant de plusieurs millions d’années), qui ont dû apprendre à vivre avec ces animaux qui les précédaient lorsqu’ils ont eux-mêmes occupé et transformé l’ensemble de la planète. Les écologues soulignent la capacité des chiroptères à s’adapter de manière opportuniste à des environnements changeants, tandis que les virologues montrent que leur aptitude à porter de façon asymptomatique des virus pathogènes pour les humains provient de ce qu’elles vivent en colonies multi-espèces et utilisent leurs mains pour voler, ce qui leur a permis de développer un système immunitaire et des mécanismes physiologiques très performants pour les contenir. La question devient alors : peut-on apprendre des chauves-souris, de leur rapport mutualiste et symbiotique à leur milieu, une meilleure façon d’habiter une planète aux ressources limitées ? Ou encore : les chiroptères peuvent-ils être des bio-indicateurs, c’est-à-dire, pour utiliser une formulation que j’ai déjà appliquée aux oiseaux dans la surveillance de la grippe aviaire, des « sentinelles »5 des catastrophes écologiques à venir ?

4L’ouvrage de Frédéric et Antoine Laugrand, résultat d’un colossal travail d’analyse des données issues de matériaux ethnographiques de première main, de celles disponibles en ligne durant la pandémie de Covid ou dans les corpus des bibliothèques, ou bien extraites de la littérature anthropologique pour compléter les points de vue des biologistes, écologues et zoologues, offre un panorama des représentations et des pratiques liées aux chauves-souris. Dès la première partie, l’enquête porte sur les modes relationnels entre humains et chiroptères en s’adossant aux catégories ontologiques élaborées par Philippe Descola. Elle commence par les Philippines, où prédominent des sociétés dites « animistes » et « analogistes », avant de s’élargir à la ceinture austronésienne et au-delà, en Papouasie Nouvelle-Guinée, en Indonésie, dans le Pacifique et en Australie, où l’animisme se conjugue avec des régimes « totémistes ». La deuxième partie traite des appréhensions négatives et restrictives envers les chiroptères dans le monde occidental, caractéristiques d’une perspective « naturaliste », en s’appuyant sur le folklore et l’histoire, puis sur les classifications taxonomiques et les transformations du registre sémantique pour les désigner. La troisième partie resserre la focale sur les chauves-souris elles-mêmes pour examiner de façon transversale l’ambivalence qui les définit dans les imaginaires que presque tous les collectifs en Afrique, en Amérique et en Asie projettent sur elles, entre « sources de remèdes à de nombreux maux » et « réservoirs de pathogènes, […] vecteurs de zoonoses majeurs et associés à la mort » (p. 35). Mais tous s’accordent sur le fait que c’est l’impact de l’espèce humaine sur leur environnement qui les rend potentiellement dangereuses, car l’activité anthropique les met dans un état de stress ayant pour conséquence la libération des virus qu’elles hébergent. La quatrième partie prolonge cette idée en montrant combien les chauves-souris sont vulnérables en raison des relations symbiotiques qu’elles ont développées avec leur milieu, ce pour quoi les virus pandémiques sont un symptôme parmi d’autres de problèmes dans leurs modes de cohabitation avec nous (dont la disparition d’un grand nombre de représentants de cet ordre, qui compte un quart des espèces de mammifères). Pourtant, ces animaux s’avèrent des modèles sur le plan de l’éthique environnementale de par le rôle majeur qu’ils jouent dans la régénération de biotopes et d’écosystèmes menacés. C’est pourquoi, dans leur conclusion, Frédéric et Antoine Laugrand plaident pour une alliance renouvelée et durable entre les humains et les chauves-souris, notamment pour tirer profit des services indispensables qu’elles leur rendent, à l’exemple de la consommation des insectes nuisibles vecteurs de maladies chroniques, qui devraient inciter les humains à ériger les chauves-souris en protectrices de la santé publique plutôt qu’en boucs émissaires des crises zoonotiques. De même, la fertilisation des sols que les chauves-souris favorisent grâce à leurs déjections, ou encore la pollinisation des fleurs et la reforestation dont elles s’acquittent grâce aux graines et noyaux qu’elles transportent en font des réparatrices de la biodiversité qu’il serait bon de conserver partout où les interactions avec elles demeurent conflictuelles.

5Richement illustré par de nombreuses images puisées dans les archives historiques ou la culture populaire, et par des dessins de l’artiste franco-canadienne Virginie Gilbert, parfaitement édité dans un style clair qui rend accessible à tous une multitude de données empiriques jamais compilées auparavant, ce livre restera une référence pour l’ethnographie multi-espèces et l’anthropologie des relations entre humains et non-humains.

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Notes

1 Cf. Donna Haraway, The Companion Species Manifesto. Dogs, People, and Significant Otherness, Chicago, Prickly Paradigm Press, 2003 (« Paradigm » 8).

2 Cf. Donna Haraway, Staying with the Trouble. Making Kin in the Chthulucene, Durham, Duke University Press, 2016 (« Experimental Futures »).

3 « En écologie, la synanthropie (ou l’anthropophilie) désigne une interaction, directe ou indirecte, entre des animaux non domestiques et des humains » (p. 12), les premiers recherchant la présence des seconds pour en tirer bénéfice.

4 L’ordre des chiroptères désigne l’ensemble des espèces de chauves-souris. Ce terme signifie étymologiquement « main ailée ».

5 Cf. Frédéric Keck, Les Sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine. Préf. de Vinciane Despret. Bruxelles, Zones sensibles, 2020.

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Pour citer ce document

Référence papier

Frédéric Keck, « Frédéric Laugrand & Antoine Laugrand, Des voies de l’ombre. Quand les chauves-souris sèment le trouble »L’Homme, 251-252 | 2024, 264-266.

Référence électronique

Frédéric Keck, « Frédéric Laugrand & Antoine Laugrand, Des voies de l’ombre. Quand les chauves-souris sèment le trouble »L’Homme [En ligne], 251-252 | 2024, mis en ligne le 31 décembre 2024, consulté le 20 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/51218 ; DOI : https://doi.org/10.4000/134cb

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Auteur

Frédéric Keck

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