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AccueilNuméros253À ProposEst-ce ainsi que les gens jugent ?

À Propos

Est-ce ainsi que les gens jugent ?

Is This How People Judge ?
Manuel Schotté
p. 165-180

Notes de la rédaction

À propos de Nathalie Heinich, La Valeur des personnes. Preuves et épreuves de grandeur, Paris, Gallimard, 2022 (« Bibliothèque des sciences humaines »).

Texte intégral

1La valeur est un thème classique de l’anthropologie. De nombreuses enquêtes se sont en effet intéressées à la façon dont elle se construit. Des travaux célèbres ont ainsi montré, de Bronislaw Malinowski (1963 [1922]) à David Graeber (2022 [2001]), que la valeur des objets est indissociable de celle des individus qui les possèdent et/ou les font circuler. La valeur de ces derniers demeure toutefois sous-étudiée par rapport à celle des choses. La Valeur des personnes de Nathalie Heinich se distingue en faisant de cette dimension délaissée le cœur de sa réflexion. L’intérêt du livre est d’autant plus grand que le déplacement en termes de sujet interrogé s’accompagne d’un changement de perspective : alors que la plupart des recherches anthropologiques portant sur la valeur partent des relations – possiblement dissymétriques – d’échange, Nathalie Heinich renouvelle l’analyse en mettant l’accent sur l’activité de jugement, en se focalisant, dans la lignée de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, sur le « jugement en situation » (1991 : 161).

  • 1 Extrait d’une lettre de Pierre Bourdieu adressée à Marcel Maget, le 29 août 1959, citée in Johan He (...)
  • 2 Comme l’autrice l’a elle-même fait par le passé, cf. Nathalie Heinich (1991).

2La Valeur des personnes pose ainsi une question majeure, qui a trait à la manière dont les individus évaluent et prêtent des qualités – positives ou négatives – à autrui. En centrant l’analyse sur « l’attribution de valeur aux personnes » (p. 9), la sociologue prend pour objet une activité qui, bien qu’ordinaire et universelle, s’avère peu étudiée. Alors que les « trois quarts des conversations des gens […] roulent sur les autres »1, il est frappant de voir que les sciences sociales n’ont pas décortiqué de façon systématique cette opération familière, l’auteur du constat cité ne faisant pas exception. S’il y a bien des travaux axés sur la consécration de grandes figures2, aucun n’aborde de manière exclusive et méthodique les perceptions interpersonnelles qui font la trame du quotidien. L’intérêt du livre de Nathalie Heinich est donc double : il met tout d’abord à l’agenda un sujet essentiel mais peu investigué. En examinant comment un individu est perçu et catégorisé, l’autrice s’efforce de rendre compte du processus d’allocation du crédit social, c’est-à-dire de proposer des clés pour comprendre un mécanisme de construction des hiérarchies et de la stratification sociale. La seconde originalité de l’ouvrage réside dans son ambition de fournir un cadre général d’intelligibilité. Tandis qu’il existe des monographies qui se focalisent sur tel versant de l’activité de classement interpersonnel (à partir d’une population et/ou d’un type de situation), Nathalie Heinich cherche à construire un modèle d’analyse transversal, valable pour des cas très divers, ouvrant ainsi la voie à une réflexion théorique de grande portée.

3C’est donc parce qu’il pose une question importante (en interrogeant la façon dont les individus se jugent mutuellement) et qu’il entend y apporter une réponse originale (en développant une approche systématisée destinée à faire émerger des principes structurants généraux – perspective malheureusement rare aujourd’hui en sciences sociales) que La Valeur des personnes mérite une discussion approfondie.

Une analyse processuelle et relationnelle de la valeur

  • 3 Cf., par exemple, les enquêtes classiques de sociologie de la médecine américaine étudiées par Anne (...)

4Nathalie Heinich développe des outils tout à fait heuristiques pour mieux saisir l’activité de jugement d’autrui. Les notions de « grammaire axiologique » (p. 73) et de « registres de valeurs » (p. 179) permettent de rendre compte de la diversité des critères à l’aune desquels un individu est évalué, en mettant en évidence qu’il n’existe pas un système unifié de classement : un individu donné peut être considéré comme un modèle de réussite économique mais décrié sur un plan moral ; un autre peut être jugé comme doté d’une grande beauté mais inculte, pour ne prendre que des exemples caricaturaux. Après avoir pris soin d’énumérer la pluralité des principes de hiérarchisation qui coexistent, Nathalie Heinich insiste sur le fait qu’ils ne sont pas seulement différents, mais qu’ils peuvent aussi être contradictoires : tandis qu’une échelle peut donner une image positive d’un individu, une autre peut le dévaloriser. La mise au jour de la pluralité et de la concurrence entre critères d’attribution de valeur à un individu est, à n’en point douter, un apport majeur du livre, qui rejoint, dans une veine plus théorique, ce que des enquêtes ethnographiques avaient déjà pu mettre en évidence3.

5La notion de « prise » sert aussi très utilement le propos. Elle désigne, dans le prolongement des travaux de Christian Bessy et Francis Chateauraynaud (1995), « les caractéristiques d’un objet qui offrent aux sens un point d’appui, une saillance perceptive » (p. 106). L’autrice explore ainsi tout ce qui, chez un individu, peut donner prise au jugement d’autrui : son nom, son physique, ses biens, ses actes, etc. Cela permet de montrer que la perception d’un individu s’appuie sur des ressorts très divers, venant enrichir, ce faisant, la palette descriptive à la disposition de qui entend rendre compte des « procédures effectives d’attribution de valeur » (p. 95). Le recours à la notion d’« épreuve » vient à son tour nourrir le cadre interprétatif construit dans le livre. Soulignant que toute interaction constitue pour l’individu une épreuve où se joue potentiellement l’image que les autres se font de lui, Nathalie Heinich s’efforce de caractériser les différentes formes que prennent ces épreuves et ce qu’elles induisent en termes de logiques d’allocation de valeur.

  • 4 Une référence centrale est celle d’André Orléan (2011).

6Ces éléments n’épuisent aucunement la richesse des apports de l’ouvrage. L’une de ses grandes forces réside dans le fait de dessiner une approche processuelle et relationnelle de la valeur. Nathalie Heinich développe en effet une analyse non substantialiste, en soulignant que la valeur accordée à un individu n’est pas contenue dans ses caractéristiques intrinsèques, mais qu’elle résulte de la façon dont celles-ci sont perçues. L’autrice rejoint en cela une série de travaux classiques, centrés sur les objets et montrant que la valeur n’est pas réductible aux propriétés de ces derniers, mais dépendante du jeu social qui façonne leur importance4. Elle signale toutefois que le travail d’attribution de valeur n’opère pas dans le vide. Il s’adosse à ce qu’est et à ce que fait l’individu jugé. C’est donc la relation entre les caractéristiques et les actions de celui-ci, d’une part, et l’opération de jugement, d’autre part, qui doit être prise pour objet si l’on veut comprendre la reconnaissance qui lui est accordée (Schotté 2013).

À distance de l’observation de l’action en train de se faire

7Conformément à son souhait d’examiner les procédures effectives d’attribution de valeur, Nathalie Heinich propose de mettre « au centre de l’investigation l’observation des actions en situation réelle » (p. 234). Ce choix, pleinement justifié, appelle plusieurs remarques. La première est liée au fait que l’autrice semble voir dans ce type de démarche une spécificité de la sociologie pragmatique. C’est pourtant loin d’être le cas. De nombreuses études menées par des auteurs ne se réclamant pas de ce courant portent en effet sur les pratiques de classement interindividuel. Citons, parmi les plus récentes : Prendre, dans laquelle Wilfried Lignier (2019) part de l’observation méthodique des choses saisies par les enfants d’une crèche pour rendre compte de la valeur différentielle des objets, des manières de se les approprier et de ceux qui s’en emparent ; Réparer les cerveaux, dans laquelle Muriel Darmon (2021) explicite, à partir d’une enquête in situ, comment l’offre de soins dispensés à des victimes d’accidents vasculaires cérébraux varie selon leurs propriétés sociales ; ou bien encore une étude explorant les tenants et aboutissants du jeu des perceptions mutuelles entre coureurs à pied, à partir de la restitution détaillée d’une interaction compétitive (Schotté 2015).

  • 5 Les romans et témoignages utilisés dans La Valeur des personnes relèvent très majoritairement de re (...)
  • 6 La perspective est donc très différente de celle de Nicolas Mariot (2013) par exemple, lorsqu’il ét (...)
  • 7 Cf. Erving Goffman (1951) et, pour une déclinaison empirique, Romain Pudal (2021).

8La deuxième remarque touche un point délicat, car elle renvoie à l’écart entre ce que Nathalie Heinich annonce et ce qu’elle fait réellement. Bien qu’elle indique en introduction s’attacher « non pas aux paroles mais aux actes, y compris s’agissant de ces actes particuliers que sont les actes de langage » (p. 16), on ne trouve guère de véritables observations directes de l’activité de jugement. En effet, le propos est fondé pour l’essentiel sur des « exemples » – pour reprendre le terme utilisé dans l’ouvrage – empruntés à la littérature. Ce n’est pas tant la nature de ce matériau qui est en cause – on peut tout à fait se servir de la matière littéraire pour nourrir le questionnement des sciences sociales – que son inadéquation avec le projet que se donne l’autrice. Alors qu’elle entend se focaliser sur « l’acte d’attribuer » (p. 15), et que la sociologie pragmatique dont elle se revendique insiste, à juste titre, sur la nécessité de « regarder le monde social au plus près » (Lemieux 2018 : 63), son analyse repose en fin de compte sur un matériau rétrospectif5. Or, avec ce matériau, nous ne pouvons saisir l’activité de jugement que via la reconstitution ultérieure qui en est faite par un individu qui, même s’il a vécu la scène rapportée, la reconstruit postérieurement, parfois plusieurs décennies après les faits, comme dans Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen de Stefan Zweig (1942) que Nathalie Heinich cite beaucoup6. On est donc très loin de l’observation de l’action en train de se faire que prônait Bruno Latour par exemple. Ce n’est pas à l’acte de jugement auquel on a accès avec le matériau que mobilise l’autrice, mais à ce qui en résulte. De plus, la réflexion se cantonne au résultat mis en mots, ce qui laisse de fait de côté tout ce qui, dans les jugements interpersonnels, ne passe pas par ce canal et qui s’avère pourtant très signifiant (gestes, regards, attitudes, etc.)7.

  • 8 Cf. par exemple Sibylle Gollac (2014).

9Autre limite : le jugement n’est presque jamais rapporté à ses conditions d’énonciation. Alors que Nathalie Heinich affirme, de façon tout à fait judicieuse, la nécessité de replacer les jugements interindividuels dans leur contexte de production, elle ne met que très partiellement ce principe en œuvre dans son examen concret des cas étudiés. Elle ne s’attarde ainsi pas sur la possibilité que les relations entre l’évaluateur et l’évalué puissent peser sur le jugement du premier sur le second. C’est pourtant là une question classique, comme en atteste un passage célèbre de Hegel où il indique qu’il « n’y a pas de héros pour son valet de chambre ; mais non pas parce que le héros n’est pas un héros, mais parce que le valet de chambre est le valet de chambre, avec lequel le héros n’a pas affaire en tant que héros, mais en tant que mangeant, buvant, s’habillant, en général en tant qu’homme privé » (1987 [1807] : 195). Au-delà de cette affirmation d’ordre spéculatif, il existe des travaux empiriques qui démontrent l’intérêt d’une prise en compte des conditions d’expression des jugements interpersonnels8. L’absence de référence à cette dimension centrale de l’opération d’attribution de valeur dans l’ouvrage de Nathalie Heinich prête donc à discussion. On peut en particulier s’étonner du manque d’attention aux jugements diffusés en ligne, aujourd’hui omniprésents, d’autant qu’il existe une bibliographie qui rend compte des logiques auxquelles obéissent les avis et autres notations émis sur internet (Bergström 2016 ; Déage 2018 ; Fourcade & Healy 2024). Il y a sans doute là une occasion manquée de s’ouvrir à ces pratiques et à ces formes particulières d’attribution de valeur, appuyées sur des dispositifs qui ne le sont pas moins (Beuscart, Chauvin, Jourdain & Naulin 2015).

  • 9 Pour des enquêtes sur la façon dont un avis collectif se construit, cf. Wenceslas Lizé (2009), Beno (...)
  • 10 Signalons ici une lignée de travaux états-uniens qui montrent comment le statut social détermine l’ (...)

10Nathalie Heinich ne discute pas davantage la manière dont un jugement est produit lorsqu’il engage plusieurs individus. Même si elle rappelle à plusieurs reprises que l’imputation de valeur est une entreprise collective, son analyse laisse de côté les travaux qui documentent cet aspect9. Cette omission ne semble toutefois pas tenir uniquement à des lacunes d’ordre bibliographique. Elle traduit des choses plus profondes, qui ont trait à la façon dont Nathalie Heinich envisage les relations entre ce qu’elle appelle la « sociologie pragmatique » et la « sociologie critique », et ce que chacune d’elles serait en mesure de penser. En érigeant une frontière infranchissable entre ces approches, elle s’interdit de penser la façon dont les propriétés des divers membres d’un groupe pèsent sur ce qui en émane. Si elle a raison de signaler que ce qui se joue en situation n’est pas réductible à l’actualisation mécanique d’un rapport de domination préexistant, elle écarte un peu vite l’idée que les statuts, ainsi que les dispositions et capacités différentielles des protagonistes, peuvent influer sur leurs chances de faire exister et de faire valoir leur point de vue respectif10. Il n’y a, autrement dit, pas lieu de soutenir l’opposition binaire qu’elle déploie en séparant une sociologie pragmatique attentive à ce dont les individus sont capables et une sociologie déterministe « qui enferme par avance les capacités dans des prédéterminations décontextualisées » (p. 236). Plutôt que de postuler le caractère irréductible de ces deux approches, l’analyse gagnerait assurément à s’intéresser à la façon dont des ressources et capacités, notamment argumentatives, prennent force, ou non, en situation.

11Sur le plan de la méthode, Nathalie Heinich ne dit rien des conditions de constitution de son corpus, qui est pourtant loin d’être neutre. Bien qu’elle se fixe comme cap d’identifier les ressorts de l’activité ordinaire de jugement d’autrui, les exemples traités sortent précisément de l’ordinaire, puisqu’il s’agit principalement de jugements écrits, et émanant, qui plus est, d’individus qui sont souvent des grands noms de la littérature et de la culture. En faisant reposer son analyse sur des jugements émis par des individus comme Stefan Zweig, Marcel Proust ou Gilles Jacob (pour ne prendre que les cas les plus cités), Nathalie Heinich fait le pari que les catégories de perception mobilisées par ces « grands singuliers » (p. 174) valent pour tous les jugements et pour toutes les populations. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cela mériterait d’être démontré. On peut en effet douter du fait que tous les individus jugent de manière identique et suivant les mêmes critères, indépendamment de la façon dont ils ont été socialisés et de la position qu’ils occupent.

  • 11 Cf., par exemple : Beverley Skeggs (2015 [1997]) et Isabelle Clair (2017).
  • 12 Cf., notamment : François Eymard-Duvernay & Emmanuelle Marchal (1997), Pierre-Emmanuel Sorignet (20 (...)
  • 13 Pour des exemples francophones récents de ce champ de recherche très développé depuis plusieurs déc (...)

12Ce n’est pas l’ambition de Nathalie Heinich qui est discutée ici. Les critiques formulées portent exclusivement sur la méthode qu’elle a adoptée pour répondre à son objectif, à savoir la compréhension d’un processus transversal, sans se limiter à documenter le fonctionnement d’un segment réduit du monde social. Au regard de l’intérêt de ce projet, il est dommage que l’autrice ait négligé les nombreuses enquêtes ethnographiques menées sur des sujets proches. Pensons, par exemple, aux études qui montrent ce qui se joue – notamment en termes de valorisation de soi et du groupe auquel on se réfère – dans l’activité de jugement, surtout quand elle est partagée11. Songeons également aux chercheurs qui ont observé de l’intérieur le processus de recrutement et qui donnent à voir quels sont les ressorts de cette opération d’évaluation12, sans oublier la littérature sur la façon dont se prennent les décisions de justice13. Parce que ces travaux sont, dans leur démarche, parfaitement en phase avec l’optique prônée par Nathalie Heinich, on aurait souhaité qu’ils soient mobilisés, afin d’enrichir l’analyse et la faire reposer sur des fondations plus solides.

Leçons de grammaire

  • 14 Pour une critique de l’obsession de la spécificité et pour une discussion des limites théoriques de (...)

13Bien que l’autrice indique vouloir « décrire des actes » (p. 17), le contenu réel du livre consiste surtout à rendre compte de la grammaire axiologique qui sous-tend les opérations de jugement. Cette entreprise, d’ordre structuraliste même si elle n’est pas présentée comme telle, est intéressante mais sa réalisation appelle une autre série de remarques. Signalons tout d’abord que nous avons affaire à une grammaire en forme de listes. Se succèdent en effet des déclinaisons de modes d’attribution de valeur, de qualités, de prises et de registres de valeurs (ces derniers étant au nombre de 16 dans l’encadré de la page 189). Outre le fait que le lecteur finit par se perdre dans cette profusion, on peut s’interroger sur le gain d’intelligibilité qu’elle présente : en vertu, tout d’abord, du principe suivant lequel la quête de l’exhaustivité nuit souvent à l’ambition de généralisation, en mettant davantage l’accent sur les spécificités que sur les principes structurants14, et ensuite parce que cette démarche revient à mettre tous les éléments listés sur le même plan, sans chercher à identifier ce qui, dans la réalité des pratiques, prime.

14La tentative d’épuiser la description des appuis à l’acte d’attribution de valeur soulève un autre point, lié au fait que l’ambition totalisante de l’ouvrage repose sur une approche qui décontextualise les réalités qu’elle examine. Des exemples de l’Entre-deux-guerres sont ainsi mis sur le même plan que des exemples actuels. Ce n’est pas l’ambition du livre de faire émerger les logiques transversales qui fait ici question, bien au contraire. Le problème réside dans la façon d’alimenter ce projet : les principes mis au jour ne procèdent pas d’une démarche raisonnée de comparaison et se font au prix d’un écrasement des contextes. Les cas étudiés sont tenus comme équivalents sans que jamais le principe qui autorise leur rapprochement ne soit justifié, et sans que ce qui a présidé à leur sélection ne soit explicité. Cette indifférence aux contextes suscite une autre réserve : le propos postule l’universalité de pratiques qui sont en réalité très situées socialement (les cas étudiés concernent presque exclusivement les milieux des élites européennes). Faute d’envisager des situations issues d’autres contextes, et considérant que les cas décrits renvoient par essence à des logiques universelles, l’analyse s’avère de fait très ethnocentrée.

  • 15 La minoration du registre moral est sans doute liée au fait que la majorité des exemples cités par (...)
  • 16 Cf. Berveley Skeggs (2015 [1997]) ; Rachel Sherman (2007) ; Amélie Beaumont (2019).
  • 17 Cf. Anne Paillet (2021) ; Stefan Timmermans (1998) ; Alizée Delpierre (2021).

15Un troisième élément constitutif de l’axiomatique développée interroge : n’y a-t-il pas un biais légitimiste dans le fait de référer les critères de grandeur qui la composent aux figures du noble, de la star, du possédant, du collectionneur, de la belle, de l’athlète, du saint, du génie, du héros et de la personnalité charismatique pour reprendre l’intégralité des figures présentées dans les intertitres du chapitre III ? Cela exclut d’emblée d’autres échelles de jugement comme celle de la moralité, par exemple. Le statut réservé à celle-ci est d’ailleurs révélateur : alors que plusieurs passages du livre laissent entendre qu’elle est essentielle (notamment pages 94 et 181), elle est finalement peu examinée. Elle n’est en tout cas pas mise sur le même plan que d’autres registres, plus nobles15. De nombreuses études ont pourtant démontré son importance, et ce, aussi bien au sein des milieux populaires16 que dans les classes supérieures, comme chez les médecins ou au sein des familles fortunées17. De plus, la centration sur des valeurs légitimes tend aussi à laisser dans l’ombre les jugements ordinaires qui reposent sur d’autres fondements. Diverses enquêtes ont mis en évidence que les évaluations d’autrui puisent très souvent dans des registres moins « positifs ». Citons par exemple les recherches de Camille François (2014), qui signale la fréquence de la référence à l’hygiène dans le travail d’infériorisation sociale auquel procèdent les relogeurs qu’il étudie ; celles d’Abigail Bourguignon (2021), qui montrent, à la suite d’Erving Goffman (1975 [1963]), la prégnance des critères de normalité et d’anormalité dans les jugements des personnes ; ou encore les analyses de Paul Willis (2011 [1977]), qui insistent sur la centralité des manifestations de masculinité virile – faite de consommation ostentatoire d’alcool, de rejet de l’autorité, d’irrévérences généralisées, etc. – dans l’appréciation mutuelle des jeunes hommes qu’il étudie.

  • 18 Domaine peu présent dans La Valeur des personnes alors que la profession est un élément central dan (...)
  • 19 Pour des synthèses, cf. Joseph Berger, Bernard Cohen & Morris Zelditch, Jr. (1972) et Cecilia Ridge (...)

16Le fait de renvoyer l’opération de valorisation à des formes de grandeur légitimes introduit ainsi un biais dans l’analyse de Nathalie Heinich, qui la conduit à laisser de côté tous les classements qui ne relèvent pas de ces critères. Or, la recherche en sciences sociales a de longue date mis en évidence qu’on juge aussi – et peut-être surtout – autrement que par référence aux idéaux qu’elle énumère. Sinon comment expliquer les différences salariales entre hommes et femmes ? Ou comment rendre compte des discriminations à l’embauche suivant la couleur de peau et l’âge ? L’existence de ces inégalités professionnelles n’est-elle pas la preuve d’attributions différentielles de valeur suivant le sexe, l’origine ou l’âge ? Bien que cantonnées ici au domaine du travail18, ces interrogations valent bien au-delà, et concernent des rapports sociaux transversaux qui structurent toutes les sphères de l’existence. C’est ce que met en évidence une vaste littérature qui montre à quel point les caractéristiques élémentaires du statut que sont le sexe, la classe, l’âge et la couleur pèsent de façon structurante sur la perception des individus19. Ces dimensions ne sont pourtant évoquées que de façon marginale dans La Valeur des personnes. En découle l’impression d’un fort et troublant contraste entre la réalité des dynamiques de (dé)valorisation à l’œuvre dans le monde social – qui sont sources de profondes inégalités (Ridgeway 2019) – et la description qu’en fait l’autrice.

  • 20 Cette binarité qui oppose l’individuel au social se retrouve aussi dans l’opposition « entre le cor (...)

17Autre limite de la grammaire produite dans La Valeur des personnes : il s’agit d’une grammaire sans locuteur. On peut évidemment se dire que c’est inhérent à l’idée même de grammaire que de faire émerger des règles de conduite génériques. Mais là encore, on constate un certain décalage avec le projet annoncé par Nathalie Heinich, qui indiquait vouloir se focaliser sur l’acte d’attribution. Au regard de cette intention, il aurait été logique que la question du rapport entre la règle et l’acte censé en découler soit abordée dans le livre. Or, l’autrice se contente de « postuler que les acteurs savent pratiquement agir conformément à des règles sans être pour autant forcément capables de les énoncer explicitement » (p. 375). Une telle analyse – qui ne manque pas de surprendre de la part de quelqu’un qui revendique s’inscrire dans une démarche compréhensive accordant le primat aux motifs et aux justifications des individus – laisse donc indiscutée la question de savoir comment ils se comportent vis-à-vis de ces règles et s’ils le font tous de la même façon. L’interrogation n’est pas mineure s’agissant d’une entreprise qui se donne pour but de rendre compte de la manière dont on attribue de la valeur aux personnes. Nathalie Heinich entrevoit cet aspect, notamment quand elle écrit que la compétence axiologique s’apprend « par la socialisation et la pratique – active et passive – de l’évaluation » (p. 217), ou quand il est question de jugements différents en fonction des « dispositions des évaluateurs » (p. 144). Si ces remarques ouvrent la voie à une possible prise en considération de ce qui différencie les individus, elles ne sont que ponctuelles. Elles ne sont en effet pas thématisées par l’autrice qui tend à renvoyer, hors du giron des sciences sociales, tout ce qui concerne les propriétés personnelles (pour en faire un domaine réservé de la psychologie, p. 84), faisant ainsi abstraction de tous les travaux sur le processus de socialisation et sur la façon dont les singularités individuelles se construisent. Cela se traduit par une opposition binaire entre qualités statutaires et qualités personnelles qui parcourt tout le chapitre II, où l’idée que les premières (dans lesquelles l’autrice range, entre autres dimensions, l’origine sociale, la profession, le sexe ou encore l’âge) puissent peser sur les secondes est refusée en tant qu’elle procéderait d’un « écrasement de la dimension individuelle » (p. 91)20. Assumer cette posture jusqu’au bout reviendrait à dire que le fait d’être rangé dans telle classe sexuelle, pour reprendre les termes d’Erving Goffman (2002 [1977] : 44), ou de grandir dans tel milieu n’aurait aucune incidence sur nos expériences sociales et sur ce que nous devenons, y compris dans ce que nous avons de plus intime. Ce serait faire fi de décennies de recherches en sciences sociales.

La force des jugements

  • 21 Comme en témoigne le cas de la compétence footballistique, dont la reconnaissance procède de l’inst (...)

18Dans son introduction, Nathalie Heinich évoque la nécessité de s’interroger sur « l’efficacité de l’attribution de valeur » (p. 18). La question est du plus grand intérêt. Mais, finalement, le livre ne fournit aucun élément de réponse à ce sujet. Esquissons des pistes. La première consiste à examiner ce qui sous-tend la portée d’un critère de jugement. Cela suppose de s’intéresser à ce qui lui confère de la consistance, en considérant que l’importance d’une échelle de valeur est indissociable de la puissance sociale qu’elle enferme, étant entendu que les canaux qui lui donnent force peuvent être de nature très différente, depuis la forme cristallisée d’une institution dont la légitimité – c’est-à-dire le crédit collectivement alloué – est « durcie » jusqu’aux agencements plus souples qui voient converger, de façon non nécessairement coordonnée, des intérêts à soutenir un ordre de grandeur21. Ce qui vaut pour les configurations d’ensemble vaut aussi pour les interactions ordinaires. Il a en effet été montré qu’un jugement interpersonnel a d’autant plus de poids qu’il s’adosse à celui émis par une institution légitime, comme c’est le cas pour les enfants, qui s’appuient massivement sur les verdicts scolaires pour bâtir leurs appréciations mutuelles (Lignier & Pagis 2017).

  • 22 Comme dans le livre le plus cité sur cet objet, celui d’Axel Honneth (2000 [1992]).

19Une seconde manière de décliner la question de l’« efficience du jugement » (p. 17) consiste à étudier les effets sur l’individu des jugements émis par un tiers. La position de Nathalie Heinich n’est pas claire sur ce point car, après avoir indiqué que ce sujet était hors de son propos (pp. 225-226), elle mentionne à plusieurs reprises les conséquences sur l’évalué des jugements formulés à son endroit (notamment pp. 240-241, 264, 286). Quoi qu’il en soit, il s’agit assurément d’une piste de recherche très porteuse. Nathalie Heinich a, dans le prolongement d’autres travaux précurseurs comme ceux de Harriet Zuckerman (1977), nourri ce questionnement dans le livre qu’elle a consacré aux incidences de l’obtention d’un prix littéraire sur ses lauréats (Heinich 1999). Ce premier pas mérite d’être poursuivi via d’autres enquêtes, en faisant le lien entre deux ensembles de recherche qui ne dialoguent pas : les travaux sur la socialisation, d’une part, et ceux sur la valorisation, de l’autre. S’il ne fait aucun doute que cette rencontre enrichirait ces deux bibliographies cloisonnées, elle permettrait aussi et surtout de mieux comprendre la manière dont la reconnaissance façonne les individus, un aspect généralement envisagé sous un angle non empirique22.

20La Valeur des personnes est assurément un livre qui mérite d’être lu, pour la question que Nathalie Heinich soulève et pour certains des outils qu’elle propose. Sa manière de concrétiser le projet de recherche annoncé suscite toutefois des réserves. Faute de s’appuyer sur des enquêtes – de première ou de seconde mains – relatives aux pratiques d’attribution de valeur, l’autrice ne rend pas compte de ce que sont les ressorts et conséquences véritables de cette opération. Est-ce parce que ces recherches relèvent, pour partie, de ce que Nathalie Heinich qualifierait sans doute de « sociologie critique » qu’elles ne sont pas mobilisées ? Il n’est évidemment pas possible de répondre. Il est en revanche certain que la frontière qu’elle érige entre des traditions de recherche jugées incompatibles constitue un obstacle à la réalisation de l’objectif qu’elle s’est donné.

  • 23 Sur cette double dimension de la cumulativité, et sur la critique des analyses qui envisagent l’his (...)
  • 24 Sur ce plan, cf. Bernard Lahire (2012) et Michel Grossetti (2020).

21Pour qui croit au progrès, tant empirique qu’interprétatif, des sciences sociales23, la pérennisation de ce type de clivages – qui relèvent plus d’effets de champ que de véritables enjeux de connaissance – ne présente pas un intérêt épistémologique évident. Le risque est en effet grand de faire dériver la recherche dans une logique de guerre de chapelles qui a peu de chance de faire progresser la science. D’où la nécessité de privilégier une démarche ouverte à l’égard des différents courants de recherche. Non pas au nom d’un consensus mou, mais en vertu du principe que les uns et les autres peuvent fournir des outils méthodologiques et conceptuels au pot commun des sciences sociales. Dire cela ne signifie pas que tous ces outils se valent nécessairement. Loin de là : on peut estimer que dans un monde scientifique idéal, qui donnerait toute sa place à la discussion critique, ne subsisteraient que les plus puissants d’entre eux, c’est-à-dire ceux qui permettent de penser avec le plus de justesse et de finesse le plus grand nombre de cas. La posture défendue ici n’est donc pas celle d’une mise en équivalence de tous les travaux ni d’un relâchement des ambitions. Elle s’avère au contraire particulièrement exigeante : c’est la confrontation de la portée respective de ces différents outils qui devrait présider à leur adoption, ou à leur abandon, s’ils ne font pas leurs preuves ou s’ils se révèlent moins heuristiques que d’autres. À l’opposition de posture, il convient donc de substituer le modèle de la discussion raisonnée, prélude d’une possible intégration critique des apports respectifs de différentes traditions de recherche24.

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Bibliographie

Barrault-Stella, Lorenzo, Clémentine Berjaud, Samuel Bouron, Raphaël Challier, Safia Dahani, Félicien Faury, Caroline Masson & Emmanuel Monneau
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Notes

1 Extrait d’une lettre de Pierre Bourdieu adressée à Marcel Maget, le 29 août 1959, citée in Johan Heilbron & Pernelle Issenhuth (2022 : 80).

2 Comme l’autrice l’a elle-même fait par le passé, cf. Nathalie Heinich (1991).

3 Cf., par exemple, les enquêtes classiques de sociologie de la médecine américaine étudiées par Anne Paillet (2021).

4 Une référence centrale est celle d’André Orléan (2011).

5 Les romans et témoignages utilisés dans La Valeur des personnes relèvent très majoritairement de reconstitutions a posteriori.

6 La perspective est donc très différente de celle de Nicolas Mariot (2013) par exemple, lorsqu’il étudie les jugements interpersonnels émis sur le front lors de la Grande Guerre à partir d’écrits produits en situation.

7 Cf. Erving Goffman (1951) et, pour une déclinaison empirique, Romain Pudal (2021).

8 Cf. par exemple Sibylle Gollac (2014).

9 Pour des enquêtes sur la façon dont un avis collectif se construit, cf. Wenceslas Lizé (2009), Benoît Coquard (2018) et Lorenzo Barrault-Stella et al. (2019).

10 Signalons ici une lignée de travaux états-uniens qui montrent comment le statut social détermine l’importance différentielle accordée aux arguments avancés par les différents membres d’une délibération collective : cf. l’article classique de Fred Strodtbeck, Rita James & Charles Hawkins (1957) et sa réactualisation par Erin York & Benjamin Cornwell (2006).

11 Cf., par exemple : Beverley Skeggs (2015 [1997]) et Isabelle Clair (2017).

12 Cf., notamment : François Eymard-Duvernay & Emmanuelle Marchal (1997), Pierre-Emmanuel Sorignet (2004), Oumaya Hidri Neys (2009), Bertrand Réaud (2009), Lauren Rivera (2012), Muriel Darmon (2012), Adrien Thibault (2016).

13 Pour des exemples francophones récents de ce champ de recherche très développé depuis plusieurs décennies, cf.: Collectif Onze (2013), Arnaud Philippe (2022), ou encore Delphine Serre (2024).

14 Pour une critique de l’obsession de la spécificité et pour une discussion des limites théoriques de ce que l’on pourrait qualifier de « logique du catalogue », on se reportera à Roger Gould (2003).

15 La minoration du registre moral est sans doute liée au fait que la majorité des exemples cités par Nathalie Heinich met en jeu des individus qui jugent des membres de leur propre milieu social. Au regard des travaux disponibles, il semble que ce critère soit particulièrement mobilisé lors de confrontations d’individus relevant de milieux différents.

16 Cf. Berveley Skeggs (2015 [1997]) ; Rachel Sherman (2007) ; Amélie Beaumont (2019).

17 Cf. Anne Paillet (2021) ; Stefan Timmermans (1998) ; Alizée Delpierre (2021).

18 Domaine peu présent dans La Valeur des personnes alors que la profession est un élément central dans l’appréciation entre individus, de par ce qu’elle induit directement (statut associé au métier occupé) et indirectement (ressources auxquelles elle donne accès).

19 Pour des synthèses, cf. Joseph Berger, Bernard Cohen & Morris Zelditch, Jr. (1972) et Cecilia Ridgeway (2014).

20 Cette binarité qui oppose l’individuel au social se retrouve aussi dans l’opposition « entre le corps physiologique et le corps socialisé » (p. 129). Pour une critique de l’antagonisme supposé entre le social et le biologique, on peut renvoyer à un auteur que Nathalie Heinich cite souvent : Norbert Elias (2015 [1991]).

21 Comme en témoigne le cas de la compétence footballistique, dont la reconnaissance procède de l’instauration d’une échelle de classement spécifique et dont l’importance actuelle est liée au faisceau d’investissements très divers qui convergent vers elle : cf. Manuel Schotté (2022).

22 Comme dans le livre le plus cité sur cet objet, celui d’Axel Honneth (2000 [1992]).

23 Sur cette double dimension de la cumulativité, et sur la critique des analyses qui envisagent l’histoire des sciences sociales comme un éternel recommencement, je me permets de renvoyer à Manuel Schotté (2020).

24 Sur ce plan, cf. Bernard Lahire (2012) et Michel Grossetti (2020).

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Pour citer ce document

Référence papier

Manuel Schotté, « Est-ce ainsi que les gens jugent ? »L’Homme, 253 | 2025, 165-180.

Référence électronique

Manuel Schotté, « Est-ce ainsi que les gens jugent ? »L’Homme [En ligne], 253 | 2025, mis en ligne le 01 avril 2025, consulté le 20 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/51632 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13olb

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Auteur

Manuel Schotté

Université de Lille
Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé), Villeneuve d’Ascq

manuel.schotte@univ-lille.fr

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