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Comptes rendus

Claude Calame, Humans and their Environment. Beyond the Nature/Culture Opposition

Paul Walter
p. 181-184
Référence(s) :

Claude Calame, Humans and their Environment. Beyond the Nature/Culture Opposition. London, Transnational Press London, 2023, 101 p., bibl.

Texte intégral

1Dans cet ouvrage concis d’à peine une centaine de pages, l’helléniste et anthropologue suisse Claude Calame entraîne le lecteur dans une généalogie critique de l’Anthropocène. Face au dérèglement climatique, dont nous ne faisons qu’entrevoir les catastrophes et les ravages à venir, force est de constater que nos représentations et croyances qui fondent notre rapport au monde sont devenues obsolètes et inopérantes, en nous rendant incapables d’avoir une lecture adéquate de cette crise inédite dans l’histoire. Peut-on en effet vraiment croire que les êtres humains soient si fondamentalement dissociés de la nature au point d’être indifférents à la destruction de l’écosystème ? Est-il encore possible de penser que la nature n’a d’autre raison d’exister que d’être exploitée à notre seul bénéfice ? La réponse à ces questions nécessite, selon l’auteur, un changement radical de paradigme à partir d’une révision en profondeur des cadres conceptuels par lesquels nous concevons les liens entre nature et culture, et notre place en tant qu’humains. L’ouvrage, structuré en cinq chapitres, explore les étapes clés de cette transformation de notre relation au monde, avant d’exposer une solution originale à la fois anthropopoïétique, i.e. qui « inclut les processus divers et complexes de la construction physique et psychique des êtres humains à travers leurs interactions sociales, politiques, culturelles et même religieuses avec les autres » (p. 9), et écopoïétique, i.e. qui situe l’ensemble des pratiques humaines dans une perspective écologique plus générale.

2Dans le premier chapitre, Claude Calame puise dans le répertoire de la littérature de la Grèce antique, qu’il maîtrise parfaitement, des ressources théoriques pour parvenir à une conception alternative de la nature soustraite à nos catégories actuelles, qui l’envisagent comme une réalité objective, neutre et universelle. Il démontre de façon pertinente que la notion de phúsis désigne, chez les Grecs anciens, l’ensemble des processus par lesquels les organismes – humains, animaux, végétaux –, ainsi que le cosmos lui-même se développent (comme l’atteste le verbe phúein), et qu’elle est donc loin de se réduire à l’idée d’un stock de ressources offert à l’exploitation des seuls humains. La phúsis se présente en effet, de manière beaucoup plus large, comme un principe dynamique et différencié, qui articule à la fois nature environnante, milieu humain et nature humaine, sans dresser de frontières artificielles entre ces dimensions. À cet égard, les notions de phúsis et de nómos, souvent identifiées comme étant à l’origine de l’opposition moderne entre nature et culture (p. 23), sont précisément pensées à travers leurs complémentarités et leurs porosités, quoiqu’en maintenant des distinctions essentielles entre l’une et l’autre. Claude Calame prend directement appui sur l’exemple de la médecine hippocratique pour confirmer que, pour les anciens Grecs, les dispositions humaines ne se développent pleinement que grâce à l’action conjointe de la culture, de l’éducation, mais aussi du milieu environnant, du climat, de la géographie (etc.), soulignant alors la très forte interdépendance qui unit le milieu naturel dans lequel les humains habitent et leurs propres conditions de vie culturelles. Selon cette perspective, « l’environnement et les humains partagent organiquement les mêmes qualités » (p. 27), ce qui nous invite à abandonner l’idée d’une nature objective au profit de ce que l’auteur préfère appeler, toujours en s’inspirant d’Hippocrate, une « nature-milieu » ou une « nature-environnement » (p. 44), perméable aux différentes interprétations culturelles.

3Dans le deuxième chapitre, Claude Calame revient sur le dualisme moderne, inspiré en grande partie par des figures telles que Buffon et Descartes, entre une nature soumise à des lois mécaniques et physiques et une culture associée à la raison, universellement et exclusivement possédée par les humains. L’héritage des Lumières a en effet ouvert la voie à une humanité qui se construit selon une trajectoire évolutive, où la culture lui permet de s’élever progressivement de l’animalité et de la sauvagerie vers des formes élaborées de civilisation. Or, nous montre l’auteur, cette vision s’est durablement imposée comme la vision dominante en Occident, au point d’être notamment au fondement de l’épistémologie de l’anthropologie moderne, qui a prolongé et accentué cette différence lorsqu’elle a défini la culture selon des critères spécifiques, irréductibles à des déterminations biologiques et naturelles. Même l’approche fonctionnaliste de Malinowski, qui tente d’expliquer l’émergence des cultures humaines comme des réponses symboliques à des besoins biologiques universels, ne suffit pas à elle seule à disculper le fait que l’anthropologie, qu’elle soit structuraliste ou évolutionniste, a largement contribué, selon l’auteur, à renforcer l’idée d’une autonomie des cultures humaines vis-à-vis de la nature, jusqu’à considérer la culture comme l’unique et véritable nature de l’humanité.

4Claude Calame analyse, dans le chapitre suivant, la notion de nature humaine à la lumière des interactions entre processus génétiques et processus socioculturels, ce qui le conduit à nuancer et à relativiser à la fois le déterminisme biologique, qui prétend que les cultures et le comportement humain reposent sur des bases purement naturelles, et le déterminisme culturel, qui ne conçoit la nature humaine qu’en termes d’acquis culturellement transmis. C’est ici que l’approche écopoïétique et interactive défendue par l’auteur prend toute sa portée : le dépassement du dualisme entre nature et culture ne vise pas à subordonner l’une à l’autre, mais à adopter une perspective plus vaste, capable d’appréhender les relations et dynamiques complexes qui les relient et les constituent réciproquement. Selon cette conception, nature et culture forment un continuum au sein duquel les processus génétiques et culturels sont intégrés dans des réseaux plus larges et plus diversifiés de relations poreuses, non linéaires et multicausales. Les processus génétiques, par exemple, dépendent tout à la fois de dispositions innées et héritées que de ressources culturelles acquises et socialement transmises (p. 51). Les comportements ne se réduisent donc pas à la simple exécution d’un programme génétiquement déterminé, mais expriment au contraire la perméabilité fondamentale de la nature humaine, comprise alors en termes d’interaction et de plasticité. Grâce à ces notions, Claude Calame développe l’idée que les potentialités de l’être humain ne se réalisent pleinement qu’en relation avec son environnement aussi bien physique et biologique que culturel et symbolique, ce qui implique qu’il n’est jamais seulement un être de culture, mais qu’il est tout autant un être de nature qu’un être de culture.

5Le concept de « nature-milieu » remet donc profondément en jeu la différence entre nature environnante et milieu humain, et invite à la comprendre comme une distinction de degré et non comme une distinction ontologique fondamentale. Claude Calame s’appuie notamment sur le couple notionnel développé par Jakob von Uexkull entre Umgebung et Umwelt, c’est-à-dire l’environnement perçu soit comme réalité objective, soit comme milieu ambiant, pour en montrer la limite lorsqu’il s’agit de rendre compte de manière plus précise et plus fidèle du type d’interactions à l’œuvre entre les humains et leur environnement naturel et culturel. En effet, Claude Calame fait valoir l’idée que la « nature objective » n’existe pas en dehors des expériences que les humains font, dans la mesure où ces derniers l’incorporent et la transforment constamment à travers leurs propres pratiques, ce qui justifie, selon lui, que l’Umgebung doit seulement être compris comme l’Umwelt. Le concept grec de tékhnai, qui articule perception, action pratique et technique, offre à l’auteur la possibilité de se débarrasser définitivement de toute opposition entre nature perçue et nature objective, ainsi qu’un moyen de contourner la conception dominante selon laquelle les techniques sont des outils toujours plus intrusifs en vue d’obtenir de la nature des ressources utiles. En effet, en tant que pratiques interprétatives et sémiotiques, les arts et les techniques ainsi revisités accompagnent et prolongent, pour Claude Calame, les processus naturels en exploitant au mieux leurs potentialités, grâce à une connaissance approfondie de l’environnement et de ses dynamiques, qui permettent ainsi aux humains de puiser ce qui est essentiel à leur vie sociale et individuelle. En définissant la nature comme milieu environnant et non comme objet, il montre non seulement qu’elle est modelée par les arts et les techniques, mais aussi que les humains se construisent physiquement et culturellement dans un milieu qu’ils modifient en retour par leurs pratiques culturelles, ce qui ouvre dès lors la réflexion sur des questions d’ordres éthique et politique.

6C’est dans le dernier chapitre que Claude Calame développe les implications sociales et politiques des concepts d’« anthropopoïétique » et d’« écopoïétique » face aux ravages écologiques engendrés par l’exploitation capitaliste des ressources naturelles. Il s’agit moins pour lui d’invoquer de manière un peu vague et poétique un « retour à la nature », que d’engager une forme de lutte et de résistance collective contre les forces économiques, politiques et culturelles du capitalisme mondial, qui détruisent progressivement les conditions naturelles et sociales d’une vie authentique et compatible avec la préservation de la nature et des communautés humaines. Une telle approche, qui puise dans la sophoí (« sagesse », « prudence ») de l’Antiquité (p. 83), implique, comme le suggère l’auteur, une rupture avec la logique productiviste et prédatrice du capitalisme, qui accapare les ressources naturelles sans limites et sans aucune considération des conséquences sur la Terre, en sapant au passage les solidarités naturelles à l’œuvre dans les communautés humaines. Cette approche met également au jour le lien entre exploitation de la nature et domination sociale des plus défavorisés, exploités pour leur force de travail. Contre ces effets, Claude Calame plaide pour une économie démondialisée, démocratiquement contrôlée et régulée, intégrée à une société fondée sur la coopération et la solidarité plutôt que sur la compétition et l’individualisme. Seule une société écosocialiste et altermondialiste, généralisée à l’ensemble de la planète, serait à même de faire converger harmonieusement intérêts humains et intérêts environnementaux, à condition toutefois que l’économie et la production, ainsi que le développement technologique soient politiquement et collectivement réorganisés vers la satisfaction des besoins essentiels. La reconnaissance de l’existence de l’Anthropocène doit agir comme le déclencheur d’une prise de conscience collective de la fragilité de la nature et de la précarité des liens qui nous unissent, nous obligeant à trouver des solutions responsables, aptes à solidifier ces mêmes liens au lieu de les briser.

7Pour finir, Claude Calame livre une lecture claire et pertinente des causes et des enjeux actuels liés au dérèglement climatique et à la crise idéologique que nous traversons, et défend avec force la nécessité d’une conception écologique et interactive des rapports entre nature et culture. Le concept de « nature-milieu » envisagé comme une alternative à celui de « nature-objet » est censé rendre justice aux multiples interconnexions qu’humains et nature n’ont de cesse de tisser, et peut inspirer l’évolution du modèle libéral et capitaliste dominant vers un type de société fondé sur des valeurs authentiquement démocratiques et nettement plus respectueuses de l’environnement. Enfin, la contribution sans doute la plus décisive et la plus originale de l’ouvrage réside dans le passionnant travail d’appropriation critique des catégories issues de la Grèce antique qu’entreprend l’auteur, qui, sans le faire de manière littérale et sans non plus négliger la distance historique et culturelle qui nous en sépare, ouvre une perspective nouvelle et décentrée sur nos propres concepts plus que salutaire, afin de ne plus rester prisonniers de cette opposition jugée désormais stérile entre nature et culture.

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Pour citer ce document

Référence papier

Paul Walter, « Claude Calame, Humans and their Environment. Beyond the Nature/Culture Opposition »L’Homme, 253 | 2025, 181-184.

Référence électronique

Paul Walter, « Claude Calame, Humans and their Environment. Beyond the Nature/Culture Opposition »L’Homme [En ligne], 253 | 2025, mis en ligne le 01 avril 2025, consulté le 19 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/52134 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13oli

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