Martina Avanza, Sarah Mazouz & Romain Pudal, eds, Ethnographie(s) politique(s). Méthodes, objets et terrains
Martina Avanza, Sarah Mazouz & Romain Pudal, eds, Ethnographie(s) politique(s). Méthodes, objets et terrains. Lyon, Ens Éd., 2024, bibl. (« Sociétés, espaces, temps »).
Texte intégral
- 1 Cf. la page de présentation du site internet EthnoPol (en ligne : https://www.afsp.info/activites/g (...)
1Ethnographie(s) politique(s) est issu des travaux du groupe de recherche EthnoPol de l’Association française de science politique, dont la direction scientifique est assurée par les sociologues Martina Avanza, Sarah Mazouz et Romain Pudal, les trois coordinateurs de l’ouvrage. Le projet de ce groupe est de constituer « une “communauté” qui fonde ses travaux sur une approche ethnographique du politique »1 et, avec cet ouvrage collectif (treize auteurs), ce sont ainsi dix années de travail qui trouvent un aboutissement éditorial.
- 2 Les références historiques de l’anthropologie politique anglo-saxonne, notamment de l’école de Manc (...)
2L’objectif est double. Le premier vise à valoriser les apports des méthodes de l’ethnographie politique, dont il est coutumier de faire correspondre la naissance avec la parution, en 1940, de l’anthologie dirigée par Meyer Fortes et Edward E. Evans-Pritchard, African Political Systems (London, Oxford University Press)2. À leur tour, les auteurs s’accordent ici pour confirmer l’intérêt heuristique de l’enquête ethnographique pour appréhender le politique et l’État. Tel un arpenteur-géomètre, l’ethnographe politique peut saisir les « aspérités du social », l’« envers du décor organisationnel », les « logiques subreptices » (p. 9), mais aussi restituer l’« épaisseur » sociale des individus (p. 62), « donner du relief analytique aux interactions » (p. 108) et accéder « aux coulisses que ménage l’enquête de terrain » (p. 184) : autrement dit, il analyse les off du social et, par là même, en comprend les ressorts de mise en scène. L’activité politique, profane ou professionnelle, se prête bien au décryptage ethnographique, malgré les critiques lui opposant l’empirisme de son approche, ses objets « illégitimes » au sein de la sociologie politique (p. 71), son attention trop portée sur le « microscopique » empêchant « toute montée en généralité (p. 62), ou sa souplesse entretenant un « certain flou de ses instruments et pratiques » (p. 72).
- 3 Cf. la définition de l’« Anthropologie politique » par Jean-Michel Landry dans Anthropen. Dictionna (...)
3L’autre objectif des éditeurs est de situer l’ethnographie politique soit comme un sous-champ disciplinaire possédant ses propres méthodes, objets et terrains, soit comme un modèle plus « disséminé », à l’image d’« une constellation traversée de préoccupations communes, mais qui transcende à peu près tous les champs de spécialisation de l’anthropologie »3. La diversité des objets et des terrains exposés dans le livre plaide plutôt en faveur de cette seconde option. En effet, les attentes des chercheurs, les méthodes d’enquête mobilisées et les références bibliographiques partagées laissent entrevoir ce que sous-entend l’emploi des parenthèses dans le titre « Ethnographie(s) politique(s) » : cette dernière est à la fois une et plurielle.
4Les différentes études de cas présentées ici peuvent se répartir en trois grands ensembles thématiques : 1) l’action politique, à partir d’enquêtes sur des acteurs des révolutions démocratiques des printemps arabes (Choukri Hmed), sur des mobilisations collectives et des mouvements protestataires (Maya Collombo & Lilian Mathieu), sur l’ancrage social du vote dans un village du sud de la France (Lucie Bargel), ou sur des partis politiques de gauche (Carole Bachelot) ; 2) la circulation des idées et des opinions à la croisée d’une épistémologie sociale, à partir d’études sur des rapports profanes à la politisation dans le monde professionnel (Romain Pudal), sur des représentations en lien avec les professionnels des relations internationales (Romain Lecler & Yohann Morival), ou sur des savoirs et des appropriations de la philosophie politique, notamment à travers la réception des théories de John Rawls en France (Mathieu Hauchecorne & Étienne Penissat) ; 3) l’État et l’action publique, à partir d’ethnographies d’une administration ministérielle (Mathieu Hauchecorne & Étienne Penissat, à nouveau), des pratiques bureaucratiques de préfectures et d’organismes d’insertion (Sarah Mazouz), ou de l’administration des guichets à l’aune des rapports de domination entre institutions et populations (Vincent Dubois).
- 4 Cf. Guide de l’enquête de terrain. Produire et analyser des données ethnographiques, Paris, La Déco (...)
5Ces trois compartiments s’articulent cependant. Même si terrains et objets couvrent un large spectre, c’est par les méthodes employées que la convergence, voire l’unité des différentes études de cas proposées ici se matérialise, via une réflexion dense sur les outils, moyens et postures de l’enquête. La moitié des contributions fait d’ailleurs référence aux critères requis par le classique Guide de l’enquête de terrain, de Stéphane Beaud et Florence Weber4, pour mener un travail d’observation directe, dont le principal postule une « “immersion en longue durée”, dans un milieu d’interconnaissance, tout en mettant en œuvre une forme de réflexivité » (p. 131). De même, l’enquête doit être documentée par le recueil de données de première main, restituées à l’appui d’autres travaux en France et dans le monde.
- 5 La détention en Tunisie du doctorant français Victor Dupont, en octobre et novembre 2024, parce qu’ (...)
- 6 Cf. Red Tape. Bureaucracy, Structural Violence, and Poverty in India, Durham, Duke University Press (...)
6Dans le chapitre « Les partis politiques ethnographiés : la “quête du pouvoir” revisitée », Carole Bachelot souligne le « coût indéniable que fait peser sur l’enquête la spécificité de l’objet partisan » (p. 144), les partis politiques étant « par définition des “champs de lutte” opérant à plusieurs niveaux » (p. 131). Ce coût propre à l’objet de l’enquête, les contributions en exposent de multiples facettes : contexte de menaces ou de violence physique, décrit par Choukri Hmed dans « Crises politiques et révolutions »5 ; violence symbolique au sein des locaux de la Direction de l’animation de la recherche, des études et statistiques (Dares du ministère du Travail) dans le texte « Faire une ethnographie des idées politiques et de leurs circulations » de Mathieu Hauchecorne et Étienne Pénissat, dont l’enquête détaille des « micro-luttes » prenant un sens d’« oppositions intellectuelles et politiques » entre fonctionnaires (p. 206). Dans « État, administration et pratiques bureaucratiques », Sarah Mazouz dépeint deux autres exemples de violence symbolique : d’une part, un conflit de management dans une mission locale pour l’emploi, lié au ressenti de dégradation des conditions de travail du fait de « l’introduction de pratiques chiffrées d’évaluation » remettant en cause « la part “qualitative” » de la mission des conseillers (p. 216), d’autre part, le traitement des dossiers de demande de naturalisation qui donne à voir « une violence bureaucratique structurelle » (p. 226) faisant écho aux travaux d’Akhil Gupta sur la bureaucratie en Inde6.
7Un autre point qui revient dans les contributions concerne la confiance accordée par les enquêtés, dont on comprend qu’elle s’acquiert patiemment. Par exemple, dans l’article « Des rapports profanes au politique », Romain Pudal explique que c’est seulement après plusieurs années en tant que pompier volontaire, qu’il a eu « l’occasion de discuter politique sous la douche et à bien des occasions inattendues » (p. 30). S’il bénéficie d’informateurs, l’enquêteur peut en outre être confronté à des gate-keepers (Carole Bachelot, p. 130), chargés de filtrer certaines informations dans des organisations politiques opaques. Il s’expose également à la méfiance de ses interlocuteurs, ce qui lui vaut des remarques telles que : « Vous êtes qui exactement ? » (Maya Collombo & Lilian Mathieu, p. 88), ou encore « Donnez votre titre ! » (Lucie Bargel, p. 105). Une fois introduits, se maintenir sur le terrain comporte un autre lot d’épreuves pour les chercheurs. Dans son enquête menée au sein du Parti socialiste, Carole Bachelot doit accepter de supporter « certaines formes de paternalisme » dans la mesure où celles-ci peuvent se révéler « utiles à l’enquête » (pp. 139-140). De même, participer à des activités militantes ou aller jusqu’à s’engager politiquement en adhérant au parti étudié permet « en retour d’assister à certaines réunions stratégiques (p. 132), d’observer des pratiques officieuses comme la « fabrication de fausses cartes » d’adhérents (p. 140) et, dans le cas des militants extrémistes, de « cerner ce qui [les] fait vibrer » (p. 141). Comme le montrent Mathieu Hauchecorne et Étienne Penissat dans « Faire une ethnographie des idées politiques et de leurs circulations », ces stratégies ethnopraxiques n’empêchent pas cependant l’enquêteur de se heurter à « des réticences à [l’idée de] perdre un temps jugé trop précieux, [à] des marques de condescendance, de scepticisme, voire [à] une méfiance polie » (p. 195), qui traduisent la dimension asymétrique de la relation avec certains enquêtés.
- 7 Suivant le concept forgé par Jean-Pierre Olivier de Sardan, cf. « La politique du terrain : sur la (...)
- 8 Terme dont il est rappelé qu’il a été emprunté au lexique militaire, où il désigne des zones d’affr (...)
8Le risque d’enclicage7, « à savoir l’assimilation du chercheur à une composante limitée du groupe qu’il observe, ce qui l’expose à se “faire trop l’écho de sa ‘clique’ adoptive et d’en reprendre les points de vue” » (Maya Collombo & Lilian Mathieu, p. 88), est abondamment discuté dans l’ouvrage (par exemple : pp. 56-57, pp. 88-89, p. 142, p. 194). Scruter les interactions entre acteurs sociaux au niveau micro, ou « par le bas », requiert d’adopter une posture réflexive et d’autres valeurs propres à la démarche ethnographique. Or, si l’introduction postule une nécessaire « bienveillance » (p. 8) et « empathie » (p. 10), la réalité du « terrain »8 interroge la figure du chercheur altruiste. Ainsi, dans le cas des mouvements sociaux, Maya Collombon et Lilian Mathieu (« Dans les coulisses de l’événement contestataire ») tempèrent l’usage de cette valeur morale : « Dans un domaine de pratique fait de rapports de force si ce n’est de conflits, tramé de dénonciations et de revendications, l’invocation d’une posture de neutralité bienveillante a toutes les chances d’apparaître insuffisante à des militants émotionnellement “pris” par la cause à laquelle ils consacrent leur temps et leur énergie » (p. 87). L’ethnographe politique n’est ni Machiavel ni Monsieur Smith au Sénat, il compose et conserve une part d’agentivité. Il peut justifier a posteriori les épreuves traversées sur le terrain par les bénéfices qu’il en retire pour ses recherches. C’est dans le temps long de l’immersion que se gagne une réflexivité sur la manière de se positionner, laquelle permettra de rendre compte des événements s’enchâssant « dans une vie quotidienne » (Carole Bachelot, p. 138), dans une routine organisationnelle qui leur donne sens. Dans la contribution de Romain Lecler et Yohann Morivel (« Étudier les professionnels de l’international : l’apport des méthodes ethnographiques »), on comprend la façon dont un regard aguerri peut aider à percevoir les dominations discrètes exercées sur les acteurs périphériques cantonnés dans des « misères de position » (p. 176), et ce, dans un secteur où ce sont généralement les élites cosmopolites qui retiennent l’attention. Ou encore, un tel regard peut éclairer la banalité du « racisme ordinaire » (Sarah Mazouz, p. 219), d’une « conception racialisée de l’appartenance à la nation », à l’œuvre chez certains agents du bureau des naturalisations (p. 228). Dans « Les élections sans les opinions : ethnographie et rapports aux institutions électorales », Lucie Bargel montre que, le jour du vote, le regard décalé de l’ethnographe saisit la « sociogenèse » (p. 119) des pratiques électorales, de même qu’il permet de décrire l’acte de voter comme un rite d’« appartenance à la communauté politique » (p. 110) tout autant qu’à la communauté locale où se fabrique de l’« interconnaissance », y compris lorsque le votant est un « recampoun [mot de patois qui désigne les nouveaux arrivés ou les “revenus” à la terre] » (pp. 112-113).
- 9 Cf. Vincent Dubois, « Critical Policy Ethnography », in Frank Fischer et al., eds, Handbook of Crit (...)
9L’ouvrage se clôt par une mise en perspective du rôle de l’ethnographe en politique. Dans sa traduction d’une contribution initialement parue en 20159, « L’ethnographie et l’action publique : éléments pour un usage critique de l’enquête ethnographique », Vincent Dubois distingue une « ethnographie pour les politiques publiques » d’une « ethnographie des politiques publiques » (p. 242), recoupant l’opposition entre un modèle de recherche « appliquée » au service de l’administration et un modèle de recherche « fondamentale » sur les politiques elles-mêmes (p. 246). Une telle distinction propose un balisage face aux dilemmes et aux écueils de l’ethnographie politique. L’auteur promeut ainsi une ethnographie critique de l’action publique fondée sur quatre critères : 1) remettre « en question les analyses traditionnelles des politiques publiques » ; 2) « déconstruire et mettre à distance les représentations officielles de ces politiques et les visions du monde qu’elles charrient » ; 3) inscrire « ses observations de terrain dans les structures de pouvoir et d’inégalités » ; et 4) dévoiler « les processus de domination sociale, économique, symbolique et politique qui opèrent dans et à travers la conduite de l’action publique » (pp. 260-261). Une telle conclusion sous forme de manifeste laisse entrevoir les défis qui subsistent. Cependant elle ne résume pas entièrement toutes les perspectives abordées dans l’ouvrage, sur les instruments et les finalités de l’ethnographe, animal politique capable de s’adapter à bien des environnements, et d’en restituer le(s) sens. La force critique de sa discipline apparaît comme une ressource parmi d’autres.
Notes
1 Cf. la page de présentation du site internet EthnoPol (en ligne : https://www.afsp.info/activites/groupes-de-projet/archives-des-groupes/ethnopol/).
2 Les références historiques de l’anthropologie politique anglo-saxonne, notamment de l’école de Manchester, sont peu citées dans l’ouvrage, à la différence d’auteurs de sociologie et de science politique, dont Pierre Bourdieu, Erving Goffman, Charles Tilly, Daniel Gaxie, Olivier Fillieule, ou encore Nicolas Mariot.
3 Cf. la définition de l’« Anthropologie politique » par Jean-Michel Landry dans Anthropen. Dictionnaire francophone d’anthropologie ancré dans le quotidien, 2023 (en ligne : https://revues.ulaval.ca/ojs/index.php/anthropen/article/view/52059).
4 Cf. Guide de l’enquête de terrain. Produire et analyser des données ethnographiques, Paris, La Découverte, 1997 (« Guide. Repères »).
5 La détention en Tunisie du doctorant français Victor Dupont, en octobre et novembre 2024, parce qu’il menait des recherches sur les participants à la révolution de 2011 témoigne de ces risques.
6 Cf. Red Tape. Bureaucracy, Structural Violence, and Poverty in India, Durham, Duke University Press, 2012.
7 Suivant le concept forgé par Jean-Pierre Olivier de Sardan, cf. « La politique du terrain : sur la production des données en anthropologie », Enquête, 1995, 1 : 71-109 (en libre accès : https://journals.openedition.org/enquete/263).
8 Terme dont il est rappelé qu’il a été emprunté au lexique militaire, où il désigne des zones d’affrontement (p. 89, note 7).
9 Cf. Vincent Dubois, « Critical Policy Ethnography », in Frank Fischer et al., eds, Handbook of Critical Policy Studies, Cheltenham-Northampton, Edward Elgar, 2015 : 462-480.
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Référence papier
Erwan Autès-Tréand, « Martina Avanza, Sarah Mazouz & Romain Pudal, eds, Ethnographie(s) politique(s). Méthodes, objets et terrains », L’Homme, 253 | 2025, 187-190.
Référence électronique
Erwan Autès-Tréand, « Martina Avanza, Sarah Mazouz & Romain Pudal, eds, Ethnographie(s) politique(s). Méthodes, objets et terrains », L’Homme [En ligne], 253 | 2025, mis en ligne le 01 avril 2025, consulté le 20 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/52159 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13olk
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