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Comptes rendus

Jérôme Tournadre, Politique du proche. Un mouvement de pauvres en Afrique du Sud

Vincent Bonnecase
p. 195-197
Référence(s) :

Jérôme Tournadre, Politique du proche. Un mouvement de pauvres en Afrique du Sud. Paris, Éd. du Cnrs, 2024 [2022], 405 p., bibl., ill.

Texte intégral

1De quoi la protestation est-elle faite ? D’actions et de manifestations ouvertes sans nul doute, mais aussi d’une multitude de petites choses qui, en amont des pratiques et des gestes les plus visibles de la contestation, permettent aux activistes de s’ancrer dans l’environnement familier, le quotidien et l’ordinaire des personnes aux côtés de qui elles ou ils se battent. Ce sont ces petites choses auxquelles s’intéresse le sociologue du politique Jérôme Tournadre, en suivant des militants et des militantes du Mouvement des sans-emplois, ou Unemployed People’s Movement (Upm), dans la township de Grahamstown, une ville moyenne située dans la province du Cap-Oriental en Afrique du Sud. L’Upm est l’une des organisations créées après la chute de l’apartheid sur fond de criantes inégalités sociales et raciales, pour défendre l’accès des classes populaires à l’emploi et aux services de première nécessité (logement, eau, électricité, santé…), et participer de la sorte à « l’émergence d’un mouvement social des pauvres » (p. 11) dans le pays ; la plupart d’entre elles ont aujourd’hui disparu, à l’exception notable de l’Upm qui, depuis sa fondation en 2009, continue de se mobiliser à Grahamstown.

  • 1 Cf. « Contentious Repertoires in Great Britain, 1758-1834 », in Mark Traugott, ed., Repertoires and (...)
  • 2 Cf. par exemple Street Politics. Poor People’s Movements in Iran, New York, Columbia University Pre (...)
  • 3 Cf. Domination and the Arts of Resistance. Hidden Transcripts, New Haven, Yale University Press, 19 (...)

2Pour construire son analyse, Jérôme Tournadre se nourrit de « chutes », ainsi qu’il le précise en filant la métaphore du tailleur ou du menuisier, c’est-à-dire d’« observations et de réflexions que la sociologie et l’anthropologie des mouvements sociaux pourraient être tentées de ne pas exploiter tant elles semblent éloignées de leur objet » (p. 16). Sur son terrain de recherche, entre 2012 et 2018, il a mené une cinquantaine d’entretiens avec des membres ou des proches de l’Upm et, surtout, accumulé une multitude de descriptions de ces instants, où, apparemment, il ne se passe pas grand-chose, mais qui constituent pourtant la plus grande part du temps militant d’une organisation politique. La considération de ces périodes d’inaction, explique-t-il à rebours de celles et ceux qui se focalisent sur l’action collective, est indispensable pour appréhender ce qu’il se joue quand on proteste, car « on ne voit et on ne comprend pas tout d’une mobilisation si l’on s’en tient à “ces moments durant lesquels des gens se réunissent pour porter des revendications vigoureuses, visibles et publiques” » (p. 17). Il cite ici le sociologue Charles Tilly1, avant d’ajouter : « l’attention doit aussi se porter sur ces “autres occupations” qui apparaissent sur les bords de la protestation, à distance des banderoles, barricades, marches et autres affrontements avec les forces de l’ordre » (Id.). Une telle perspective se distingue également, dans une certaine mesure, de celles d’Asef Bayat2 ou de James C. Scott3 lorsqu’ils associent les pratiques quotidiennes de contestation des classes populaires à des formes silencieuses et souterraines de résistance à l’ordre existant : dans Politique du proche, il ne s’agit pas, pour Jérôme Tournadre, de saisir le politique qui se dissimule dans des vies ordinaires mais, au contraire, l’ordinaire qui infuse des vies ouvertement dédiées au politique.

3Ce programme général permet donc de donner à voir le rapport au politique des militants et des militantes de l’Upm dans leur vie de tous les jours. Il n’est guère question, tout au long de l’ouvrage, de luttes nommément dirigées contre le néolibéralisme, le capitalisme racial ou les héritages de l’apartheid. Leur engagement passe davantage par « la gestion des problèmes concrets et des besoins les plus urgents », laquelle « n’est pas, tant s’en faut, dépourvue de dimensions politiques » (p. 40). Jérôme Tournade défend l’idée que cet élargissement du champ d’étude des mobilisations à l’ordinaire est nécessaire dans le cas spécifique d’un « mouvement de pauvres », dès lors que, « plus que d’autres catégories de mobilisation, [celui-ci] est souvent intimement reli[é] à l’environnement physique, social et symbolique entourant ceux qui y prennent part » (p. 39). Ce particularisme pourrait être quelque peu nuancé : de nombreux travaux portant sur différentes formes de révoltes ouvertes ont également montré en quoi celles-ci s’articulaient elles aussi en premier ressort à des préoccupations très banales. Le « politique du proche » constitue en cela une grille heuristique, susceptible d’être suivie bien au-delà du cas d’étude privilégié dans cet ouvrage.

4En corollaire, Jérôme Tournadre souligne la manière dont la protestation s’ancre dans « la proximité, le familier, l’habituel voire l’intime » (p. 34) – ce dernier domaine restant toutefois moins présent que les autres. Cela se vérifie largement si l’on considère la trajectoire des cadres de l’Upm. La plupart ont des origines modestes, ce qui, parallèlement à l’oppression subie en tant que Noirs sous l’apartheid et au sentiment d’abandon de la part de la « Nation arc-en-ciel », a contribué à façonner leur engagement. Beaucoup lient leur entrée en militantisme à des blessures personnelles, comme cette militante qui se rappelle quand, dans son enfance, elle mangeait avec sa mère, employée comme domestique dans une famille blanche, devant la porte de la maison pendant que les membres de cette famille mangeaient à l’intérieur. Cela vaut tout autant pour les militants et militantes de base ou les sympathisants et sympathisantes. Ce qui est en jeu, c’est l’imbrication de l’individuel et du collectif, ou encore la propension des causes défendues par l’Upm à résonner dans les vies personnelles de chacun et de chacune : « [L]orsque l’on milite dans un mouvement de pauvres sud-africain, ce que l’on dénonce aux côtés de ses “camarades” lors d’une manifestation ne se distingue pas de ce qui nous atteint dans notre intimité, au quotidien » (p. 221).

5Cela amène Jérôme Tournadre à montrer à quel point ce militantisme se nourrit autant qu’il participe à la formation de sentiments communautaires. La « communauté », terme omniprésent dans l’ouvrage, ne revêt pas ici un sens racial ou national (les membres de l’Upm s’étant par ailleurs engagés pour protéger les étrangers durant les violentes émeutes xénophobes de 2015), mais une coloration tout à la fois sociale et locale. Deux paramètres principaux permettent d’en comprendre les soubassements. D’une part, les activistes de l’Upm sont eux-mêmes des habitants des quartiers pauvres, certains ayant renoncé à toute activité professionnelle pour se dédier au militantisme : leurs origines, leur parcours et leurs styles de vie sont très proches des personnes pour lesquelles ils ou elles se battent, même si c’est moins vrai du point de vue du niveau scolaire et du capital symbolique. D’autre part, une partie importante de leurs activités consiste à proposer des services à leur voisinage, qu’il s’agisse de situations graves comme aider à financer des funérailles ou mettre en place une médiation avec un employeur après un licenciement, mais aussi plus anodines comme offrir une connexion internet ou imprimer un curriculum vitae. Tout cela concourt à faire communauté et on ne peut comprendre comment une organisation telle que l’Upm est parvenue à s’enraciner dans la durée sans considérer cette part discrète du militantisme.

6Ce fil conducteur, rigoureusement suivi par Jérôme Tournadre tout au long de l’ouvrage, incite à l’interroger sur ce dont il parle moins, c’est-à-dire, en quelque sorte, sur les bords des « bords de la protestation ». Un premier questionnement pourrait porter, de manière un peu contre-intuitive, sur la protestation en elle-même. Dans ce livre en effet, on voit les membres de l’Upm apporter de l’aide aux pauvres de leur quartier, dispenser des services collectifs, organiser des ateliers sur la situation des personnes Lgbti ou faire de la sensibilisation sur les méfaits de l’alcoolisme, soit autant d’initiatives qui donnent à penser que « le mouvement n’est donc pas toujours dans une posture contestataire » (p. 332). Or, à force de se détacher du « théâtre des opérations protestataires et [de pousser] ces portes qui ouvrent sur l’ordinaire de la vie » (p. 263), on en oublie presque que l’Upm proteste et se mobilise aussi, et ce, de manière suffisamment marquée pour apparaître comme « trop radicale » aux yeux de certains et de certaines, au point même de voir l’une de ses interventions perturbée par des soutiens du Congrès national africain (Anc) au pouvoir. Pourtant, de protestation ouverte il est ici peu question : on apprend, au détour de différents chapitres, que l’Upm est capable de « rassembler cent, deux cents, voire trois cents personnes lors de marches de protestation » (p. 45), qu’un rassemblement devant l’hôtel de ville a eu lieu pour dénoncer la mauvaise qualité de l’eau, un autre devant un tribunal pour protester contre la libération d’un meurtrier et encore un autre devant une entreprise de travaux de voirie pour exiger la réembauche de deux employés. Mais ces évocations restent ténues et en marge de l’analyse. En se focalisant sur la face cachée du militantisme, Jérôme Tournade élude ce qui en est le plus visible, de sorte que l’on voudrait en savoir plus, au terme de l’ouvrage, sur le lien entre l’action non protestataire et la contestation ouverte.

  • 4 Cf. notamment « Geschichte und Eigensinn », in Alltagskultur, Subjektivität und Geschichte. Zur The (...)

7Un autre questionnement pourrait être, de manière symétrique, celui de la non-protestation. Celle-ci peut se décliner en de multiples formes, telles que l’acceptation d’un rapport de domination, l’accommodement, l’évitement ou l’« obstination », pour reprendre l’une des traductions du concept d’Eigensinn forgé par l’historien allemand du quotidien Alf Lüdtke4. Jérôme Tournadre semble parfois présenter l’engagement comme une évidence en suivant le point de vue des membres de l’Upm qu’il interroge : nous le faisons « parce que nous souffrons » (p. 34), lui explique-t-on, ou encore parce que l’« agression socio-économique » nous y « contraint » (p. 142). Cependant, la souffrance et la violence économique ne suffisent pas à déterminer un régime d’engagement et, si ce dernier peut apparaître comme allant de soi pour les activistes au regard de leur propre situation, il n’en va pas forcément de même pour tous. Cela pose aussi la question très prosaïque de l’importance et de l’influence de l’Upm à Grahamstown, dans un paysage social plus global que l’on imagine (peut-être à tort) majoritairement non militant. Jérôme Tournade affirme que l’identité de collectif de « pauvres » revendiquée par l’Upm « permet […] au plus grand nombre […] d’y discerner sans mal son propre reflet » (p. 142), mais jusqu’à quel point est-ce le cas ? Et sur quels critères peut-on apprécier l’audience sociale et le poids d’une organisation dont il semble déjà difficile de connaître le nombre de membres ?

8Ces questions n’enlèvent rien à la qualité de cet ouvrage qui, en plus de constituer une « déambulation sur les bords de la protestation » (p. 373) dans l’Afrique du Sud post-apartheid, propose des pistes de réflexion stimulantes sur la contestation et ce qui la rend possible (ou non). Tout en s’ancrant dans un contexte proprement local, l’Upm évoque les mouvements des « sans » (emplois, logements, papiers, terres…) qui se sont multipliés à travers le monde sur fond de néolibéralisation, de désenchantement démocratique et de déprise des structures protestataires traditionnelles. En cela, ce livre devrait toucher bien plus de gens que les seuls spécialistes de l’Afrique du Sud.

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Notes

1 Cf. « Contentious Repertoires in Great Britain, 1758-1834 », in Mark Traugott, ed., Repertoires and Cycles of Collective Action, Durham, Duke University Press, 1995 : 32.

2 Cf. par exemple Street Politics. Poor People’s Movements in Iran, New York, Columbia University Press, 1998.

3 Cf. Domination and the Arts of Resistance. Hidden Transcripts, New Haven, Yale University Press, 1990.

4 Cf. notamment « Geschichte und Eigensinn », in Alltagskultur, Subjektivität und Geschichte. Zur Theorie und Praxis von Alltagsgeschichte, Münster, Westfälisches Dampfboot, 1994 : 139-153.

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Pour citer ce document

Référence papier

Vincent Bonnecase, « Jérôme Tournadre, Politique du proche. Un mouvement de pauvres en Afrique du Sud »L’Homme, 253 | 2025, 195-197.

Référence électronique

Vincent Bonnecase, « Jérôme Tournadre, Politique du proche. Un mouvement de pauvres en Afrique du Sud »L’Homme [En ligne], 253 | 2025, mis en ligne le 01 avril 2025, consulté le 20 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/52199 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13olm

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