Franck Mermier & Virginie Milliot, eds, L’anonymat urbain est-il universel ? Une anthropologie comparative de la citadinité
Franck Mermier & Virginie Milliot, eds, L’anonymat urbain est-il universel ? Une anthropologie comparative de la citadinité. Paris, Karthala, 2024, 278 p., bibl. (« Hommes et sociétés »).
Texte intégral
1Il s’agit d’un bel ouvrage, riche et propice à la réflexion, procurant un matériau empirique d’envergure, avec une composition judicieuse des diverses contributions entrecoupées d’interludes, et une vraie originalité. Car, si le thème de l’anonymat est depuis longtemps dans l’air, il faut bien reconnaître qu’il ne se laisse pas facilement approcher. Travailler à le saisir dans les pratiques de l’espace public urbain, dans des métropoles sises sous de multiples latitudes, interroger son universalité, est un programme plus complexe qu’il n’y paraît a priori.
- 1 Cette polysémie pose de nombreux problèmes de traduction, comme l’indique Franck Mermier dans son i (...)
2Les anthropologues Franck Mermier et Virginie Milliot se sont donné pour tâche première de cerner le contour du concept d’« anonymat », dans la mesure où, s’il n’est pas totalement inédit dans la production socio-anthropologique, il manque d’une définition compréhensive. L’anonymat est en effet bien plus englobant que le terme générique « anonyme » qui sous-tend l’absence de nom : « Le champ sémantique de l’anonymat renvoie à la question de l’identification – à l’impossibilité d’identifier des noms de famille ou de baptême –, de la dissimulation – la possibilité d’agir et de s’exprimer en cachant son identité –, et enfin de l’indifférenciation – la masse indifférenciée où les individus et les choses ne se distinguent pas les uns des autres »1 (p. 21). Autrement dit, grâce à l’absence d’identification, à la possibilité de dissimulation et à l’indifférenciation, les scènes de « présentation de soi » s’ouvrent largement mais, contrairement à l’approche goffmanienne, c’est la contextualisation sociale, culturelle et historique qui constitue le cadre des recherches proposées ici, pour mettre en avant « les formes différenciées du contrôle social, de la transgression et de la liberté, et les manières de combiner les relations intimes, personnelles, impersonnelles et anonymes » (p. 23).
- 2 Cf. Denys Cuche, « “L’homme marginal” : une tradition conceptuelle à revisiter pour penser l’indivi (...)
- 3 Cf. Lyn H. Lofland, A World of Strangers. Order and Action in Urban Public Space, New York, Basic B (...)
3La tradition socio-anthropologique a grandement contribué à définir la « figure de l’étranger », cherchant à repérer la spécificité de celui qui vient d’ailleurs, n’appartient pas complètement à la société où il vit, peut en éprouver un certain rejet, mais aussi conserve le bénéfice, en particulier intellectuel, de cette mise à distance, de cette « posture marginale »2. Or, la question de l’anonymat déplace considérablement la focale puisqu’elle comprend la ville comme un « monde d’étrangers »3, où chacun est « infamilier » à l’autre, où le common ground est cet état de « passant inconnu ». Sur cette scène mouvante, le vêtement est le principal identifiant, que la volonté de la personne soit de rester dans la norme, de se fondre dans l’anonymat ou de s’en distinguer, de « se faire remarquer ». Il est ainsi repéré au sein des premiers travaux sur l’anonymat, y compris dans la référence à l’œuvre de Colette Pétonnet que beaucoup des autrices et auteurs de l’ouvrage partagent. Gageons que la pionnière de l’anthropologie urbaine fut elle-même sensibilisée à cette question dès ses premiers terrains marocains, où elle s’étonnait du pouvoir d’occultation d’un simple tissu, même dans les espaces de promiscuité corporelle. Comment des sociétés non occidentales arrangent-elles l’organisation de l’espace privé comme public, en particulier lorsqu’elles pratiquent une ségrégation genrée, et quel y est le rôle du vêtement, ou plus largement du tissu ? Le point de départ de la réflexion de Colette Pétonnet était de fait comparatif. Voilà qui ne pouvait manquer d’inspirer des contributions couvrant une grande variété de villes du monde… avec justement pour défi de les comparer.
4À lire l’ensemble des analyses ethnographiques présentées dans l’ouvrage, on prend conscience de plusieurs réalités. La ville n’est pas nécessairement, dans tous les pays, un terrain propice à l’anonymat, en particulier lorsqu’elle reste structurée par de puissants rapports de parenté, de voisinage et d’interconnaissance, qui maillent l’espace urbain de leurs contrôles directs ou indirects. Même si l’on n’est pas vu par des proches immédiats, on peut être repéré, signalé, voire dénoncé par des témoins de proches – mettant ainsi en péril sa réputation. Cependant, que ce soit à Abou Dhabi, à Téhéran ou à Kinshasa, il existe des quartiers et des lieux où se déploie un certain anonymat, car ils sont hors d’atteinte de ces contrôles sociaux-là. Les jeunes Émiratis observé(e)s par Laure Assaf au cours des années 2010 savent s’y mouvoir, entre shopping malls, commerces, Corniche du bord de mer, parcs, et ce qu’elle nomme « espaces des autres » (par opposition à « espace de l’entre-soi ») qui sont les quartiers de résidence ségréguée des étrangers – lesquels composent 88% des deux millions d’habitants de la ville d’Abu Dhabi. Si l’habit national émirati est source de prestige et de respectabilité car il permet de situer socialement celui qui le porte immédiatement et de définir ainsi les modes d’interaction, « changer de vêtement, parler en anglais, voire imiter un autre dialecte arabe dans les espaces publics sont autant de moyens par lesquels les jeunes adultes tentent de se rendre anonymes » (p. 81). À Téhéran, Mina Saidi-Shahrouz souligne, à la suite de Fariba Adelkhah, l’amplitude du paradoxe du « tchador-passeport » (p. 130) puisque, dans les premiers temps de la révolution islamique, cet habit a permis aux femmes des milieux traditionnels de devenir invisibles et de circuler dans les espaces publics. Elle évoque aussi les ajustements vestimentaires pour respecter les normes imposées lors des déplacements dans la ville en fonction des différentes activités : voile noir pour les visites familiales, cagoule pour le travail, voile serré pour se rendre dans une administration, hijab moins strict pour le centre commercial (p. 132)… Comme à Abou-Dhabi, il existe des lieux neutres ou de « liberté-tranquillité » pour profiter de l’anonymat urbain, tels que les centres commerciaux ou les jardins publics, néanmoins de plus en plus surveillés. Il faut également y inclure la montagne qui domine Téhéran, au nord de la ville : s’y promener est un exercice d’« ascèse physique et morale » (p. 134) très recherché par les femmes car, outre l’acte sportif, il leur permet de se libérer des assignations sexuelles et religieuses ; plus on monte sur les hauteurs, plus le contrôle de la police des mœurs se relâche et plus les obligations du genre peuvent être transgressées (Id.). Cette question des espaces liminaires, voire hétérotopiques, est aussi envisagée à Beyrouth, où Sofiane Mérabet, dans son interlude, évoque les occupations séquentielles de lieux de drague homosexuelle.
- 4 Cf. The Cosmopolitan Canopy. Race and Civility in Everyday Life, New York, Norton & Co, 2011.
5Plus proche de la « canopée cosmopolite » mise en évidence par le sociologue Elijah Anderson4, i.e. ces lieux interstitiels où des populations restant généralement de part et d’autre de la frontière raciale se côtoient avec bienveillance, est le front de mer à Durban. Cette ville d’Afrique du Sud de 3,7 millions d’habitants a la particularité d’être composée de 74% de Noirs, de 17,7% d’Indiens, de 6,2% de Blancs et de 2,1% de métis (p. 97, note 1), si bien que Sophie Chevalier s’est posé la question suivante : « Existe-t-il dans la ville post-apartheid des espaces publics “pacifiés” où règne une certaine indifférence à l’autre ? » (p. 98). La réponse, complexe et ethnographiquement nuancée, fait entre autres apparaître des occupations séquentielles de la promenade en bord de mer et de la plage par une foule anonyme mélangée, mais aussi une pratique de la flânerie collective où le spectacle de l’autre et des autres fait partie du divertissement et non d’a priori identitaires historiques. Cependant qu’à Kinshasa, en République démocratique du Congo, Sylvie Ayimpam travaille à déplier les aspects contradictoires de la vie sociale kinoise : l’impératif de monstration de soi et de recherche de « renommée », qui requiert que l’individu soit connu et reconnu dans l’espace public, n’a d’égal que celui de la dissimulation de sa vie privée et de ses écarts sexuels. L’anonymat semble ici une valeur chère car rare pour pouvoir préserver l’« intégrité du capital symbolique de chacun » (p. 62) et, de fait, il s’achète en louant des lieux de privacy « sans traçabilité », les kuzu, dans des quartiers d’habitat précaire ou dans des lounges-bars de luxe, « Vip » et « 2.0 » (p. 59).
- 5 Cf. Un Nègre à Paris. Roman, Paris-Dakar, Présence africaine, 2024 [1959] : 44.
6Une différence fondamentale, au demeurant parfaitement inconsciente, se donne alors à voir avec la conception de l’anonymat en Occident, et son corollaire, la flânerie, cette déambulation sans autre but que le plaisir de la ville. Seul un observateur extérieur peut saisir ce particularisme qui tire en partie sa magie de sa gratuité sous toutes ses formes : « Ce qu’on ne paie pas ici, c’est le droit de regarder, de flâner », écrivait Bernard Dadié, romancier ivoirien témoin de la vie parisienne5. Oui, comme l’air que nous respirons, la flânerie semble source d’oxygénation urbaine, un bien commun inaliénable, créant une relation personnelle et intime à la ville, son décor, ses mouvements, ses citadins. Cet enchantement riche d’une expression littéraire, qui remonte à Hugo puis passe par Baudelaire, Benjamin, Aragon, Fargue, etc., fut revisité par les sciences sociales et des auteurs comme Pierre Sansot ou Isaac Joseph… Dans le présent volume, l’interlude de Timour Muhidine signale que la flânerie constitue à présent un genre à part entière « dans les romans et les récits turcs. C’est ainsi que l’artiste en crise existentielle s’identifie désormais au flâneur invisible dans la ville » (p. 221).
- 6 On soulignera ici que Colette Pétonnet privilégie cette expression de « pellicule protectrice » plu (...)
7D’où vient ce pur plaisir ? On rejoint ici la problématique de la pulsion scopique (Schaulust chez Freud) posée par Benoît Fliche dans son interlude consacré lui aussi à la Turquie : voir, être vu(e), regarder, être regardé(e), autant d’actions et de perceptions prises dans la nasse des contingences sociales et culturelles. On ne regarde pas, on ne s’expose pas, on ne s’invisibilise pas de la même façon selon les villes où l’on habite, que l’on fréquente. On n’y est pas in-connu de la même manière. Comment opèrent le cadrage et la contention de cette pulsion scopique, ou jouissance de la vue ? Là, il peut s’agir de voiler le sujet sur lequel se pose le regard, lui intimant la pudeur et l’effacement. Ici, il peut s’agir de voiler le regard qui se porte sur le sujet, en lui signifiant, par-delà sa curiosité, de s’auto-contraindre à l’indifférence, de voir sans voir, soit un double-bind acrobatique. D’ailleurs, l’expression « pellicule protectrice » choisie par Colette Pétonnet6 pour qualifier la façon dont fonctionne l’anonymat ne nous ramène-t-elle pas au matériel photo- ou cinématographique, sensible à la lumière, révélateur, afin de faire par ailleurs écran ?
- 7 Cf. « Les épreuves morales de l’urbanité : les riverains face aux naufragés de la mondialisation », (...)
8Pour mener à son terme la réflexion que nous inspire cet ouvrage, revenons à son sous-titre : Une anthropologie comparative de la citadinité. On apprécie le choix du terme « citadinité » qui n’est finalement pas si courant. Il convient de le rapprocher de cette formule efficace de Virginie Milliot : « Les questions politiques se transforment en ville en questions sensibles »7. En effet, la citadinité est de l’ordre du sensible et du vécu. Or, l’anonymat s’inscrit pleinement dans ces registres-là, comme le montre la revendication du « droit à l’anonymat » (p. 257) des travailleurs subalternes à Salta et Buenos Aires (Argentine) mise en avant par Gala Huiléb Agüero et Mariano Perelman, faisant écho à celle du droit à la ville vécue et perçue. La citadinité se distingue de la citoyenneté qui ramène à l’ordre du politique, lequel n’est cependant pas absent des contributions de ce volume. Il survient en particulier dans l’impossibilité de l’anonymat urbain, et ce, dans des villes sous surveillance non seulement policière, mais aussi civile. À Pékin par exemple, capitale de près de 22 millions d’habitants, Judith Audin révèle l’efficacité du régime d’interconnaissance pour maintenir le contrôle social, moral et politique, via une chaîne de surveillance qui part de l’administration des quartiers résidentiels pour aboutir aux comités de résidents chargés de les « représenter ». Ici, Big Brother n’est pas seulement un dispositif panoptique, il est partout, dans les yeux et les oreilles de chaque voisin-citoyen. À Moscou, proche de cette condition, le tournant post-soviétique et ses ruptures politiques, économiques et idéologiques ont imposé de changer l’usage des termes d’adresse dans l’espace public. Sarah Carton de Grammont observe que supprimer le « Camarade » supposait de le remplacer par de nouvelles pratiques d’interpellation entre anonymes, mais lesquelles ? « Madame » et « Monsieur » paraissaient trop pompeux (p. 170), « Homme » ou « Jeune fille » trop indéterminés (Id.), tandis que les termes de parenté familiers – « Oncle », « Grand-mère » – sont devenus très courants (p. 171). Pour l’autrice, « Ces micropolitiques de l’adresse participaient du caractère processuel de l’expérience de la citoyenneté “au coin de la rue” » (Id.).
- 8 Cf. Mattei Candea, « De deux modalités de comparaison en anthropologie sociale », L’Homme, 2016, 21 (...)
- 9 Ce que l’association d’anthropologie urbaine AnthropoVilles cherche à développer. Cf. le « Point de (...)
9Autant que le sujet de l’anonymat, c’est donc ce savant exercice d’anthropologie comparative – ou de comparatisme latéral8, ou encore d’approches latérales pouvant se caractériser par leur diversité méthodologique9 – qui suscitera l’intérêt des lecteurs de cet ouvrage : après avoir fait le tour des villes examinées, la prise de distance revient en boomerang pour remettre en question l’évidence selon laquelle l’anonymat est constitutif de la vie urbaine et métropolitaine.
Notes
1 Cette polysémie pose de nombreux problèmes de traduction, comme l’indique Franck Mermier dans son interlude.
2 Cf. Denys Cuche, « “L’homme marginal” : une tradition conceptuelle à revisiter pour penser l’individu en diaspora », Revue européenne des migrations internationales, 2009, 25 (3) : 13-32 (en libre accès : https://journals.openedition.org/remi/4982).
3 Cf. Lyn H. Lofland, A World of Strangers. Order and Action in Urban Public Space, New York, Basic Books, 1973.
4 Cf. The Cosmopolitan Canopy. Race and Civility in Everyday Life, New York, Norton & Co, 2011.
5 Cf. Un Nègre à Paris. Roman, Paris-Dakar, Présence africaine, 2024 [1959] : 44.
6 On soulignera ici que Colette Pétonnet privilégie cette expression de « pellicule protectrice » plutôt que celle d’« enveloppe protectrice », plus proche du vocabulaire de la psychanalyse dont elle était très imprégnée. Cf. Anne Raulin, « L’ethnologue et ses retours critiques : Colette Pétonnet, du Maroc à New York », in Anne Raulin, Sepideh Parsapajouh & Marie-Claude Blanc-Chaléard, eds, Ces villes-là. Actualité de Colette Pétonnet, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2018 (« Le Social et le politique ») : 15-33 (en libre accès : https://books.openedition.org/pupo/19212?lang=fr).
7 Cf. « Les épreuves morales de l’urbanité : les riverains face aux naufragés de la mondialisation », Urbanités, 2017, 8 : 11 (en ligne : https://www.revue-urbanites.fr/8-les-epreuves-morales-de-lurbanite-les-riverains-face-aux-naufrages-de-la-mondialisation/).
8 Cf. Mattei Candea, « De deux modalités de comparaison en anthropologie sociale », L’Homme, 2016, 218 : 183-218 (en libre accès : https://journals.openedition.org/lhomme/28968).
9 Ce que l’association d’anthropologie urbaine AnthropoVilles cherche à développer. Cf. le « Point de vue sur les journées AnthropoVilles à Marseille, 14-15 mars 2024 » (en ligne : https://anthropovilles.hypotheses.org/files/2024/08/AnthropoVilles-MARSEILLE-2024_points-de-vue.pdf).
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Référence papier
Anne Raulin, « Franck Mermier & Virginie Milliot, eds, L’anonymat urbain est-il universel ? Une anthropologie comparative de la citadinité », L’Homme, 253 | 2025, 198-201.
Référence électronique
Anne Raulin, « Franck Mermier & Virginie Milliot, eds, L’anonymat urbain est-il universel ? Une anthropologie comparative de la citadinité », L’Homme [En ligne], 253 | 2025, mis en ligne le 01 avril 2025, consulté le 20 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/52214 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13oln
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