Camilo Leon-Quijano, La Cité. Une anthropologie photographique
Camilo Leon-Quijano, La Cité. Une anthropologie photographique. Paris, Éd. de l’Ehess, 2023, 290 p., bibl., ill. (« Représentations » 16).
Texte intégral
1La Cité est un ouvrage au croisement de l’anthropologie et de la photographie, qui relate une expérimentation ethnographique sensible, créative et participative au cœur de Sarcelles, une commune de la banlieue parisienne portant depuis longtemps les stigmates d’un environnement bétonné, où sévissent insécurité et problèmes sociaux. Ces évocations partielles, biaisées mais persistantes, demeurent largement entretenues par les médias qui diffusent des représentations visuelles dépréciatives sur ce grand ensemble du Val-d’Oise. La photographie est un moyen pour l’ethnographe de montrer son véritable visage, « d’explorer ces pratiques du quotidien et d’engager un dialogue avec celles et ceux qui font vivre la ville » (p. 14).
2Si l’anthropologue et photographe Camilo Leon-Quijano s’est intéressé à Sarcelles, c’est parce que, en tant que « [h]étérotopie du monde contemporain, laboratoire du vivre-ensemble, cette cité incarne à la fois l’espoir et les désillusions des rêves urbanistiques d’un monde désormais révolu, celui des “villes nouvelles” nées dans l’après-guerre » (p. 13). Camilo Leon-Quijano y a passé trois ans, de 2015 à 2018, et déboulonne un certain nombre de mythes en proposant une empreinte visuelle différente de celle habituellement véhiculée. Il assume la double ambition de « renouveler le regard sur la cité et, plus largement, sur la place des images en anthropologie » (p. 15).
3Le livre est ainsi composé de très nombreuses photographies en noir et blanc de divers formats, qui ont fait l’objet de choix éditoriaux précis, souvent effectués avec les protagonistes, les Sarcellois et Sarcelloises. Bien que des sources textuelles classiques en anthropologie incluant des extraits d’entretiens soient bien présentes, le récit est principalement porté par les photographies, « mobilisées en tant que supports narratifs autonomes ou en dialogue avec d’autres matériaux » (p. 24). À l’engagement ethnographique, l’auteur ajoute un engagement photographique qui suppose, selon lui, « de prendre en compte la représentation des acteurs et actrices, des espaces et des interactions dans une perspective à la fois critique et réflexive » (p. 13).
4Le texte et les photographies sont accompagnés de neuf codes QR qui donnent un accès à des archives audiovisuelles des années 1960 ou à des ambiances sonores relatives aux images sélectionnées : événement organisé par un collectif de jardiniers urbains, entraînements de la jeune équipe de rugby féminin, concert de jazz, échanges avec une résidente dans l’espace public, puis chez elle, dans sa cuisine et lors d’une projection de diapositives familiales. En associant plusieurs supports de création et de connaissances, Camilo Leon-Quijano met ainsi en œuvre une « photo-ethnographie multimodale […] pour interroger le rapport de l’anthropologue aux sujets photographiés tout en situant sa production visuelle dans des univers sensoriels plus larges » (p. 24). Son projet est de développer ce qu’il nomme une « anthropologie poïétique », apte à faire émerger « une pratique visuelle réflexive et critique, attentive à sa place au sein du terrain » (p. 16), ainsi que « de nouveaux savoirs et des écritures alternatives sur les espaces, les individus et les objets représentés » (p. 20).
5En cinq chapitres, l’auteur décrit la cité nouvelle, les représentations de la ville ordinaire, l’engagement des habitants dans et pour leur cité, la ville vue par des jeunes en général et des rugbywomen en particulier, puis conclut en plongeant le lecteur dans l’intimité d’une famille sarcelloise installée depuis longtemps. Dans le premier chapitre (« La cité nouvelle », pp. 28-59), Camilo Leon-Quijano commence par brosser un tableau historique et visuel de la ville nouvelle, de sa construction dans les années 1960 jusqu’à aujourd’hui : « Sarcelles, symbole de la “banlieue-dortoir” est très vite perçue comme le symbole des utopies fonctionnalistes » (p. 31). L’auteur donne à voir des habitants aux origines très variées dont le nombre est passé de 8000 à 60 000 en une trentaine d’années. Les chiffres sont têtus et la ville continue d’afficher des taux de précarité économique et de chômage plus élevés que la moyenne en France. Après avoir exposé la manière dont les médias construisent des représentations stigmatisantes et comment, en retour, les habitants, soucieux de l’image de leur cité, tentent d’agir positivement sur elle, l’auteur explique son choix d’impliquer les Sarcellois et les Sarcelloises « dans la production de nouveaux récits sur leurs lieux de vie » (p. 57). Dans le deuxième chapitre (« Représenter la ville ordinaire », pp. 60-89), Camilo Leon-Quijano revient sur les ateliers photographiques qu’il a menés avec l’association Du côté des femmes. Ce projet a été l’occasion de scruter la ville sous l’angle du genre, d’impliquer les participantes dans l’analyse des récits visuels et dans le développement de « supports narratifs permettant d’exprimer des sensations, des expériences et des vécus spatiaux à l’aide de plusieurs outils discursifs (photographies, textes, dessins) » (p. 62). Cette activité collaborative a non seulement incité le chercheur à s’interroger sur sa positionnalité sur le terrain, mais aussi « [à] faire émerger de nouveaux cadres interprétatifs » (Id.), grâce à cette approche urbaine par le genre. Dans cette section, nous découvrons également les créations d’enfants sarcellois réalisées au cours d’ateliers photographiques qui, plutôt que de montrer la ville telle qu’ils la voient, livrent davantage « un vécu collectif, des expériences subjectives et des formes de représentations visuelles de ces expériences » (p. 73). Puis, Camilo Leon-Quijano explore la ville en marchant avec un habitant du secteur du Grand Ensemble qui, malgré « son attachement émotionnel aux espaces du quotidien » (p. 83) qu’il souhaite être mis en images, déplore la place prise par le béton dans le paysage urbain et le manque d’opportunités professionnelles.
6À la suite de ces expériences participatives et dans un troisième chapitre (« S’engager dans la cité », pp. 90-159), l’anthropologue restitue l’analyse et les photographies de l’engagement des habitants, afin « de reconsidérer leur agentivité, de repenser leur place en tant qu’agents actifs des transformations locales » (p. 91). La première initiative citoyenne exposée est celle des Engraineurs, qui ont créé un jardin partagé et organisent des fêtes de quartier autant pour tisser des liens entre les habitants que pour se réapproprier l’espace public. Le deuxième projet est porté par un collectif de jeunes Sarcellois, Le Grand Défi, dont l’objectif est de distribuer des denrées alimentaires à des sans-abris à Paris. Enfin, à travers les actions du collectif Made in Sarcelles qui visent à donner une image plus positive de la ville en planifiant, de concert avec les habitants, des événements culturels, c’est à l’abandon des lieux de culture et de sociabilité par les pouvoirs publics que nous sommes confrontés en mots et en images.
7L’avant-dernier chapitre (« Jeunes dans la cité : visualités nouvelles », pp. 160-201) est consacré à une équipe de jeunes joueuses de rugby et à leur « engagement corporel dans l’espace » (p. 181). Camilo Leon-Quijano a collaboré avec ces jeunes femmes pour l’édition et pour le choix des photographies, suivant le procédé de la photo-élicitation. Le but est qu’elles puissent exprimer la manière dont elles veulent être représentées : « Leurs témoignages font ainsi apparaître une volonté de mettre en valeur les images qui présentent le rugby comme une expérience émancipatrice » (p. 187). Ce projet a d’ailleurs donné lieu à une exposition et les images ont circulé dans différents médias.
8Dans un dernier chapitre (« Dans l’intimité d’une famille sarcelloise », pp. 202-257), Camilo Leon-Quijano resserre la focale sur la cité en nous invitant dans le quotidien d’une famille sarcelloise. Nous suivons notamment l’institutrice Isabelle, à l’école avec ses collègues, dans sa maison avec ses petits-enfants et ses animaux de compagnie, lors de ses activités militantes et culturelles. L’anthropologue-photographe rencontre ensuite Maryse, la mère d’Isabelle. En partageant des fragments de vie ordinaire de cette femme, en l’écoutant témoigner du déclin de sa ville, en assistant à la projection de diapositives familiales, le chercheur aborde certaines modalités du vieillissement dans une cité comme Sarcelles. Ce travail est en cela assez innovant, car les villes de banlieues sont souvent associées aux jeunes qui les occupent. Donner à voir et à entendre des personnes âgées qui y vivent encore permet de décentrer le regard et de sortir des représentations visuelles et des discours habituels.
9La conclusion, riche en réflexivité, souligne l’apport méthodologique et théorique de cette recherche. Ainsi, la photographie comme mode d’appréhension de l’expérience urbaine « constitue une façon de situer le regard de l’anthropologue et d’interroger les visualités hégémoniques des espaces représentés, en passant d’une observation participante à une création observante » (p. 259). L’objectif de « saisir les fondements sensibles de l’expérience en ville au moyen d’un procédé narratif expérimental » est brillamment atteint (p. 24). Cet ouvrage s’inscrit dans le prolongement des travaux sur les villes, en dialogue avec les théories de l’anthropologie multimodale, visuelle et sensible. Il s’adresse aussi bien à des anthropologues intéressés par des expérimentations sonores, textuelles et photographiques, ou par des projets de recherche-création, qu’à toute personne travaillant sur les problématiques urbaines. L’alternance de textes, de photographies et de codes QR en fait un objet original, portant jusque dans sa réalisation matérielle des réflexions sur les multiples manières de diffuser les connaissances auprès de publics variés.
Pour citer ce document
Référence papier
Sandrine Lambert, « Camilo Leon-Quijano, La Cité. Une anthropologie photographique », L’Homme, 253 | 2025, 201-203.
Référence électronique
Sandrine Lambert, « Camilo Leon-Quijano, La Cité. Une anthropologie photographique », L’Homme [En ligne], 253 | 2025, mis en ligne le 01 avril 2025, consulté le 19 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/52229 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13olo
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page