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Comptes rendus

Fanny Charasse, Le Retour du monde magique. Magnétisme et paradoxes de la modernité

Zoé Mary-Roulier
p. 204-206
Référence(s) :

Fanny Charasse, Le Retour du monde magique. Magnétisme et paradoxes de la modernité. Paris, La Découverte, 2023, 416 p., bibl., lexique (« Les Empêcheurs de penser en rond »).

Texte intégral

  • 1 Contrairement aux médiums ou aux chamans, le magnétiseur utilise et manipule les énergies pour guér (...)

1Fanny Charasse, actuellement chercheuse postdoctorale à l’Université Saint-Louis de Bruxelles, a soutenu en 2022 une thèse intitulée Magies de la modernité. Illégitimité et légitimation du magnétisme en France et du chamanisme au Pérou, sous la direction de Cyril Lemieux, dont le présent ouvrage est issu. Nourri de l’héritage de Bruno Latour, de Philippe Descola ou encore d’Ernesto De Martino, à l’œuvre duquel son titre est un hommage, Le Retour du monde magique poursuit l’objectif d’apporter une « réponse sociologique au retour de la magie », en suivant une démarche symétrique, « [c]’est-à-dire sans émettre a priori de jugement sur le phénomène en question, pour mieux observer les épreuves qui départissent l’échec du succès, la croyance du savoir, et qui participent donc à créer les asymétries – entre science et magie, par exemple – que l’on observe aujourd’hui » (p. 19). Partant du constat d’un renouveau des pratiques dites « magiques » dans nos sociétés occidentales, l’anthropologue émet l’hypothèse que, loin d’être le signe d’un anti-modernisme, cette résurgence des croyances et des pratiques magiques est au contraire un symptôme, voire une production de la modernité. Au-delà d’une réflexion sur le folklore et les mécanismes de croyance en des forces surnaturelles qui peuvent rappeler, notamment, les analyses de Jeanne Favret-Saada, c’est également à une interrogation sur la nature même du projet moderne que nous invite Fanny Charasse. Pour ce faire, l’autrice s’appuie, non seulement sur un riche corpus théorique, sociologique et philosophique, mais également sur une enquête de terrain de plusieurs années, auprès d’un type bien particulier d’adeptes et de praticiens de la magie : les magnétiseurs1.

  • 2 Fanny Charasse précise employer dans son ouvrage le mot « naturalisme » au sens de Philippe Descola (...)
  • 3 Fanny Charasse note d’ailleurs que, comparé à un conflit d’ontologie, le conflit d’ontologisations (...)

2Dans la première partie de l’ouvrage, Fanny Charasse s’attache à l’examen des liens qui unissent le métier de magnétiseur à la critique du naturalisme2. S’entretenant aussi bien avec des praticiens qu’avec des patients, et soulignant l’extrême hétérogénéité sociale des adeptes pratiquants du magnétisme, l’autrice déploie tout un arsenal conceptuel pour élucider les mécanismes de l’efficacité vécue des pratiques magiques : entre celui qui croit et celui qui ne croit pas, ou même de façon peut-être plus tangible encore, entre celui qui doute et tantôt croît, tantôt ne croit pas, se met en place un « conflit d’ontologisation », défini comme un « conflit opposant des individus à propos de la définition d’un être en tant qu’être ou en tant que cause d’un phénomène » (p. 387). Face à une expérience étrange, inexplicable, qui semble mettre en jeu des éléments surnaturels, le sujet peut l’objectiver – « [Il] les définit comme des esprits, des fantômes, des âmes désincarnées » (p. 40) – ou bien la subjectiver et « en faire des hallucinations ou des illusions, soit des entités dont les propriétés dépendent entièrement de sa perception » (Id.). Ces deux témoignages correspondent en fait à deux ontologisations différentes d’un même vécu : avoir un don ou être fou. Comme le précise Fanny Charasse : « [O]bjectiver les êtres “en noir et blanc”, c’est affirmer que celui qui les voit n’est pas fou mais a le don de les voir (et est donc médium ou magnétiseur). Et, inversement, les subjectiver suppose que celui qui les voit est peut-être fou ou du moins victime d’hallucinations passagères » (p. 44). La mise en place du concept de « conflit d’ontologisation » – et non pas d’ontologie, puisque, comme le justifie l’autrice, cela n’aurait pas de sens de parler d’affrontement entre ontologies sans prendre en compte l’investissement des acteurs3 – lui permet ainsi, au-delà d’une stricte analyse du folklore, de montrer que ce que mettent en jeu les différentes attitudes face à la pratique du magnétisme, ce n’est rien moins qu’une lutte pour la définition de la réalité. D’où l’introduction d’un autre concept clé : celui d’« agent activateur », c’est-à-dire d’un élément qui va faire basculer le sujet d’une conception de la réalité à l’autre.

  • 4 Cf. Jeanne Favret-Saada, Les Mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, 2007 (« Folio. Essais ») : (...)

3Dans la deuxième partie, Fanny Charasse expose les implications de ces deux concepts (« conflit d’ontologisation » et « agent activateur ») en prenant au sérieux le travail et l’énergie des esprits. La notion d’« énergie », au cœur de la pratique du magnétisme, devient ici cruciale pour rendre concrets les principaux objets sur lesquels opèrent ces « conflits d’ontologisations » : en effet, c’est bien l’énergie qui est, soutiennent les magnétiseurs, la matière principale de leur travail. C’est aussi dans cette prise en compte des concepts mêmes employés par les sujets observés que Fanny Charasse se heurte à un certain nombre de problèmes épistémologiques, notamment celui de l’imperméabilité de l’énergie à tout discours critique. Ses conclusions à ce sujet sont alors assez proches, comme elle le souligne elle-même, de celles auxquelles était parvenue Jeanne Favret-Saada : « [C]eux qui n’ont pas été pris, ils ne peuvent pas en parler »4. Mais comment alors en parler ? Comment parler scientifiquement de ce que les praticiens qui l’emploient eux-mêmes définissent par des expressions aussi floues que « truc » ou « machin » ? Cette difficulté transparaît dans un entretien mené par Fanny Charasse avec Sabrina François, une ancienne secrétaire médicale reconvertie dans le magnétisme : « On vous donne de l’énergie [nous, les magnétiseurs]. Mais c’est quoi l’énergie ? Je n’en sais rien, moi ! Alors, après, il y en a qui vont faire comme les scientifiques et dire : “Des atomes avec des je ne sais pas quoi, des photons, des trucs, des machins”, mais je m’en fous moi de tout ça ! » (p. 68).

  • 5 « J’ai alors commis un nouvel impair : ayant abandonné mes questions asymétriques –  celles qui pré (...)

4C’est également sa propre position d’enquêtrice que Fanny Charasse doit remettre en question, toute la finesse et la difficulté de son travail résidant dans cet équilibre à trouver entre démarche symétrique et refus d’un relativisme absolu qui reviendrait à dire que tout se vaut et, qu’en dernière instance, les esprits existent certainement au même titre que les êtres humains5. L’enjeu final de l’enquête appelle donc in fine à être abordé en termes de rapport de force : la question devient celle de savoir pourquoi – lorsqu’il s’agit de maladie, par exemple – certains acteurs sont effectivement plus forts que d’autres.

5La troisième partie de l’ouvrage est précisément consacrée à l’examen des ressorts de la « conversion au naturalisme » d’une pratique qui semble pourtant lui être radicalement opposée, ce qui implique également d’élargir l’analyse à celle du lien qui unit le magnétisme aux institutions. Fanny Charasse s’appuie alors sur une étude assez précise du fond archivistique du Groupement œuvrant pour la reconnaissance des médecines auxiliaires (Gorma), créé dans l’intention revendiquée de lutter contre les « procès des guérisseurs », et qui, de 1951 à 1999, a progressivement accédé à une certaine reconnaissance institutionnelle. L’ironie est alors que l’ambition du Gorma de distinguer les « vrais » des « faux » magnétiseurs rejoue, au sein même de ce qui semble s’opposer au naturalisme, la distinction et le partage même que le naturalisme institue : aux « guérisseurs sérieux » s’opposent les « farfelus peu recommandables », sans que les critères permettant de distinguer les uns des autres ne soient clairement établis. C’est le statut de « complémentaire à la médecine » que le Gorma finira par obtenir, mais sans faire l’unanimité parmi ses membres.

6Cette reconnaissance, au moins partielle, d’une efficacité du magnétisme est pourtant la clé de voûte d’une double métamorphose : celle du magnétisme qui, en se professionnalisant s’intègre sans encombre à l’ontologie naturaliste, et celle du naturalisme lui-même, qui se transforme face à une nécessité pratique et épistémologique du constructivisme. Dans la dernière partie, la plus réflexive, Fanny Charasse montre comment, au-delà du rôle joué par le Gorma, le magnétisme a finalement trouvé une place de choix au sein même de l’institution hospitalière. Ce sont bien les questions posées par la professionnalisation du magnétisme, symétriquement à celle du chamanisme, qui deviennent alors la cible des diverses critiques du constructivisme, auxquelles l’autrice s’emploie à répondre. Plutôt que de considérer celui-ci comme une simple option entre le réel et l’artificiel – et de joindre sa voix, à celle de la critique du constructivisme comme critique de l’artificialité –, elle propose au contraire d’y voir, avec Cyril Lemieux, « le plus sûr des chemins vers la réflexivité [nous] protégeant du réalisme naïf » (p. 282).

7Cette « protection » comme exégèse du processus de constitution des connaissances s’impose alors comme le moyen privilégié d’une prise de recul salutaire face à l’« ontologie des Modernes ». Et c’est in fine bien à une réflexion sur les différents avatars de la modernité que nous invite Fanny Charasse, distinguant une importante diversité de gradients de modernisation. La conclusion est ici sans appel : loin d’opposer au projet de la société industrielle une véritable alternative, les pratiques magico-traditionnelles impliquent bien plutôt un approfondissement de celle-ci sous forme d’une « modernisation réflexive, dont l’objet est la transformation des institutions de la modernité simple […] en institutions capables de faire place à des savoirs et à des pratiques qu’elles avaient coutume de réprimer ou de mépriser » (p. 375).

8L’approche de Fanny Charasse est stimulante en ce qu’elle réussit à nous étonner peut-être davantage encore que de nombreuses publications anthropologiques, alors même qu’elle parle précisément de ce qui nous est le plus proche : en adoptant, face aux pratiques et aux croyances des magnétiseurs des villes et des campagnes de France et de leurs patients, des outils d’analyse similaires à ceux que le tournant ontologique en anthropologie a utilisés dans d’autres sphères géographiques, Fanny Charasse rend bien plus sensible et tangible, pour un lecteur européen, les contradictions en même temps que les horizons que fait apparaître la démarche symétrique. Pour autant, on peut justement considérer qu’elle ne parvient pas totalement ni à les résoudre ni à les explorer : en se refusant à un examen des ressorts et des implications politiques qui motivent l’investissement des acteurs observés, et en n’approfondissant pas les perspectives critiques qu’ouvre son hypothèse principale – celle de la congruence, plutôt que de l’opposition, entre pratiques magico-traditionnelles et modernités –, Fanny Charasse peut sembler livrer une étude que l’exigence de neutralité rend parfois trop descriptive.

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Notes

1 Contrairement aux médiums ou aux chamans, le magnétiseur utilise et manipule les énergies pour guérir. Sur le même sujet, on pourra également consulter l’article de Fanny Charasse, « Le travail de l’énergie : une enquête sur les magnétiseurs en région parisienne », L’Homme, 2019, 230 : 41-70. En libre accès : https://journals.openedition.org/lhomme/34284

2 Fanny Charasse précise employer dans son ouvrage le mot « naturalisme » au sens de Philippe Descola, en tant qu’« ontologie des Modernes » reposant sur « une continuité des physicalités et une différence des intériorités » (p. 388).

3 Fanny Charasse note d’ailleurs que, comparé à un conflit d’ontologie, le conflit d’ontologisations est très localisé et oppose certains acteurs, dans des circonstances bien précises.

4 Cf. Jeanne Favret-Saada, Les Mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, 2007 (« Folio. Essais ») : 33.

5 « J’ai alors commis un nouvel impair : ayant abandonné mes questions asymétriques –  celles qui préjugent de la distinction entre croire et savoir –, j’ai failli rester “bloqué[e] dans la position symétrique”, “relativiste absolue”, consistant à affirmer l’égalité de ces deux domaines » (p. 31).

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Pour citer ce document

Référence papier

Zoé Mary-Roulier, « Fanny Charasse, Le Retour du monde magique. Magnétisme et paradoxes de la modernité »L’Homme, 253 | 2025, 204-206.

Référence électronique

Zoé Mary-Roulier, « Fanny Charasse, Le Retour du monde magique. Magnétisme et paradoxes de la modernité »L’Homme [En ligne], 253 | 2025, mis en ligne le 01 avril 2025, consulté le 19 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/52239 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13olp

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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