1La communication ne peut exister que si les participants tentent de construire un espace intersubjectif dans lequel ils co-construisent le sens de l’interaction. Sans cela, la communication laisse place à un authentique dialogue de sourds, où chacun parle et agit de manière déconnectée des propos et des actions de l’autre. Afin que cet espace intersubjectif reste un lieu de co-construction, les interactants participent activement à la gestion de l’intercompréhension : ils œuvrent pour s’assurer qu’ils se comprennent suffisamment bien pour agir, penser et être ensemble. Une analyse de conversations administratives (enregistrés sur des sites tels que l’office de l’immigration ou la préfecture) entre agents francophones natifs et usagers francophones non natifs a permis de dégager les moyens à la disposition des locuteurs et des interlocuteurs pour gérer l’intercompréhension (Oursel 2013).
2Dans cet article, nous exposerons ce qu’implique la gestion de l’intercompréhension d’un point de vue théorique, puis, en pratique, face à quels choix les interactants sont confrontés et quels critères et paramètres ils utilisent pour mettre en œuvre une action ou une réaction, avant de conclure en abordant les axes d’enseignement et d’apprentissage qui permettent de travailler la gestion de l’intercompréhension dans les cours de langue étrangère.
3La gestion de l’intercompréhension s’acquiert avec l’expérience de la communication pour l’enfant natif de la langue de communication. Mais lorsqu’il s’agit d’apprendre une langue étrangère, les moyens mis à la disposition du locuteur non natif sont bien pauvres, au départ, en comparaison de ceux du locuteur natif, alors que les opportunités de les utiliser sont nombreuses. Nous nous sommes intéressé à ces moyens, mis en œuvre tantôt par les locuteurs natifs, tantôt par les non-natifs dans des interactions exolingues.
- 1 Documents Fleuron – Équipe Acquisition et apprentissage des langues (CRAPEL) – U.M.R. 7118 – ATILF (...)
4Nous avons effectué 64 enregistrements audio de conversations administratives exolingues entre des agents (la plupart du temps francophones natifs) et des usagers (le plus souvent non natifs). Ce corpus présente 93 participants, dont 27 locuteurs natifs et 66 locuteurs non natifs, dans des conversations d’une durée cumulée de 15h45. Ce corpus recueilli a été complété par des données du corpus FLEURON1. L’ensemble, constitué de 72 rencontres, entre 108 participants (34 natifs et 74 non natifs du français), totalise près de 17h d’enregistrements audio. Les sites de recueil sont les bureaux d’une écrivaine publique, de l’accueil d’un office de l’immigration (OFII), d’audit d’un office de l’immigration, de remise de visa à la préfecture de police, de la responsable d’une formation dans un institut de traducteurs et d’interprètes, de la responsable d’un service de relations internationales, de secrétariats de département de français langue étrangère et d’une coordinatrice de programmes d’échange à l’université. Dans ces interactions, nous avons pu observer des transactions de renseignement, de conseil, de prise de rendez-vous, de réception/remise de documents, de délivrance/obtention de documents, de complétion de documents, d’accompagnement dans l’action, d’évaluation et diagnostic, d’inscription et d’orientation. Des interactions de cette nature ont été choisies parce qu’elles répondaient à plusieurs critères :
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l’asymétrie de compétence dans la langue de communication et l’asymétrie d’expertise concernant les procédures et le jargon de l’administration rendaient la réussite de la communication relativement difficile : il y avait de fortes chances que l’intercompréhension soit difficile à construire et à maintenir ;
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les enjeux de la communication administrative rendaient importante la réussite de la communication : il y avait de fortes chances que de nombreux moyens soient mis en œuvre pour s’assurer que l’intercompréhension soit suffisamment satisfaisante ;
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la proportion de participants natifs et non natifs ainsi que leurs rôles partagés dans ces types de transactions (tantôt les locuteurs non natifs mènent la transaction, tantôt ce sont les locuteurs natifs : la gestion de l’intercompréhension a été menée par les uns et par les autres, et les difficultés ont été ressenties par chacun) ont permis d’observer des situations de communication similaires à celles que rencontrent les apprenants d’une langue étrangère ;
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les données étudiées sont aussi représentatives que possible des moyens langagiers dont ils disposent et qu’ils rencontrent.
- 2 Lakoff présente ainsi la position objectiviste du langage : « Linguistic expressions get their mean (...)
5Dans l’approche objectiviste, longtemps dominante, on pense l’intercompréhension comme le travail réussi de l’interlocuteur qui ajuste sa pensée à celle du locuteur, de manière unilatérale, en déchiffrant et en recodant un sens chiffré et codé par le locuteur2. Il y aurait alors une sorte de correspondance entre l’intention du locuteur, sa formulation et le sens de l’énoncé, correspondance que l’interlocuteur peut retrouver en appliquant les règles de fonctionnement de la langue. De ce point de vue, l’intercompréhension dépend du travail de l’interlocuteur et de sa ratification par le locuteur.
6Dans l’approche constructiviste, dans laquelle nous nous positionnons, l’intercompréhension peut se définir comme
« le résultat d’un processus collaboratif d’élaboration du sens par les interactants. Ils s’intercomprennent lorsqu’ils parviennent à un accord dont ils sont coresponsables et qui émerge dans l’interaction (Roulet 1981, Roulet, Auchlin, Moeschler, Rubattel, Schelling 1985, Trognon et Brassac 1992, Cahour 1998, Brassac 2000, etc.). L’intercompréhension est un espace sémiotique, une zone d’accord intersubjective, qui émerge dans l’entre-deux conversationnel grâce à la négociation active des interactants » (Oursel 2013, p. 51).
7Nous retenons quatre caractéristiques :
elle est le résultat d’un travail conjoint, collaboratif entre les interactants ;
elle est une zone d’accord sémiotique intersubjective ;
elle concerne la valeur interactantielle des actes, la valeur que les interactants s’accordent à leur donner ;
elle se co-construit puis se maintient, peut être remise en question et ébranlée avant de retrouver un état stable : l’accord obtenu est relatif, toujours provisoire, éventuellement stabilisé. » (Oursel 2013 : 52).
- 3 Pour une définition de l’intersubjectivité, cf. Manoïlov et Oursel (ce numéro).
8Un travail collaboratif ne signifie pas que les interactants doivent être d’accord sur le fond de la conversation. Cela signifie qu’ils ont tous l’intention de participer à l’interaction et de rester en phase avec ce qui s’y passe : leurs actions et réactions sont pertinentes (au sens de Sperber et Wilson 1989). Pour arriver à cela, un espace d’intersubjectivité3 doit se construire (Zlatev, Racine, Sinha, Itkonen 2008).
9La zone d’accord intersubjective est plurisémiotique : elle est délimitée par tout ce à quoi les interactants donnent du sens. Cela inclut bien sûr les propos, mais aussi les vocalisations non verbales, les gestes, les mimiques, ainsi que l’environnement, l’activité, la situation d’énonciation et la situation à laquelle il est fait référence dans la communication, la relation entre les interactants, entre les agents de statuts divers, etc. La construction de sens est donc globale en même temps qu’elle est fondée sur des indices de nature très variée.
- 4 Ce modèle de co-construction et d’émergence du sens est directement inspiré des travaux de Trognon (...)
10Ce que nous appelons la valeur interactantielle est la valeur que donnent les interactants à ce dont il est question dans l’interaction, c’est le fruit de la collaboration. Chacun construit une ou des hypothèses quant au sens à donner (nous appelons cela une « hypothèse interprétative », Oursel 2013 : 28-29, c’est la construction mentale réalisée par les interactants fondé sur le sens sélectionné parmi ceux potentiels, avant accord). Chacun participe ensuite à mettre en commun certaines informations sur cette hypothèse, et chacun évalue la compatibilité entre les hypothèses en présence. Lorsqu’ils ressentent une satisfaction suffisante vis-à-vis de la compatibilité entre ces hypothèses, ils ont co-construit l’interprétation de l’objet et lui ont accordé une valeur interactantielle. En schématisant le processus, on peut obtenir la représentation suivante (Oursel 2013 : 54)4 :
Figure 1 : Passage de plusieurs sens personnels à une valeur interactantielle de l’acte
11Lorsqu’une production est réalisée, chaque interactant construit une hypothèse sur le sens qu’elle va prendre dans la situation. Ils réagissent sur la base de cette hypothèse. Parce que tous les éléments qui composent cette hypothèse ne sont pas rendus disponibles dans l’espace public, l’accord ne peut pas porter sur l’ensemble des éléments. Il est donc toujours partiellement assumé et partiellement supposé, ce qui le rend potentiellement illusoire. Atteindre l’intercompréhension, c’est atteindre un sentiment de satisfaction partagé sur le degré de compatibilité entre les interprétations des interactants.
- 5 Goffman 1959 [1969/1973/2003], Brown et Levinson 1987.
12Cependant, cet objectif n’est pas un Graal en toute circonstance : l’un des interactants peut avoir intérêt à ne pas être vraiment satisfait de la qualité de l’intercompréhension ; sa satisfaction vis-à-vis de l’intercompréhension n’est parfois pas la priorité ; ou les interactants parfois n’y parviennent pas pour des raisons variées. L’interactant peut décider de ne pas s’appesantir sur la qualité de l’intercompréhension pour privilégier d’autres éléments de la relation, tels que son image ou celle du locuteur. En effet, assumer une insatisfaction vis-à-vis de la qualité d’une hypothèse interprétative, cela peut revenir à un aveu de faiblesse (acte menaçant pour la face de l’interprétant5) ou à un reproche de manque d’informations, de clarté dans l’expression ou d’adaptation à l’autre (acte menaçant pour la face du locuteur). Gérer l’intercompréhension, c’est donc à la fois gérer la co-construction du sens dans l’interaction, l’évolution de l’image de chacun et les relations entre les interactants.
13Cette conception de la co-construction de l’intercompréhension est fondée sur la théorie des actes de langage conçue par Austin (1962 [conférences 1955] [1975]), standardisée par Searle et Vanderveken (1985), enrichie par Vanderveken (1988, 1990, 2004), et dialogisée par Brassac, Ghiglione et Trognon (Brassac 1992, Trognon et Brassac 1992, Ghiglione et Trognon 1993) selon les principes dialogiques de Jacques (1985). Austin constate que la communication repose sur l’énonciation d’actes de langage : lorsqu’un locuteur s’exprime, il réalise un acte qui a un impact sur l’état du monde : par exemple, il modifie le niveau de connaissance de son interlocuteur (il l’informe) ou il crée une contrainte (en posant une obligation, une requête, une incitation). Searle et Vanderveken (1985) standardisent cette théorie des actes de langage, en posant les règles et les lois de la logique illocutoire. Vanderveken poursuit le travail de cette théorie (1988, 1990, 2004) en apportant les notions de conditions de succès et des conditions de satisfaction. Les conditions de succès sont celles que la situation d’énonciation doit respecter pour que l’acte de langage soit réussi (par exemple la nécessité de l’emploi du « je » dans une promesse) ; les conditions de satisfaction sont réunies lorsque l’état du monde correspond à l’acte de langage réalisé : la promesse est tenue lorsque le monde est dans l’état promis. Cet apport à la réflexion sur la théorie des actes de langage a été critiqué pour son unilatéralité : l’acte de langage est réussi si le monde est dans l’état attendu par le locuteur, quelle que soit l’interprétation de son partenaire dans l’interaction (logique illocutoire).
- 6 La conception bakhtinienne du dialogisme met en relation un texte avec tous les textes qui ont part (...)
- 7 Nous parlons plutôt de valeur interactantielle afin d’inclure l’interprétation d’actes non verbaux (...)
14Au début des années 1990, Brassac, Trognon et Ghiglione dialogisent cette logique en s’appuyant sur la pensée de Jacques6 : dans cette perspective, un acte de langage n’est réussi que si les conditions énonciatives sont réunies et que le locuteur et l’interlocuteur sont d’accord sur sa valeur, une valeur interlocutoire7. Ainsi, selon Brassac (et en reprenant le modèle d’analyse de Roulet, Filliettaz, Grobet et al. 2001), les interactants parviennent au plus tôt à un accord sur la valeur interactantielle d’une production au troisième tour de parole, avec un premier tour d’énonciation, un deuxième tour de réaction qui laisse transparaitre l’hypothèse d’interprétation de l’interlocuteur, et un troisième tour de réaction-ratification du locuteur du premier tour, qui confirme la compatibilité entre son hypothèse et celle de l’interlocuteur, en se basant sur son interprétation de la réaction et de ce qui en transparait. Nous considérons qu’un quatrième tour est également important puisque c’est à ce tour que l’interlocuteur a le moyen de manifester son jugement au sujet de l’évaluation de compatibilité effectué par le locuteur au troisième tour.
15En bref, nous appliquons une démarche d’analyse :
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interactionnelle (dans la co-construction et dans l’être et l’agir avec, en se servant des outils de l’analyse des interactions),
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des actes signifiants (souvent des actes de parole, mais pas exclusivement),
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étique (ce sont les participants à la situation qui font émerger les actes signifiants),
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à rebours (c’est l’accord sur la valeur interactantielle qui indique quel sens donner à l’acte signifiant qui a été réalisé au moins 4 tours plus tôt).
16Dans le corpus d’interactions administratives décrit plus haut, nous étudions les types de réactions des interlocuteurs car elles nous informent d’une manière ou d’une autre sur l’hypothèse interprétative (ci-dessous HI) qu’ils ont construite pour l’action réalisée par le producteur. Les exemples de réactions dans l’extrait suivant, tiré du corpus Ecrivain public (cf. supra note 1) Chellamani 01, Actes signifiants 01-28, déclaration d’un incendie de voiture à l’assurance par courrier, montrent quatre types de réactions. La première colonne indique le numéro de l’acte signifiant dans la transcription intégrale ; la deuxième indique quel producteur en est à l’origine ; la troisième retranscrit l’acte signifiant ; la quatrième offre une analyse du type de réaction.
Figure 2 : Extrait du corpus Ecrivain public
17Par l’acte signifiant 16, Jacqueline formule le contenu de son HI, elle a cru comprendre, ou a compris, que l’événement raconté a eu lieu deux ans auparavant. Dans l’acte 25, « seize décembre », elle fait de même, en formulant le contenu de ce qu’elle a interprété. Dans une autre interaction, entre l’écrivaine publique et une usagère, après que l’usagère a exposé sa situation, l’écrivaine publique effectue certaines vérifications : « ah alors c’est pas \ par mois / qu’il est payé \// », « il est salarié / quand même / », « c’est pas / salarié \ », « il est artisan /\ », « à son compte \ », « donc en fait / c’est pas / un patron qui le \ paie / », « c’est euh il a un revenu // mais / il est pas / salarié \ », qui sont infirmées ou confirmées par l’usagère au fur et à mesure. Toutes ces productions relèvent du même type d’action, la formulation du contenu de l’HI.
18Les actions les plus fréquentes sont celles fondées sur l’HI. Ainsi, en 17-18 et 22-24, Chellamani contredit le contenu soumis dans les propositions de Jacqueline. Par ces réactions, il ne formule pas son interprétation des propos de l’écrivaine publique, il s’appuie sur son interprétation de ces propos pour y réagir de la manière la plus adéquate. Il en est de même après chaque réaction minimale, interprétée comme une invitation à poursuivre et comme un enregistrement de ce qui a été dit. Ces actions constituent une suite logique aux actions précédentes. Elles sont fondées sur l’HI construite sur la base de ces actions antérieures.
19Dans l’acte 21 (« j’avais cru comprendre »), la locutrice informe sur l’état de son HI plutôt que sur son contenu (en l’occurrence, sur l’état d’une HI antérieure qui a été invalidée, mais cela peut être réalisé sur une HI présente). Ces actions informent sur le degré de satisfaction du locuteur vis-à-vis de l’HI : « je comprends pas trop », « comme ça c’est clair », « c’est bizarre parce que je vois pas pourquoi ». Souvent, ces réactions sont combinées avec des réactions qui informent sur le contenu de l’hypothèse interprétative, comme c’est le cas ici (« que vous disiez il y a deux ans »).
20Enfin, certaines actions n’ont rien à voir, thématiquement, avec la transaction (au sens de Roulet, Auchlin, Moeschler et al. 1985) en cours. C’est le cas pour l’acte signifiant 01, qui fait suite aux salutations. Ce sont des changements de sujet ou d’activité, qui interviennent le plus souvent pendant une activité offrant la possibilité d’une discussion parallèle ou parenthétique (par exemple demander comment va la santé de l’usager pendant que l’on cachète une enveloppe), ou lorsqu’une transaction a été achevée et qu’une autre commence. Parfois, lorsque la communication n’est pas coopérative (Grice 1983) ou lorsque l’interlocuteur est en mauvaise posture et cherche à fuir le problème, il peut forcer le changement de sujet sans laisser de choix à son partenaire.
21Ces quatre catégories (réaction informative sur l’HI, fondée sur elle, informant de son état, ou sans rapport avec elle) ont été appliquées à l’ensemble de notre corpus principal (16h d’enregistrements). Elles couvrent à elles quatre toutes les actions rencontrées produites par des humains : elles sont exhaustives tout en étant mutuellement exclusives. Enfin, elles correspondent à des décisions différentes concernant l’orientation que donne le locuteur à l’interaction. Ainsi, l’interactant peut :
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aller de l’avant en poursuivant thématiquement l’interaction, avec une réaction fondée sur l’hypothèse d’interprétation,
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changer de direction, avec une réaction thématiquement sans rapport avec ce qui précède,
- 8 Nous appelons cette réorientation thématique « par affordance » car elle est permise par l’activité (...)
22en mode coopératif, « par affordance » (la situation y est propice et l’option est socialement bienvenue8) ; ou en mode non coopératif (le changement est imposé à l’autre, qui l’accepte ou poursuit son propre fil dans un dialogue de sourd),
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revenir en arrière, avec une réaction informant l’autre de la satisfaction que l’interprétant ressent vis-à-vis de son hypothèse, et/ou avec une réaction exposant le contenu de l’hypothèse interprétative.
- 9 Les stratégies de gestion de l’intercompréhension font partie des stratégies de communication, qui (...)
23Ces trois orientations possibles sont les options de mise en œuvre de quatre stratégies globales de gestion de l’intercompréhension9 :
Figure 3 : Critères objectifs impactant les choix stratégiques des interactants
24Le futur immédiat des locuteurs leur offre un monde de possibilités d’actions ou de réactions. Il leur faut réaliser des choix en fonction de priorités qui peuvent varier selon les circonstances et selon les personnalités. Pourquoi les interactants feraient-ils le choix de privilégier la qualité de l’intercompréhension, ou bien la poursuite de l’interaction ? Plusieurs paramètres entrent en ligne de compte.
25Deux critères objectifs sont envisageables de prime abord. Si l’interactant a beaucoup à gagner à construire une interprétation stable et fiable, il a intérêt à appliquer des techniques d’amélioration de la qualité de l’intercompréhension. Nous avons choisi de recueillir notre corpus principal sur des sites administratifs en faisant l’hypothèse que, les enjeux étant importants, les circonstances engendreraient le recours à de nombreux moyens pour atteindre une intercompréhension satisfaisante. En comparaison, dans un corpus de conversations informelles entre étudiants, les retours en arrière sont beaucoup moins souvent fréquents.
26Par ailleurs, améliorer l’intercompréhension par des retours en arrière peut être un processus chronophage. Le paramètre du temps est donc également présent mais nous n’en avons pas senti les effets dans les différents corpus étudiés car les interactants n’ont manifesté aucun empressement particulier. Il reste néanmoins évident que si l’un des interactants a besoin de quitter rapidement la conversation, on peut s’attendre à ce qu’il l’écourte.
Figure 4 : Critères objectifs impactant les choix stratégiques des interactants
- 10 Cependant, cet aveu est de degrés différents selon qu’il avoue n’être pas parvenu à construire une (...)
27D’autres critères sont davantage subjectifs, étant en lien direct avec la notion de face, issue des cultures chinoise et japonaise et reprise par Goffman, qui la définit comme « the positive social value a person effectively claims for himself by the line others assume he has taken during a particular contact » (1967 [1974, 1991] : 5). La focalisation sur la qualité de l’intercompréhension peut être mise en œuvre lorsque l’interprétant cherche confirmation de son hypothèse, lorsqu’il n’en est pas convaincu, ou lorsqu’il n’est pas parvenu à en construire une. Dans tous ces cas, lorsqu’il manifeste ces doutes ou difficultés, le retour en arrière dans l’interaction met sa face en danger : il effectue un aveu de faiblesse10.
28Cette focalisation peut également être mise en œuvre lorsque l’un des interactants a perçu dans la production de l’autre des indices d’une incompatibilité entre leurs hypothèses d’interprétations. Il y a alors remise en question d’une hypothèse qui n’était peut-être pas considérée comme problématique par celui qui l’avait construite, ce qui menace sa face. D’autre part, lorsque l’interprétant manifeste une insatisfaction vis-à-vis de sa propre hypothèse, cela peut également constituer une menace pour la face du locuteur précédent, qui peut n’avoir pas suffisamment adapté son énonciation à son interlocuteur ou à la situation. Lorsque l’interactant poursuit le fil de l’interaction, il laisse supposer à son partenaire que la production précédente était satisfaisante (ce qui ne menace pas la face de son auteur) et que l’hypothèse interprétative créée l’est également (ce qui ne menace pas sa propre face). S’il n’était en fait pas sûr de son hypothèse, il prend le risque d’être découvert, alors que l’aveu est une mise en danger avérée. S’il change de thème de manière coopérative, il ne menace à nouveau aucune des faces. En revanche, s’il change de thème de manière non coopérative, il menace sa face ainsi que celle de son partenaire (en lui imposant une direction non négociée).
Figure 5 : Critères liés à la gestion des faces impactant les choix stratégiques des interactants
29Enfin, certains critères dépendent de la personnalité de l’interactant, toujours en lien avec la gestion des faces, mais aussi avec la notion de self, proposée par Mead (1934 [1963]) et reprise par Goffman (1959 [1969, 1973, 2003]). Pellegrino Aveni étudie la construction du self chez les étudiants en immersion à l’étranger :
« One may consider the ‘self’ to be the mental representation of an individual’s own personal qualities and characteristics […]. Because self-knowledge is processed through the subjective eyes of the individual and his or her interlocutors, the self cannot be objective or factual. […] The self is not monolithic or static; it undergoes constant growth and change, adapting and bending with new experiences. Memory preserves the self through the records of events and these recollections serve to build a system of knowledge and perceptions held by the individual about the self, a unit known as the ‘self-concept’. This self-concept allows the individual a sense of security in his or her personal strengths and weaknesses, as well as a feeling of predictability about the self’s future capabilities. » (2005 : 11).
30L’auteure propose cette définition du self pour étudier la communication interculturelle en langue étrangère : elle lie non-appartenance à une communauté linguistique et culturelle, concept du self (self-concept) et self :
« Stripped of the comfortable mastery of their first language and of cultural and societal adroitness, learners in immersion environments, such as study abroad often report feeling as if those around them may perceive them to be unintelligent, lacking personality or humor, or as having the intellectual development of a small child. Accents, incorrect intonation, grammatical errors, and unsophisticated lexical choices, all a natural part of a developing linguistic system, contribute to this ‘inferior’ presentation of the individual. […] By using this new language, however, learners risk conveying an image of themselves to their conversational partners that is inferior to the self they may present in their first language » (2005 : 9-10).
31Sachant cela, deux postures sont envisageables : le locuteur non natif peut tenter de faire ressembler son self à celui qu’il ressent en langue-culture maternelle, en protégeant autant que possible sa face. Lorsqu’il est en difficulté dans la gestion de l’intercompréhension, il rassemble tous les indices, tous les moyens à sa disposition et tente sa chance sur une réaction la plus plausible possible. Son comportement est aussi éloigné qu’il le peut de la recherche d’aide et d’assistance. Au contraire, il peut profiter de ce statut de faiblesse et se faire réexpliquer, obtenir une aide conséquente, éventuellement se faire guider dans des locaux ou en profiter pour tenter de tisser des liens sociaux durables avec son partenaire.
32Ces mêmes comportements peuvent être dus à un autre critère lié à la personnalité de l’interactant : sa confiance en lui, en lien avec son statut de locuteur non natif (la L2 self-confidence Macintyre, Clément, Dörnyei, Noels 1998), peut être accrue ou affaiblie, et peut être encore modifiée par les circonstances de l’interaction (la state self-confidence). Par exemple, Kasper (1997, p. 349) rapporte le fait que les apprenants d’anglais mettent en œuvre des actes de langage plus menaçants pour leur face que les locuteurs natifs dans leur gestion de l’intercompréhension (prise en charge supérieure de la responsabilité des difficultés, offres de compensation plus importantes, plaintes plus longues, formulations plus explicites, etc.).
Figure 6 : Critères liés à la personnalité du locuteur impactant ses choix stratégiques
- 11 Un acte de langage indirect est un acte donné formulé par le recours à la formulation caractéristiq (...)
33Lorsque l’interactant a décidé de se focaliser sur la qualité de l’intercompréhension, de nombreux moyens s’offrent à lui. Cependant, en langue étrangère, la tâche est plus ardue car l’input est plus réduit, le répertoire est plus limité, et son emploi plus incertain. Ainsi, dans notre corpus, nous avons constaté un écart entre les comportements des locuteurs non natifs avec celui des natifs : davantage de descriptions négatives de l’état de leur hypothèse (« je ne comprends pas ») et moins de formules ouvrantes, du type « comment » et « pardon », et de formulations indirectes11 des actes de langage (Searle 1979). Leurs mises en mots sont ainsi plus explicites et plus menaçantes pour leur propre face, au moins dans les niveaux de compétence en langue inférieurs au niveau B2.
34En résumé, certains paramètres de choix de la stratégie à adopter sont objectifs (les enjeux d’une haute qualité d’intercompréhension et le temps disponible pour atteindre ce niveau de qualité), d’autres sont subjectifs (liés à la gestion des faces des différents interactants et/ou à la personnalité du locuteur). Enfin, la mise en mots dépend également du niveau de compétence en langue du locuteur et de sa confiance dans ce niveau de compétence (engrangée par la quantité d’input reçue pour un item linguistique donné).
35Certains savoirs et savoir-faire sont utiles pour maitriser la gestion de l’intercompréhension en interaction exolingue. Afin d’être tout à fait performant dans cette gestion, il est nécessaire que l’apprenant-interactant, en tant que locuteur, apprenne à adapter sa production à son interlocuteur pour lui faciliter la tâche de l’interprétation, et en tant qu’interlocuteur, apprenne à gérer la construction de ses hypothèses d’interprétation. Ce deuxième point est abordé dans notre travail doctoral (Oursel 2013). Ici, nous développons exclusivement les compétences à développer pour gérer l’intercompréhension. Cela leur permet d’apprendre à limiter les malentendus et à désamorcer les chocs culturels et les tensions, à gérer avec davantage de finesse les faces des participants et à participer plus activement à la co-construction et à la qualité de l’intercompréhension.
36Pour que l’interactant puisse gérer l’intercompréhension, il lui faut évaluer la qualité de son hypothèse d’interprétation au regard du projet d’écoute qu’il a précédemment établi. En effet, une hypothèse d’interprétation n’a pas besoin d’être jugée stable, complète et fiable pour que l’interactant puisse réagir. Dans l’interaction, le projet d’écoute vise généralement à ce que le participant puisse réaliser l’activité en cours : il n’a pas pour objectif de comprendre absolument tout parfaitement (cela est-il d’ailleurs même envisageable ?), mais de parvenir à l’achèvement de l’activité. Il identifie donc la raison pour laquelle il a besoin d’interagir (à un niveau macro – celui de la transaction ou de l’activité –, à un niveau méso – celui de l’échange – et à un niveau micro – celui du tour de parole ou de l’action), ce qui constitue son projet. Par exemple, un usager va voir l’écrivaine publique pour effectuer une déclaration d’incendie à son assurance automobile (projet macro) ; il expose la situation à l’écrivaine publique pour qu’elle puisse rédiger la déclaration (projet méso) ; il corrige l’hypothèse selon laquelle l’incendie a eu lieu deux ans auparavant pour que son hypothèse interprétative corresponde aux faits (projet micro), ce qui est nécessaire pour qu’elle rédige la déclaration, ce qui est nécessaire pour qu’il effectue les démarches auprès de l’assurance. Il n’est pas utile que les deux interactants ressentent tout au long de l’échange une satisfaction totale vis-à-vis de leur(s) hypothèse(s) interprétative(s). En revanche, il leur faut estimer si elles sont suffisantes pour réagir adéquatement. Il leur faut également estimer les enjeux d’un ralentissement provoqué par un retour en arrière (pour améliorer ou pour vérifier une hypothèse, ou pour chercher de l’assistance), ceux d’une poursuite vers l’avant, grâce à une hypothèse convaincante ou malgré une hypothèse jugée insuffisante, ou ceux d’un changement thématique, coopératif ou non-coopératif.
- 12 Par exemple, l’échec porte-t-il sur la compréhension de la production orale donnée à interpréter, o (...)
37L’évaluation de l’hypothèse d’interprétation n’est pas déterminante dans la décision de la direction choisie. Elle n’en est pas moins une étape cruciale. Nous constatons pourtant dans les pratiques pédagogiques actuelles que l’entrainement de ce processus cognitif ne constitue que trop rarement un objectif pédagogique. En effet, les activités relatives à la « compréhension orale » en cours de langue étrangère tournent bien souvent à l’exercice de questions-réponses, voire de questions à choix multiples. L’apprenant se trouve dans une situation binaire : soit il trouve une réponse jugée valable par l’enseignant, soit il échoue dans le travail de compréhension. Ces activités soulèvent pourtant de nombreux problèmes méthodologiques qui n’ont pas lieu d’être discutés ici12. Ces types d’activités ne relèvent pas de l’entrainement mais de l’évaluation, sur un mode correct/faux ou réussi/échoué.
38Nous pensons que les apprenants peuvent gagner à se demander si leur hypothèse d’interprétation est suffisante pour qu’ils produisent une réaction vers l’avant qui les satisferait. Si oui, quelle serait leur réaction ? Sinon, que leur manque-t-il pour pouvoir réagir de manière satisfaisante ? Et comment pourraient-ils améliorer leur hypothèse interprétative ? Afin de parvenir à se poser ces questions et à y répondre, l’apprenant doit entrainer certains savoir-faire. Il peut apprendre à faire le point sur ses attentes et sur les écarts et les similitudes entre ses attentes et l’émergent, à évaluer ses attentes et l’émergent au regard de cet écart (la crédibilité et la validité de ses attentes et de son interprétation de l’émergent par exemple), à évaluer son hypothèse interprétative (est-elle certaine, vague, lacunaire ?), évaluer l’utilité d’améliorer cette hypothèse (peut-on s’en passer, quels sont les risques, quels sont les gains ?), le cas échéant, diagnostiquer les causes probables de l’insatisfaction (qualité de la production, lacunes culturelles, linguistiques, etc.).
39L’identification de ces problèmes et lacunes sert à évaluer l’importance et l’utilité de revenir sur l’hypothèse d’interprétation pour l’améliorer, et l’opportunité de poursuivre l’interaction vers l’avant. Cette évaluation aide les apprenants à prendre conscience de leur part de responsabilité (et de cette part seulement) dans la construction d’une hypothèse interprétative satisfaisante, ainsi que de leur pouvoir sur l’orientation de la conversation.
40L’interactant a à la fois la responsabilité d’évaluer son hypothèse d’interprétation concernant la production précédente, mais aussi d’évaluer la compatibilité entre son hypothèse et celle de l’autre au sujet de la production qu’il a effectuée auparavant (cf. schéma 1). Il lui faut alors glaner à travers la réaction de l’autre tous les indices lui permettant d’inférer l’hypothèse construite par cet autre et d’en comparer l’interprétation avec la sienne afin d’évaluer à quel point elles sont compatibles, et si cette évaluation est satisfaisante au regard du degré d’intercompréhension nécessaire dans l’échange en cours. Afin de mener à bien cette analyse en langue étrangère, les apprenants peuvent s’entrainer à reconstituer les grandes lignes de l’hypothèse de l’autre sur la base des indices contenus dans sa réaction, à comparer cette hypothèse avec la leur, et à évaluer les enjeux des différences entre les deux pour eux et pour l’autre.
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La réaction de l’interlocuteur peut informer sur l’état de son hypothèse : on peut apprendre à évaluer et à qualifier la (ou l’in-)satisfaction.
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Elle peut informer sur son contenu : on peut apprendre à évaluer sa validité et sa compatibilité avec la nôtre.
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Elle peut être fondée sur l’hypothèse : on peut apprendre à déduire l’hypothèse qui sous-tend la réaction.
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Elle peut être sans rapport avec l’hypothèse : on peut apprendre à interpréter ce genre de réaction.
41Pour chaque type de réaction (cf. supra, titre 4.), on peut apprendre à repérer les stratégies utilisées (orientation vers l’avant, vers la poursuite et vers la fluidité, ou vers l’arrière et vers la qualité de l’intercompréhension) et réfléchir aux priorités qui ont influencé les orientations mises en œuvre.
42Une liste d’indices d’incompatibilité (type de réaction incohérent avec la première partie de la paire adjacente, forme de la réaction insatisfaisante, réactions contradictoires, approximatives ou ambigües, non pertinentes, ou fondées sur une hypothèse interprétative jugée fausse ou lacunaire) a été dégagée (Oursel 2013). On peut apprendre à repérer et à interpréter ces indices afin de retrouver les difficultés dont ils peuvent être le symptôme (problème de perception, sur-interprétation, lacune, incertitude potentielle, etc.), et à réagir en fonction de la situation. Sachant que les locuteurs non natifs font généralement moins confiance à leur hypothèse interprétative qu’à celle de leur interlocuteur natif, ils ont tendance à remettre en question leur hypothèse sur le sens de la réaction de l’autre lorsqu’elle ne correspond pas à leurs attentes, plutôt que de supposer que l’autre avait pu produire une hypothèse insatisfaisante sur laquelle il s’est appuyé pour produire cette réaction inadéquate. S’entrainer à repérer les indices d’incompatibilité peut aider à développer la confiance en soi et l’esprit critique.
- 13 Nous nous concentrons ici sur la préparation de la réaction plutôt que sur la mise en mots, mais el (...)
43Lorsque les évaluations ont été effectuées, l’interactant doit prendre en considération l’ensemble des critères que nous avons exposés plus haut, décider de l’orientation à donner à la suite immédiate de l’interaction (parmi les trois : vers l’avant, vers l’arrière, ou changement thématique), préparer la réaction à mettre en œuvre puis la mettre en mots et l’énoncer. L’apprenant de langue étrangère peut apprendre à repérer ces orientations et à les mettre en œuvre en connaissance de cause13. Il pourra apprendre à évaluer les enjeux de l’intercompréhension et la pertinence de résoudre le problème s’il y en a un, à voir s’il est possible de résoudre le problème ultérieurement, à évaluer l’efficacité potentielle des différentes réactions possibles au regard des objectifs et des priorités, et à prendre la décision de mettre en œuvre l’une ou l’autre orientation.
44Une séquence ciblant ces objectifs pédagogiques pourra conduire à discuter des conséquences possibles d’aller vers l’arrière, de changer de thème de manière non-coopérative, ou d’agir vers l’avant. Ainsi, si l’interlocuteur manifeste une insatisfaction, son partenaire agit en fonction de cela, lui permettant de renforcer ou d’améliorer son hypothèse (selon qu’il en était plus ou moins satisfait), et d’attirer sa bienveillance de subir son impatience. S’il manifeste sa satisfaction, il maintient une image positive de lui-même et garde la fluidité de l’interaction, mais il peut aussi mettre l’intercompréhension en danger s’il fait preuve d’audace dans sa réaction. Si l’incompatibilité entre les hypothèses est perçue plus tard, il peut perdre la face et par là la confiance de son partenaire.
45Si l’interactant choisit d’orienter l’interaction vers l’arrière le temps de renforcer ou d’améliorer la qualité de l’intercompréhension, plusieurs types de réactions s’offrent à lui :
46- l’insatisfaction globale ou imprécise (« pardon ? », « je n’ai pas compris »),
47- l’incertitude (reformuler son hypothèse et la soumettre à validation, « c’est ça ? »),
48- la nécessité d’avoir des informations complémentaires pour réagir (« je vois pas pourquoi »),
49- l’étonnement (« ah bon ? »),
50- le repérage d’une incompatibilité (« ah alors c’est pas par mois qu’il est payé ? »),
51- l’ajustement de sa production en fonction des besoins de l’interprétant (« il est salarié quand même ? », « c’est pas salarié », « il est artisan », « à son compte », « donc en fait c’est pas un patron qui le paie », « c’est euh il a un revenu mais il est pas salarié », lorsque la partenaire ne connait pas les termes techniques des catégories de statuts professionnels),
52- la négociation de la valeur interactantielle d’un acte (« non, c’est, c’est là, deux mille neuf douze décembre », « ah d’accord »),
53La mise en mots de ces différents types de réactions peut faire l’objet d’un apprentissage qui rendra les apprenants plus maitres de leur image et de leur participation à la gestion de l’intercompréhension.
54Ces propositions d’objectifs pédagogiques entrent dans le cadre plus large du développement de la compétence d’interaction. Le Volume complémentaire du CECRL (Conseil de l’Europe 2018) y consacre un chapitre (interaction orale, écrite, et éléments transversaux). L’intention est louable, et les différents éléments abordés ont leur pertinence : le chapitre est divisé en deux sections, « Activités d’interaction » et « Stratégies d’interaction », elles-mêmes subdivisées avec entre autres « Interaction orale générale » (conversation, discussion informelle, réunions, obtenir des biens et des services, etc.) pour la première et avec « Tours de parole », « Coopérer » et « Faire clarifier » pour la seconde. On trouve également plus loin, dans la section sur la médiation, des descripteurs pour « Coopérer dans un groupe » (incluant « Coopérer avec ses pairs » et « Coopérer pour construire du sens ») et pour « Gérer des interactions » (p. 125 et 127). Les descripteurs fournis sont formulés en termes d’actions :
« Peut indiquer qu’il/elle suit ce qui se dit » (p. 104)
« Peut reformuler en partie les dires de l’interlocuteur pour confirmer une compréhension mutuelle et faciliter le développement des idées en cours » (p. 104)
« Peut demander des détails supplémentaires et des clarifications à d’autres membres du groupe de façon à faire avancer la discussion » (p. 105)
« Peut poser des questions à un membre d’un groupe pour clarifier un problème implicite ou mal exposé » (p. 105)
« Peut répéter en partie ce que quelqu’un a dit pour s’assurer d’une mutuelle compréhension et aider à préserver le développement des idées » (p. 125)
« Peut, en posant les bonnes questions, s’assurer que la personne à qui il/elle parle comprend ce qu’il/elle veut dire » (p. 125)
« Peut intervenir à bon escient pour recadrer un groupe sur la tâche à effectuer » (p. 127)
« Peut intervenir habilement pour recentrer l’attention des participants sur des aspects de la tâche en posant des questions ciblées et en sollicitant des propositions » (p. 127).
55La formulation en verbes d’action est un choix technique qui permet de faciliter l’évaluation de la maitrise d’une compétence. Il impose de penser la compétence du point de vue des observables qu’elle génère. Mais il nous semble que ce choix technique peut contraindre la conception de cette compétence à une vision « opérationnelle » que nous retrouvons par exemple dans la synthèse que propose Pekarek Doehler de résultats d’études sur le sujet :
« le développement de la compétence d’interaction en L2 consiste en une diversification des procédés pour accomplir des actions sociales et les coordonner mutuellement, tels que prendre la parole, initier un récit, accomplir un désaccord, clore une conversation ou passer à un nouvel épisode conversationnel. » (2019 : 5).
56Comme nous avons pu le voir avec la gestion de l’intercompréhension, les interactants ont également des décisions à prendre, des situations à identifier, des relations à gérer, etc. ; ils ont besoin de tester différentes stratégies et différents modes de communication pour découvrir lesquels conviennent à leur personnalité, à leur style, ou à leur relation avec l’autre. Les paramètres de choix relèvent de leur personnalité, de l’orientation qu’ils prennent dans leur relation à l’autre, dans la construction de leur image, des contraintes dans lesquelles ils se situent, etc. Participer à une interaction, c’est à la fois être soi-même et être avec les autres, dans la coréalisation d’une activité située, impliquant donc la coopération des interactants, la gestion des relations entre eux, et l’organisation des actions, toutes trois en adaptation permanente à l’émergent. Il nous semble donc que la compétence d’interaction telle qu’elle est étudiée a tendance à être débarrassée de ces dimensions profondément humaines, relationnelles, psychologiques, idiosyncratiques et situées. Cela est probablement dû au fait que les analyses d’interactions sont le plus souvent réalisées sur la base de transcriptions et d’enregistrements, qui ne permettent pas de capturer toute la vie du lieu et de la situation. Young, au sujet des interactions en classe, dit ceci :
« In the world beyond the classroom, the personal dispositions of students and teachers accumulated over a lifetime and sometimes longer, the power that they exert and resist in their most mundane of actions, the institutional constraints and affordances of school and public policy are contingent interactions of social life that cannot be entextualized in a transcript, and yet the classroom is the empirical location in which these social patterns and political warrants exist and are transformed. » (2014).
57Ce qu’il est difficile d’observer est difficile à étudier, puis à enseigner. Il est évidemment très heureux que les recherches sur cette compétence et sur son acquisition se développent (Pekarek Doehler et Pochon-Berger 2015, Roever et Kasper 2018, Young 2019), mais il reste du chemin à parcourir pour que nous balayions l’ensemble des composants de la compétence d’interaction dans les formations de langues étrangères.
58L’étude d’interactions exolingues a permis de mettre en œuvre des méthodes d’analyse de la gestion de l’intercompréhension dont les résultats présentent un intérêt pour la didactique des langues étrangères. Nous avons pu voir que gérer l’intercompréhension ne signifie pas toujours chercher à lui faire atteindre une certaine qualité. Au contraire, l’interactant a le choix dans les stratégies qu’il peut mettre en œuvre. Quatre focalisations sont disponibles : sur la qualité de l’intercompréhension, autrement désignée « retour en arrière » ; sur la poursuite de l’interaction (stratégie la plus fréquemment employée) ; le changement thématique par affordance, lorsque la situation s’y prête ; le changement thématique imposé, non-coopératif. Nous avons pu voir que plusieurs paramètres entrent en ligne de compte pour choisir une orientation plutôt qu’une autre. L’interactant prend en compte les enjeux d’une intercompréhension de grande qualité, le temps disponible, les effets sur sa face et sur celle de l’autre, ainsi que sur son image, son self (dépendance vs autonomie, confiance déficiente vs confiance excessive).
59L’apprenant de langue peut développer certaines compétences pour avoir davantage la maitrise de sa communication en situation exolingue : il peut apprendre à évaluer plus précisément la qualité de son hypothèse d’interprétation au regard de ses besoins et de son projet, la compatibilité entre son hypothèse et celle de l’autre au sujet d’une production qu’il a effectuée précédemment, il peut apprendre à prendre en considération les différents critères de décision afin d’agir de manière éclairée, et s’il choisit d’appliquer une stratégie d’amélioration de la qualité de l’intercompréhension, il peut apprendre à réagir de la manière la plus coopérative possible, en produisant une réaction facilitante pour le partenaire.
60Ces propositions didactiques ont déjà fait l’objet de quelques mises en œuvre, hors protocole scientifique, et une application plus systématique et paramétrée permettrait de recueillir l’avis d’apprenants sur leur perception du développement de cette compétence, jusqu’ici fort peu abordée dans l’apprentissage, alors que les études sur l’acquisition de la compétence d’interaction commencent à se multiplier.