• 1 Les fonctions, titres et occupations sont indiqués au masculin mais doivent être compris pour désig (...)
• 2 Discours de Jeremy Corbyn à Glastonbury, samedi 24 juin 2017, en ligne : https://www.independent.co (...)

1Le festival de musique de Glastonbury est sans conteste l’un des plus célèbres festivals de musique au monde et accueille chaque année artistes de légendes et stars du moment. Lors de l’édition de 2017, une anomalie particulièrement notable est venue se glisser dans la programmation. Entre les noms de Craig David et Run the Jewels, figurait celui de Jeremy Corbyn. En milieu d’après-midi, le leader du Parti travailliste se présentait devant une foule de plusieurs milliers de festivaliers1 et prononçait un discours à destination des jeunes, de « ceux qui en ont marre d’être dénigrés, qui en ont assez qu’on leur dise qu’ils ne comptent pas, qu’ils ne participent jamais, et qui n’en peuvent plus qu’on leur dise que leur génération paiera davantage pour son éducation, sa santé, ses retraites et tout le reste »2. Une fois son discours achevé, la foule commença à l’acclamer et entonna en chœur « Oh Jeremy Corbyn » sur l’air de la chanson « Seven Nation Army » des White Stripes.

• 3 Selon, par exemple, les données de Tim Bale, Paul Webb et Monica Poletti, Footsoldiers: Political P (...)
• 4 Selon les données de l’institut de sondage YouGov, disponibles en ligne : https://yougov.co.uk/poli (...)
• 5 Sarah Pickard, Politics, Protest and Young People: Political Participation and Dissent in 21st Cent (...)
• 6 James Sloan, Matt Henn, Youthquake 2017: The Rise of Young Cosmopolitans in Britain, Cham: Springer (...)

2Cet épisode est un exemple parmi bien d’autres de l’enthousiasme étonnant qu’a suscité auprès de la jeunesse britannique J. Corbyn, un soixantenaire peu charismatique qui a fait toute sa carrière à la Chambre des Communes. Voir un homme politique célébré dans un de ses meetings est une scène relativement banale, mais que cela se produise lors d’un festival de musique représente un phénomène bien plus original. Il faut toutefois le replacer dans son contexte : Glastonbury se déroule en 2017 quelques semaines après les élections générales qui ont eu lieu en juin. Partant d’un fort déficit d’intentions de votes dans les sondages au moment de l’annonce de l’élection, le Labour Party, après avoir doublé son nombre d’adhérents entre 2015 et 20173, était parvenu à remonter la pente au gré d’une campagne intense et dynamique pour finir au coude-à-coude avec les conservateurs et les priver ainsi de majorité absolue à la Chambre des Communes. Les statistiques tirées de cette élection sont éloquentes. La participation des 18-24 ans a augmenté d’une quinzaine de points entre 2015 et 2017, et plus de 60 % d’entre eux ont voté pour le Parti travailliste de J. Corbyn4, faisant de l’âge l’une des variables les plus déterminantes de ce vote. Le terme de « Corbynmania »5 a alors émergé dans des publications journalistiques et universitaires pour décrire cet engouement, ainsi que celui de « youthquake »6, en référence à un mouvement artistique et culturel des années 1960 qui prenait son inspiration dans la jeunesse. Tous ces éléments traduisent la capacité du Parti travailliste de J. Corbyn à parler aux jeunes et à leur donner envie de s’intéresser à la politique.

• 7 Mise en évidence dans Peter Mair et Ingrid van Biezen, « Party Membership in Twenty European Democr (...)
• 8 Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris : Flammarion, 2012. Voir également Pe (...)
• 9 Keir Milburn, Generation Left, Cambridge: Polity, 2019 ; LABICA, Thierry, L’hypothèse Jeremy Corby (...)
• 10 Michael Chessum, This is Only the Beginning: The Making of a New Left, From Anti-Austerity to the F (...)
• 11 Organisation de soutien à Corbyn créée en 2015 à l’issue de sa campagne au leadership.

3Alors qu’on disait les jeunes générations désintéressées par les formes traditionnelles du jeu politique, cette vague de soutien à un parti politique se place à rebours de son époque. Elle vient questionner des théories devenues dominantes dans les dernières années, qui s’appuient sur les données électorales et la baisse généralisée des effectifs des partis politiques européens7 pour énoncer, si ce n’est une crise, au moins une transformation des démocraties occidentales vers un modèle de « démocratie du public » venant supplanter un modèle de « démocratie des partis »8. Pour expliquer cette anomalie, divers ouvrages produits par des universitaires9 comme des acteurs du parti10 ont souligné la dimension générationnelle du phénomène, évoquant la convergence vers le parti et en particulier vers l’organisation Momentum11 d’une génération de jeunes gens ayant grandi pendant la crise de 2008 et s’étant politisés au sein de mouvements protestataires et sociaux. Ces auteurs affirment que cette génération aurait trouvée en J. Corbyn un relai de ses revendications, et au sein de Momentum un écho de ses pratiques de mobilisation.

• 12 Sarah Pickard présente une synthèse assez complète de ces travaux dans le dixième chapitre de son o (...)
• 13 Florence Haegel, “Parties and Party systems: Making the French Sociocultural Approach Matter”, in R (...)
• 14 A quelques exceptions, par exemple la thèse de Claire Breniaux sur les jeunes membres du Scottish N (...)

4Toutefois, au-delà de ces théories, peu de travaux ont interrogé les modalités concrètes d’implication de cette génération au sein du Parti travailliste et de Momentum sous J. Corbyn. La littérature académique a principalement abordé cette question sous un angle macro, soulignant soit l’ampleur du soutien des jeunes au parti, soit les facteurs structurels qui les ont conduits à être sensible à son programme, à ses campagnes électorales, ou à la personnalité de son leader12. Des recherches s’intéressant au niveau micro aux jeunes ayant rejoint le parti, à leurs parcours, à leurs pratiques et leur culture militante font toujours défaut. Faut-il en déduire que l’afflux assez conséquent de cette génération au sein du parti n’a exercé aucune influence sur l’identité du Labour et les modalités du militantisme en son sein ? Cette absence est au contraire attribuable à une tendance de la littérature anglophone sur les partis politiques à déconsidérer les études qualitatives des militants13, et à une tendance récente de la sociologie de la jeunesse à concevoir l’implication des jeunes dans les partis comme un fait minoritaire et daté14. Cet article entend dès lors explorer quelques pistes afin de combler ces lacunes.

• 15 Citation tirée du site https://theworldtransformed.org/, consulté le 5 octobre 2024.

5Dans cet objectif, le festival The World Transformed (TWT) a été choisi comme point d’entrée. Créé en 2016 par des jeunes militants proches de Momentum, il se déroule tous les ans en parallèle du Congrès annuel du parti, dans la même ville et à la même date. Son objectif, selon son site internet, est de former « un espace au sein duquel les idées peuvent être échangées librement et développées collectivement »15. Sur quatre jours, il organise des panels et des débats intellectuels aussi bien que des soirées dansantes, des jeux, des activités sportives ou du théâtre, réunissant des syndicalistes, des activistes des mouvements sociaux, des militants et sympathisants du Labour, mais aussi des parlementaires de différents partis, des intellectuels et des figures culturelles de gauche. Initialement conçu comme un événement national, le format du festival a été reproduit localement dans diverses régions et villes du pays, notamment à Bristol depuis 2019.

• 16 Olivier Fillieule, « Carrière militante », in Olivier Fillieule, Lilian Mathieu, Cécile Péchu (dir. (...)

7Pour répondre à cette question, l’article s’appuie d’abord sur des données qualitatives recueillies par ses auteurs lors de séances d’observations participantes des festivals TWT de 2018, 2019 et 2021, et du festival Bristol Transformed (BT) en 2022, sur des statistiques concernant les activités et les intervenants des éditions du festival national de 2018 et 2019 qui ont été codées à partir du programme de ces éditions, ainsi que sur des entretiens semi-directifs effectués avec deux personnes impliquées dans l’organisation du festival à l’échelon national. Cette approche vise à comprendre, analyser et objectiver le fonctionnement du festival. L’article emploie ensuite une méthodologie basée sur les récits de vie qui a pour objectif de replacer l’engagement partisan dans le cours des « carrières militantes »16 d’acteurs proches du festival, et ce, afin de comprendre les modalités d’engagement qui émergent dans ce cadre spécifique. Il exploite pour cela des entretiens biographiques recueillis auprès de trois participants du festival, qui ont également participé à l’organisation de l’édition locale de Bristol. Ces trajectoires ont été sélectionnées pour exemplifier chacune l’un des trois types de parcours d’engagement identifié par les auteurs.

• 17 Sarah Pickard, Politics, Protest and Young People: Political Participation and Dissent in 21st Cent (...)
• 18 Janet Newman & Evelien Tonkens (eds), Participation, Responsibility and Choice: Summoning the Activ (...)
• 19 Daniel Pécaut, « Violence et politique : quatre éléments de réflexion à propos de la Colombie », Cu (...)

9Ainsi que cela a été évoqué en introduction, le désintérêt des générations récentes pour les formes conventionnelles (et notamment partisanes) d’implication politique est une tendance lourde des démocraties occidentales. Cela signifie-t-il toutefois que les jeunes ont complètement délaissé l’engagement ? Bien au contraire, diverses recherches se sont appliquées à identifier les nouvelles formes de cultures et de pratiques d’engagement qui caractérisent ces générations. Sarah Pickard emploie ainsi l’expression de « Do-It-Ourselves Politics » pour désigner ces formes de participation « qui opèrent en dehors des institutions politiques traditionnelles, à travers les initiatives politiques et les choix de vie »17. Cela rejoint les thèses développées dans un ouvrage collectif coordonné par Janet Newman et Evelien Tonkiens, qui montrent l’apparition de générations de « citoyens-activistes », « capables de renverser les discours dominants et d’apporter leurs propres définitions de la citoyenneté aux stratégies de mobilisation » 18. Selon ces travaux, l’engagement des jeunes relève de logiques différentes de celui de leurs aînés. Autrement dit, ces types d’engagement générationnels s’inscrivent dans différentes « cultures politiques », qu’on définira ici comme des « phénomènes de sociabilité politique et d’adhésion à une même lecture du réel, qui définissent une pré-interprétation de la logique sociale qui en retour commande l’intelligibilité des rapports sociaux »19. La culture politique des plus jeunes, selon ces études, est à la fois plus individualiste mais aussi plus active, plus prompte à développer ses propres pratiques et davantage ancrée dans une visée protestataire.

• 20 Keir Milburn, Generation Left, op cit.
• 21 Paolo Gerbaudo, The Mask and the Flag: Populism, Citizenism and Global Protest, London: Hurst & Com (...)
• 22 Philippe Juhem, « Effets de génération », in Olivier Fillieule, Lilian Mathieu, Cécile Péchu (dir.) (...)
• 23 Idem.
• 24 Donatella della Porta, Joseba Fernandez, Hara Kouki et Lorenzo Mosca, Movement parties against aust (...)

10En particulier, la génération qui naît dans les années 1990 et grandit durant la guerre en Irak, les mandats de Tony Blair et la crise financière de 2008, a été liée de façon récurrente à la vague de mouvements anti-austérité ayant émergé durant les années 2010. Keir Milburn parle à son propos d’une « génération de gauche »20 et Paolo Gerbaudo montre qu’elle se caractérise notamment par des méthodes d’action directe, des systèmes de décision par consensus et une utilisation intensive des réseaux sociaux21. Ces recherches s’inscrivent dans la continuité des théories de sociologie des mouvements sociaux qui identifient des « effets de génération »22, c’est à dire « des événements particuliers vécus plus spécifiquement ou plus intensément par une classe d’âge donnant à ses membres des représentations convergentes et des attitudes spécifiques »23. Ces mêmes travaux, ainsi que d’autres comme ceux développés par Donatella della Porta et ses collègues dans un ouvrage collectif, lient cette vague de mouvements sociaux à l’apparition dans les années 2010 de divers « partis-mouvements anti-austérité »24 à travers l’Europe. Ils se penchent sur la manière dont ces structures ont été conçues pour porter la voix de ces mouvements dans l’arène électorale, offrant ainsi à cette génération une voie d’engagement dans la politique traditionnelle qui fait écho à leur culture politique. L’arrivée de J. Corbyn à la tête du Parti travailliste y est régulièrement présentée comme l’incarnation britannique de ce phénomène.

• 25 Stephen Bush, « 25 campaign groups and activists back Jeremy Corbyn for Labour leader », New States (...)

11Le Parti travailliste est cependant une organisation ancienne et traditionnelle qui possède sa propre culture qui ne ressemble pas aux partis-mouvements tels que Podemos ou le Mouvement Cinq Étoiles. Il dispose de son propre fonctionnement et ses propres règles rigides qui n’ont que peu de choses à voir avec l’organisation plus fluide d’un mouvement social. Comment a-t-il alors pu devenir un cadre d’engagement attractif pour des jeunes militants issus de ces mouvements anti-austérité ? Rappelons en premier lieu que l’arrivée de J. Corbyn à sa tête a été le théâtre d’un rapprochement entre le parti et les acteurs protestataires. Ce rapprochement était d’abord idéologique, dans la mesure où J. Corbyn s’était fait l’écho des revendications anti-austérité de ces mouvements. Mais il s’incarnait aussi dans un ensemble de relations tissées entre des acteurs du parti et de la protestation sociale. La présence d’acteurs des syndicats à des postes clés de l’organisation entre 2015 et 2020, tels que Karie Murphy, directrice de cabinet de J. Corbyn entre 2016 et 2020, ou Jennie Formby, secrétaire générale du parti entre 2018 et 2020, en est un exemple. Cette proximité concernait aussi plus directement les mouvements sociaux. J. Corbyn, militant historique des mouvements contre la guerre en Irak et soutien affiché des mouvements anti-austérité, a notamment été soutenu lors de son élection à la direction du parti par vingt-cinq représentants de campagnes et de mouvements sociaux25.

• 26 Réalisé sur Zoom le 4 août 2022.
• 27 Dans les jours qui ont suivi le référendum du Brexit en 2016, la majeure partie du shadow cabinet d (...)

13Le festival a été conçu en premier lieu par des personnalités plutôt éloignées des instances partisanes. Deborah Hermanns, précédemment évoquée, en a été organisatrice dès ses débuts. Lors d’un entretien26, elle décrit la création du festival, fruit d’une division du travail fortuite au sein de Momentum, produite par le contexte de la deuxième élection au leadership en 201627. Alors que l’idée d’un festival provenait d’acteurs plus institutionnels de Momentum et du parti, ceux-ci se retrouvent embarqués dans la campagne pour la réélection de J. Corbyn, laissant la place à des jeunes volontaires pour s’impliquer dans l’organisation de TWT. L’organisation du festival avait alors échu à un groupe de six personnes qui travaillaient dans la même pièce que ceux qui organisaient la campagne du leadership de J. Corbyn. Toutefois, nous dit-elle, le groupe travaillant sur TWT se sentait comme « les enfants travaillant dans un coin pendant que les adultes, eux, travaillaient sur la campagne ». Cela signifie notamment qu’ils étaient laissés à eux-mêmes, très autonomes, et donc qu’ils pouvaient être très créatifs, mais aussi que TWT n’était pas, à l’époque, considéré comme relevant des activités « adultes » liées au parti. Cette terminologie, qui lie âge et division du travail politique, est très représentative du décalage culturel existant entre les anciens militants et les plus jeunes.

• 28 Florence Faucher-King, « La « modernisation » du parti travailliste, 1994-2007 », Politix, vol. 81, (...)
• 29 Id., 133.

18Le Congrès est en effet connu pour être essentiellement un événement médiatique où peu de décisions sont vraiment prises28. Auparavant organe de décision souverain du parti, il a évolué, notamment sous Tony Blair, en « foire-exposition »29, dont l’objectif principal, selon Florence Faucher, est de soigner l’image du parti auprès des médias et de donner une légitimité à la parole du leader. À l’inverse, le festival est conçu par ses organisateurs comme un endroit où des idées peuvent être discutées et débattues, et comme un endroit où l’on s’amuse et où l’on prend plaisir à être ensemble.

• 30 Notes d’observation. Cela peut, au passage, également constituer un repoussoir pour certains milita (...)

19Les événements culturels et artistiques prennent dès lors une place importante dans le programme du festival. En 2018, 12 % de l’ensemble des sessions appartenaient à cette catégorie. L’objectif est de favoriser une certaine sociabilité autour de références musicales, cinématographiques, culturelles, partagées entre les participants. Du fait de l’âge des organisateurs, cette sociabilité correspond principalement à celle de jeunes adultes. Les fêtes et les soirées jouent ainsi un rôle central. Les propos recueillis auprès des participants révèlent que ce sont souvent les moments considérés les plus importants par les jeunes militants, car c’est principalement dans ce cadre que la sociabilité s’effectue, souvent sous l’influence de l’alcool30. Pour les organisateurs, le raisonnement sous-jacent est que ces moments, et les rencontres qu’ils impliquent, motivent les participants à rester pour des sessions plus « sérieuses » de formation militante et d’éducation politique, ou pour des sessions sur des débats stratégiques ou de politiques publiques. En outre, ces moments ne sont pas complètement dépolitisés, ils sont majoritairement pensés en lien avec le parti ou les mouvements sociaux. Le traditionnel pub quiz du festival est par exemple animé par Ed Miliband, ancien leader du parti, et porte sur l’histoire du parti et sur l’actualité politique. De même, des films de Ken Loach y sont diffusés, souvent suivis d’une discussion avec le réalisateur.

• 31 Les citations qui vont suivre sont extraites d’un entretien biographique réalisé avec Shona le 23 m (...)

23Shona est originaire de la communauté protestante d’Irlande du Nord. Fille de missionnaires et linguistes, elle a grandi principalement en Afrique de l’Ouest, notamment au Mali, où ses parents ont été affectés en tant que traducteurs de la Bible. Élevée dans la religion, elle affirme s’en être détachée depuis. Ses grands-parents étaient engagés dans des partis nord-irlandais, d’un côté dans le Democratic Unionist Party (DUP), le parti protestant traditionnel et conservateur de ce pays, et de l’autre dans Alliance, un parti libéral, unioniste et non confessionnel. Pourtant, selon elle, peu de discussions à la maison étaient consacrées à la politique, et ce en raison de « l’histoire politique difficile de l’Irlande du Nord »31. C’est uniquement quand elle entre à l’université qu’elle devient consciente du clivage gauche/droite : « en Irlande du Nord, le spectre politique est très unioniste/républicain, il n’y a pas beaucoup de discussions gauche/droite ». Diplômée de théâtre et médias à l’université de York, elle s’installe un moment à Londres avant d’emménager à Bristol avec son compagnon pour suivre une formation professionnelle de travailleuse sociale. Pour elle, ce métier l’a surtout « beaucoup exposé aux structures profondes et horribles des inégalités sociales ».

• 32 Les citations qui vont suivre sont extraites d’un entretien biographique réalisé avec Isaac le 26 a (...)
• 33 Organisation politique créée en 2013 pour coordonner les campagnes anti-austérité au Royaume-Uni.

25Isaac est originaire du sud du pays de Galles et a grandi dans les environs de Cardiff. Sa mère est infirmière et son père travaille pour la BBC. Bien qu’il considère que sa famille n’était pas particulièrement politisée, il note cependant que le chien s’appelait Trotsky et qu’une poule se prénommait Rosa Luxemburg, reflétant ainsi un « communisme ambiant »32. Jusqu’à sa majorité, il ne s’engage pas réellement en politique : « J’avais toujours des opinions politiques très fortes, mais je ne savais pas vraiment quoi en faire ». Il étudie la littérature anglaise à l’University of Western England, à Bristol. En première année de licence, il remarque l’affiche d’un événement intitulé « Qu’est-ce que le Socialisme ? », et se dit : « Je me considère ‘socialiste’, je devrais y aller ». Il se rend alors à cet événement et rejoint le groupe trotskiste qui l’organise. Actif en particulier dans l’organisation People’s Assembly Against Austerity33, il admet qu’il « n’avait pas beaucoup lu Trotsky », et raconte avec humour qu’après l’avoir lu, il s’est dit : « Je ne suis pas forcément sûr que ce que nous faisons est en rapport avec ce qu’il raconte ». Après sa licence, il travaille dans une coopérative pendant plusieurs années, avant de s’engager dans un master à l’Université de Cardiff en communication politique. À la suite d’une grève à l’université qu’il contribue à organiser, il est embauché par le syndicat de l’enseignement supérieur, UCU, où il travaille toujours au moment de l’enquête.

• 34 En 2016, dans le contexte d’une nouvelle élection interne, les nouvelles adhésions sont scrutées de (...)

26Isaac décrit son attitude envers le Parti travailliste avant l’élection de J. Corbyn de la manière suivante : « Je pensais ‘je ne voterai jamais pour eux, je suis anti-austérité’ ». Son attitude change en 2015. Il assiste alors à plusieurs meetings de J. Corbyn dans le cadre de la première élection au leadership en 2015, et entreprend d’en organiser un lui-même à Bristol. Il est impressionné par le discours anti-austérité du sexagénaire. À ce moment-là, il quitte le groupe trotskyste auquel il appartenait pour s’investir dans le mouvement pro-Corbyn. Il se dit pourtant « reconnaissant envers eux » et estime qu’il a reçu une bonne formation politique au sein de ce groupe. Il essaye de rejoindre le Parti travailliste pour la première fois lors de l’élection à la direction du parti de 2016, mais est rejeté pour avoir « tweeté en soutien au Parti Vert dans le passé »34. Il parvient enfin à le rejoindre en 2017, après un changement dans la présidence de sa section locale (Bristol West). Dans son cas, c’est sa sensibilité politique déjà bien identifiée à la gauche radicale qui le prédispose à rejoindre le Parti travailliste lorsque celui-ci vire à gauche sous J. Corbyn. Ex-trotskyste et militant syndical, il estime que sa décision d’adhérer « venait de ce type de conviction, de sentir que le Parti travailliste était un gouvernement en attente ». Il y trouve un cadre d’engagement qui correspond à ses idées, et qui, contrairement aux précédents groupes auxquels il a appartenu, s’inscrit dans une organisation politique de masse qui prétend au pouvoir.

• 35 Les citations qui vont suivre sont extraites d’un entretien biographique réalisé avec Louise le 18 (...)

27Louise est originaire de Bristol. Ses parents, des généticiens qui travaillent pour le NHS, ont toujours voté Labour et son père était un représentant syndical. Sa mère est croyante, catholique, et cela constitue « l’enracinement de sa perspective politique »35. Elle a suivi des études de philosophie à l’Université de Sheffield, où elle a lu « beaucoup de théorie anarchiste », et « traînait avec des producteurs de théâtre et des artistes ». Elle décrit son milieu comme étant « globalement de gauche ». Après sa licence, elle multiplie les postes : chargée de la communication pour son université, serveuse dans un café et gardienne d’une église méthodiste. Pendant son master, elle s’engage dans une association alimentaire, un café communautaire basé sur la récolte des surplus alimentaires. En 2016, cela conduira à la formation d’une structure nommée National Food Service (NFS), au sein de laquelle elle travaille au moment de l’enquête.

• 36 Sauf mention contraire, les citations qui vont suivre sont extraites des entretiens réalisés avec I (...)

31L’angle de la formation et de l’éducation des nouveaux militants aux structures et au fonctionnement du parti est le premier élément qui est mentionné par les acteurs lorsqu’ils décrivent leur décision de concevoir le festival BT. La motivation principale d’Isaac était que « les gens soient aussi compétents et formés que possible » 36pour avancer dans la prise des « leviers de pouvoir » du parti. Il était conscient, en tant qu’ex-militant trotskyste, disposant d’un capital militant préalable et d’un réseau dans les milieux de la sphère politique traditionnelle, que les centaines de milliers de personnes qui avaient adhéré au parti ne se concrétisaient pas en « 500,000 personnes en train de faire des choses partout dans le pays ». Dans les faits, il considère que « beaucoup de cette énergie était diffuse ». Il ajoute ceci : « il y avait de plus en plus de monde qui se disait ‘socialiste’ mais, alors, qu’est-ce que tu fais exactement ? C’est quoi ta praxis ? ».

• 37 Instance réunissant les grands syndicats britanniques.

32Selon lui, le festival a alors servi à « impliquer les gens dans des choses ». Par exemple, il précise que « l’école syndicale de Bristol a été fondée à travers Bristol Transformed et financée par le Trades Union Congress37. Elle enseigne les bases du syndicalisme lors de séances et de cours ». Il s’agissait de pouvoir créer « un espace pour dire aux gens ‘tiens, il y a quelque chose que tu peux faire : vas là-bas, ils vont te mettre au boulot’ ». Il notait aussi une tendance parmi les nouveaux militants à « vouloir réinventer la roue », et « recommencer tout à partir de zéro ». Il s’agissait donc de montrer comment l’engagement politique en faveur de diverses causes pouvait s’inscrire dans le cadre et l’histoire du parti :

• 38 Daniel Gaxie, « Économie des partis et rétributions du militantisme », Revue française de science p (...)
• 39 Id.
• 40 Brochure Bristol Transformed 2019.

34Dans le cas plus spécifique de Shona, l’organisation du festival et son engagement au sein du parti et de Momentum lui fournissent une éducation et une socialisation militante. Elle y acquiert un capital militant et un réseau qui lui permettent de gravir les échelons au sein de Momentum jusqu’au comité national et d’être sélectionnée comme candidate travailliste aux élections locales. Sa trajectoire est illustrative des « effets surgénérateurs »38 de l’engagement, ainsi que cette citation d’entretien l’illustre : « Des gens m’ont dit, tu devrais te présenter, et ça m’est apparu comme quelque chose que je pourrais bien faire ». Elle obtient ainsi de plus en plus de « rétributions »39 de son engagement. Dans le cadre de sa reconversion militante, le parti et le festival lui servent de passerelle vers des positions de pouvoir. C’est dans cette logique qu’en 2019, le festival organise des ateliers de formation pour apprendre à « parler en public » et à « bien utiliser les réseaux sociaux »40. Les personnes formées lors de cet atelier y acquièrent des compétences cruciales pour être candidat à une élection.

• 41 Brochure Bristol Transformed 2022.
• 42 En 2021, le festival n’a pas eu lieu à cause de la pandémie de Covid-19.
• 43 Brochure Bristol Transformed 2022.

35En ce qui concerne Louise, sa « passion principale » a toujours été le travail qu’elle faisait avec le service d’alimentation national (NFS). Elle n’a jamais cherché à obtenir des rétributions de son militantisme et ne s’est pas engagée dans des positions formelles ou des candidatures électorales au sein du parti, continuant tout de même à soutenir ses camarades lors des réunions de section. Elle estimait que cela l’aurait « détourné de [son] travail avec le NFS ». Elle s’implique dans le festival car elle y voit un espace où il est possible d’amener les sujets liés à l’alimentation dans le cadre des propositions discutées dans les marges de l’espace partisan. Sous son impulsion, en 2022, le festival organise un événement intitulé The food system is broken où divers intervenants discutent « de solutions pour créer un monde où l’alimentation est durable et accessible à tous »41. En outre, en 2020 et en 202242, le NFS organise un repas gratuit ouvert à tous les participants du festival pour sensibiliser à la question de « l’alimentation comme service public »43. Pour elle, le sens de son engagement est le suivant : « Je croyais vraiment qu’on pouvait gagner, et je pensais que cela voudrait dire qu’il y aurait un appétit beaucoup plus fort pour un service national d’alimentation », car le leadership de J. Corbyn avait produit un contexte où « on pouvait parler de la nationalisation des industries comme quelque chose de réel et tangible, que les gens comprenaient et que les gens voulaient ». Elle est ainsi fière que son travail ait participé à inscrire le « droit à l’alimentation » dans le manifeste du parti en 2019. La multi-positionnalité de Louise, caractérisée par un engagement dans une cause spécifique et un engagement dans le parti, l’amène à concevoir le festival comme une plateforme servant à promouvoir sa cause dans un cadre politique institutionnel.

• 44 Publication historique de la gauche travailliste, fondée en 1937 et détenue depuis 2018 par le maga (...)

36Isaac voit quant à lui le festival comme un outil. Sa première motivation est idéologique, il conçoit BT comme un cadre permettant de former davantage de gens au syndicalisme et aux idées socialistes. Pour lui, la question de l’éducation politique devrait s’associer d’abord à une formation au fonctionnement des institutions politiques. Il organise ainsi, lors du festival et également ponctuellement pendant l’année, un groupe de lecture du magazine Tribune44. Cette vision s’incarne également dans des sessions du festival orientées autour de sujets historiques. L’une d’entre elles, organisée en 2020, est intitulée « L’histoire du socialisme : Ce n’est pas notre premier rodéo ». Isaac considère que l’engagement en faveur de différentes causes ne peut avoir d’effets réels que s’il est articulé à une pensée plus systématique du changement social et politique. Il a ainsi une vision plus utilitariste, d’inspiration marxiste, de l’hybridité de cet espace et de l’ouverture aux mouvements sociaux, qui doit selon lui servir en définitive à créer de nouveaux rapports de force concrets au sein des institutions politiques.

• 45 Les élections locales prévue pour 2020 ont été reportées en 2021 à cause de la pandémie mondiale du (...)

40Shona perd les élections locales auxquelles elle est candidate en 202145. À la fin de 2022, elle décide de quitter le Labour et de rejoindre les Verts ; elle quitte également Momentum. Le Parti travailliste ne représente alors plus un espace dans lequel son projet politique personnel est réalisable, et où son profil hybride est valorisé. Cependant, les compétences et le capital militant qu’elle a accumulés à travers son engagement à Bristol lui ouvrent de nouvelles opportunités en lui permettant de se faire sélectionner comme candidate au sein d’une autre organisation partisane, les Verts, tout en restant membre du comité d’organisation de BT.

• 46 Isaac Kneebone-Hopkins, « After the party was over: looking back at the World Transformed », The Mo (...)

45Dans la conjoncture post-Corbyn, le rapport privilégié du festival avec le Parti travailliste est remis en question. L’édition nationale (TWT) continue d’être organisée en parallèle du congrès du parti entre 2020 et 2023, mais en 2024 la décision est prise de découpler ces deux événements. Ceci représente une rupture symbolique importante dans la mesure où cela reflète un éloignement entre le festival et la sphère des institutions politiques. Les mutations qui se produisent localement à Bristol pendant cette période s’inscrivent également dans cette trajectoire. Ce découplage représente pour Isaac « la fin d’une ère » dans la mesure où cet espace hybride devient, en fin de comptes, « détaché de son intention première »46.

• 47 Telles qu’Aaron Bastani, Grace Blakeley, Dalia Gebrial, personnalités médiatiques connues à l’échel (...)

46Une première mutation dans l’organisation du festival pendant cette période s’est opérée au niveau de sa programmation. Initialement, celle-ci reposait sur une logique basée sur la forte présence de « célébrités de gauche »47 et obéissait à des considérations financières. Il s’agissait, selon Isaac, « de calculer combien d’argent on pouvait faire » avec la vente des billets. Dans le contexte plus récent, il raconte que cette logique a changé : « Nous avons fait beaucoup d’efforts pour essayer d’inviter plus de gens de Bristol ». Il s’agit aussi de s’adresser à un public différent, plus local et plus populaire, ce que symbolise un nouveau système de billets à prix réduits. Désormais, la collaboration entre le comité de BT et les acteurs locaux à Bristol est devenu plus étroite. Louise nous décrit cela ainsi : « Nous avons de nouvelles personnes qui gèrent les salles et les lieux, on a vraiment externalisé beaucoup de la gestion du festival à des gens en dehors du comité ». Alors que durant la période Corbyn, les objectifs du festival étaient orientés vers le national, dans la période Starmer, c’est la nécessité de consolider les ressources et les réseaux locaux qui devient prééminente. Une nouvelle constitution est adoptée par l’organisation à la fin de 2022 pour refléter ce virage stratégique. Cependant, la nature de cette refondation a suscité des débats sur le rapport du festival avec les institutions politiques. La configuration des positions exprimées par nos trois acteurs permet de comprendre la manière dont les trois formes d’engagement hybride identifiées dans cet article peuvent se désarticuler dans des conditions politiques transformées.

• 48 Selon l’institut de sondage YouGov, 41 % des 18-24 ont voté pour le parti travailliste en 2024, alo (...)

52Alors que TWT existe depuis plus de 7 ans, son rôle devient aujourd’hui plus incertain. Le Parti travailliste, récemment parvenu au pouvoir, ne partage plus grand-chose avec ce qu’il était sous J. Corbyn, et ni le festival, ni la participation des jeunes ne font maintenant partie de ses priorités. Alors qu’il est tout de même parvenu à capter la majeure partie du vote des jeunes en 2024, sa popularité dans cette catégorie d’âge est en forte baisse48. Si cette tendance devait se confirmer sur le long terme, il sera intéressant de voir comment les modalités d’engagement analysées dans le présent article vont-elles-mêmes évoluer.