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Avant-propos

Jean‑Yves Laurichesse
p. 5-8

Texte intégral

1L’œuvre de Richard Millet est une œuvre majeure dans la littérature contemporaine. S’il est nécessaire de le redire d’une manière aussi solennelle à l’orée de ce numéro qui lui est consacré, c’est que la critique universitaire, qui reste un lieu de légitimation important, ne lui donne pas encore toute la place qu’elle mérite, entre distance prudente et ostracisme à peine voilé. Elle fait en cela cause commune avec une bonne partie de la critique journalistique ainsi qu’avec les jurys des prix littéraires, ce qui ne manque pas de poser la question de son indépendance dans le champ culturel et idéologique, au‑dessus duquel elle devrait en principe se situer. Car aucune raison littéraire ne peut être sérieusement invoquée en la matière. Bien au contraire, avec une cinquantaine de livres publiés depuis 1983, dans des genres divers (roman, nouvelle, autobiographie, essai et même théâtre) et souvent à la frontière de plusieurs genres, avec un style dont même ses adversaires admettent la force et la singularité, avec une ampleur thématique qui va de la terre à la guerre en passant par l’enfance, le corps, la langue, la musique, l’œuvre de Richard Millet constitue un massif de plus en plus impressionnant, complexe, évolutif, qui ne peut que requérir l’attention de tous ceux qui cherchent dans la littérature ce « rien de commun » qui fut la devise de José Corti. C’est donc essentiellement, disons-le, en raison de ses prises de position idéologiques que Richard Millet n’est pas aujourd’hui placé à son vrai rang, c’est-à-dire pour de mauvaises raisons au regard de ce que doit être une critique universitaire attachée à la compréhension des œuvres et de l’histoire littéraire. Quoi que l’on pense du pessimisme de l’écrivain quand à l’évolution de notre société, de son école, de sa littérature, que l’on soit convaincu ou choqué par la violence « antimoderne » que portent ses livres et en particulier ses essais, ils constituent les éléments d’un débat que rien n’autorise à censurer, fût-ce de manière insidieuse, par le silence. L’idéologie n’est pas, on le sait, l’apanage des autres, et c’est aussi au nom d’une idéologie que l’on condamne ou que l’on ignore. L’un des enjeux de ce numéro est donc de replacer l’œuvre importante de Richard Millet dans le champ de l’étude littéraire, où certes les idées et les valeurs ont leur place, mais aussi et d’abord un certain usage, une certaine orchestration de la langue par quoi il y a ou non littérature. Que cette œuvre relève de la plus exigeante ne peut faire de doute aujourd’hui.

  • 1 J’emprunte cette expression à Dominique Rabaté, Poétique de la voix, Corti, 1999.

2Depuis son premier roman publié, L’Invention du corps de saint Marc (P.O.L., 1983), jusqu’au tout récent Tarnac (Gallimard, 2010), Richard Millet n’a cessé de cheminer avec « opiniâtreté » – un mot qui lui est cher – dans cette langue dont le « sentiment » est en lui si puissant et si exclusif. Cela donna d’abord de brefs romans ou des nouvelles au style incisif, centrés sur des figures torturées, miroirs de l’écrivain dans ses passions et le sentiment de son imposture, comme dans cette « petite trilogie noire » que constituent L’Angélus, La Chambre d’ivoire et L’Écrivain Sirieix (P.O.L., 1988, 1989, 1992). Parallèlement se développait, dans Le Sentiment de la langue, une méditation à la fois fragmentaire et tendue qui s’attachait à baliser ce qui allait être le champ intellectuel et esthétique propre de l’écrivain. Puis, à partir de La Gloire des Pythre (P.O.L., 1995), ce fut pour Richard Millet une nouvelle manière de « poser sa voix »1, la phrase et le récit s’amplifiant pour porter la géographie et la mémoire d’un pays qu’ils fondaient par le geste même de leur énonciation, dans de grands romans tels que L’Amour des trois sœurs Piale (P.O.L., 1997) ou Lauve le pur (P.O.L., 2000) : ce territoire de Siom, inspiré de son plateau natal, qui restera sans doute comme son invention majeure, creuset toujours fécond de nouvelles créations. De cette deuxième période, l’aboutissement fut Ma vie parmi les ombres (Gallimard, 2003), vaste roman polyphonique par lequel l’écrivain se ressaisissait de toute son histoire familiale – du côté maternel – et à travers elle de la fin des campagnes, pour les transcender dans une forme dont l’ampleur musicale et la générosité humaine n’ont pas d’équivalent dans la littérature contemporaine. De la période la plus récente, on retiendra d’abord le souci de ne pas s’enfermer dans ce qui pouvait devenir une marque de fabrique, tout en restant fidèle aux aimantations dominantes d’un univers personnel fortement constitué, d’où des romans plus brefs centrés sur des histoires singulières, tels Dévorations (Gallimard, 2006) ou Le Sommeil sur les cendres (Gallimard, 2010). D’autre part, l’approfondissement d’une mémoire libanaise longtemps empêchée, non seulement par un éloignement comparé à un véritable exil, mais aussi par un engagement de jeunesse que les circonstances avaient obligé à taire (La Confession négative, Gallimard, 2009, Brumes de Cimmérie, 2010). Enfin, sur le plan générique, le développement de l’essai, bref ou fragmentaire, en réaction (comme l’autobiographie elle-même) contre l’hégémonie suspecte du roman dans la « post littérature » (Désenchantement de la littérature, Gallimard, 2007, L’Enfer du roman, 2010). Ce ne sont là que quelques inflexions sur lesquelles nous disposons de peu de recul, mais elles attestent chez Richard Millet la persistance d’une énergie créatrice rare parmi les écrivains de sa génération.

  • 2 Ce volume propose aussi une utile bibliographie critique, rassemblée par Fabrice Thumerel.
  • 3 Voir leur présentation en fin de dossier.

3Une telle œuvre, dont l’importance commençait à être reconnue dans les dernières années du siècle passé, ne pouvait bien entendu laisser indifférente la critique universitaire du contemporain, en plein développement, d’autant qu’à cette époque la question idéologique restait au second plan et ne parasitait pas la réception. C’est ainsi que Sylviane Coyault, repérant la rencontre significative, sur un même territoire limousin marginalisé par la modernité, de plusieurs écrivains importants, publiait en 2002 La Province en héritage. Pierre Bergounioux, Pierre Michon, Richard Millet (Droz), qui contribuait pour un temps à associer trois œuvres ayant en effet un certain nombre de points communs, mais divergeant aussi sensiblement par leur esthétique et par la personnalité de leurs créateurs, ce que leurs évolutions respectives devaient encore accentuer. En 2004, Chantal Lapeyre‑Desmaison réalisait avec Richard Millet, sous le titre Fenêtre au crépuscule (La Table Ronde), une « conversation » qui était à la fois lecture de l’œuvre et méditation de l’auteur sur son propre travail, accompagnées d’une riche iconographie. En 2007, je faisais paraître moi-même la première monographie, Richard Millet. L’invention du pays (Rodopi), qui s’attachait particulièrement à la genèse du territoire de Siom depuis les tout premiers textes jusqu’à Ma vie parmi les ombres. Un an avant s’était tenu à Arras, à l’initiative de Christian Morzewski, le premier colloque, Richard Millet. La langue du roman, dont les Actes2 étaient publiés en 2008 (Artois Presses Université). C’est dans le prolongement de ces travaux pionniers que se situe le présent numéro de Littératures, dont les auteurs, venus d’horizons critiques et géographiques divers3, partagent le sentiment d’être en présence d’une œuvre de première importance et le souci d’une herméneutique littéraire exigeante, sans complaisance et sans préjugés.

4Les différents articles, dont on trouvera les résumés en fin de dossier, s’organisent selon un parcours qui commence par une étude des goûts et dégoûts sur lesquels se fonde le rapport de Richard Millet au monde et à la littérature : ses relations ambivalentes aux nourritures terrestres (Sylviane Coyault), sa bibliothèque de grand lecteur (Sylvie Ducas, Laurence Plazenet), sa confiance dans le « savoir de la langue » (Marie-Andrée Lamontagne). Puis l’on entre dans l’imaginaire romanesque, celui des « histoires non encore racontées » d’où sortent et où retournent les personnages (Évelyne Thoizet), des figures complexes de l’idiotie et de l’(im)pureté qui hantent les grands romans du cycle de Siom (Guy Larroux, Christian Morzewski), de ce récit puissant et dérangeant qu’est La Confession négative (Nayla Tamraz et Chantal Lapeyre‑Desmaison), pour finir par le singulier dispositif en miroir des deux livres publiés en janvier 2010 : Le Sommeil sur les cendres et Brumes de Cimmérie (Jean‑Yves Laurichesse). Le dossier est enrichi d’un entretien avec l’auteur, ainsi que du beau texte inédit qu’il a eu la générosité de nous donner : « L’être‑bœuf », une rêverie sur l’imaginaire carné où se rejoignent, comme dans toute son œuvre, le mémoriel, l’anthropologique et le mythologique.

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Notes

1 J’emprunte cette expression à Dominique Rabaté, Poétique de la voix, Corti, 1999.

2 Ce volume propose aussi une utile bibliographie critique, rassemblée par Fabrice Thumerel.

3 Voir leur présentation en fin de dossier.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean‑Yves Laurichesse, « Avant-propos »Littératures, 63 | 2011, 5-8.

Référence électronique

Jean‑Yves Laurichesse, « Avant-propos »Littératures [En ligne], 63 | 2011, mis en ligne le 28 août 2018, consulté le 17 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/litteratures/1168 ; DOI : https://doi.org/10.4000/litteratures.1168

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Auteur

Jean‑Yves Laurichesse

Jean-Yves Laurichesse est professeur de littérature française à l’Université de Toulouse II‑Le Mirail, directeur de l’équipe de recherche « Littérature et Herméneutique » (PLH‑ELH). Spécialiste du roman des XXe et XXIe siècles, il a particulièrement travaillé sur les œuvres de Jean Giono, de Claude Simon, de Richard Millet, et sur les questions de l’imaginaire, de l’intertextualité, de la mémoire. Il a publié plusieurs articles sur Richard Millet, ainsi que la première étude d’ensemble de l’œuvre : Richard Millet. L’invention du pays (Rodopi, 2007). Il est par ailleurs l’auteur de trois romans aux éditions Le temps qu’il fait.

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