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Comptes rendus

Ronan Chalmin, Lumières et Corruption

Paris, Honoré Champion, 2010, 388 p.
Jean‑Damien Mazaré
p. 219-221
Référence(s) :

Ronan Chalmin, Lumières et Corruption, Paris, Honoré Champion, 2010, 388 p.

Texte intégral

1L’ouvrage de R. Chalmin pourrait avoir pour titre « Les Lumières et la notion de corruption » : qu’on n’y cherche point les scandales de corruption de la France du XVIIIe siècle. L’auteur entend plutôt remonter aux principes d’une corruption ontologique, propre à la matière comme à l’homme ou à la société, pour en faire une épistémè, une « valeur propre à établir une connaissance, une réflexion édificatrice, une science » (p. 21), à partir de laquelle écrivains, philosophes, scientifiques pensent l’homme et le monde, et prétendent en proposer de nouvelles modélisations. La corruption, comme « essence du devenir » (p. 25), comme « l’un des rouages de la machine complexe qu’est la Vie » (p. 19) devient une forme a priori de la connaissance, du discours et de la morale, un présupposé non seulement scientifique et philosophique (« La corruption d’une chose est toujours la génération d’une autre », comme la définit d’Alembert dans l’article Corruption de l’Encyclopédie), mais aussi un nécessaire matériau politique : le constat de corruption de la civilisation a ceci de bénéfique que les Lumières transformeront leur siècle « en fumier de la modernité, sur lequel nombre de belles fleurs de l’esprit viendront vigoureusement pousser » (p. 22).

2Montesquieu, d’abord, approfondit le lien épistémique noué entre organisme politique et organisme vivant, les deux étant susceptibles d’une pathologie, d’un désordre, qui est la décadence, la corruption. Au principe de tout corps, il y a des lois qui unissent : mais L’Esprit des lois nous montre comment ces lois sont elles-mêmes régies par d’autres lois, « celles de leur propre corruption » (p. 61), faisant d’Usbek un aveugle tyran, et du despotisme le principe absolu et autodestructeur de la corruption.

3S’opposent ensuite le libertin, Crébillon fils, celui qui « énonce un savoir qui est essentiellement une corruption » et Diderot, l’encyclopédiste, qui « dénonce une corruption essentielle du Savoir ». Dans le libertinage de Crébillon, « il faut se corrompre ou refuser d’exister » (p. 90), le libertin cherche à « désorganiser le monde », et corrompt de lui-même le principe corrupteur qu’il représente, ceci par « appétit pour la pureté » (p. 98). Avec Diderot, au contraire, « la Science n’est plus assimilée à la corruption de l’être ; mieux, elle est cette nouvelle innocence » (p. 118). L’Encyclopédie, comme « enchaînement de connaissances », est ce qui protège de la corruption, l’inventaire et la liste traduisant des « instincts de sauvegarde » (p. 129), « garde-fou contre le chaos » (p. 130), où le savoir est abrité.

4Rousseau, « philosophe infecté par le mal le jour où il a décidé de s’y attaquer » (p. 210), devenu un autre que Jean-Jacques par la corruption qui est « interruption de la liaison identificatrice » (p. 202) développe une conception homéopathique, déjà analysée par Starobinski, du remède dans le mal : pour les peuples corrompus par les romans, La Nouvelle Héloïse sera le « supplément » (Derrida) indispensable à la guérison, comme le Contrat social. La corruption est une contamination sociale, une « pathologie microbienne », qui justifiera la « quarantaine » des Rêveries. Auraient pu être évoqués les épisodes des Confessions qui ont trait à l’angoisse de contamination (la vérole à Venise, la peste de Messine).

5Sade, lui, tire une énergie de la dynamique corruptive : il place dans un boudoir comme, dans un tube à essai, la vertu et le microbe libertin, le normal et le pathologique, pour les faire fermenter. Le principe est ici l’inoculation, à la manière du vaccin. Politiquement, « la corruption permanente de la république assure la pérennité de son mouvement, sa survivance », elle est un anticorps, qu’on s’inocule et qui est nécessaire à la république pour se régénérer. La Nature elle-même ne travaille pas à la vie, mais à la mort, qui est étape dans le devenir de la Vie. Par son écriture, Sade « cherche une permanence de la corruption » (p. 262).

6La rhétorique révolutionnaire, appelant de ses vœux l’homo novus, sera imprégnée du mot « régénération », celle qui commence par la barbarie (les barbares gothiques ont renversé l’Empire romain décadent) et se prolonge en purgation par l’élimination du corps corrupteur, celui du roi. L’architecture, la peinture (David), la rhétorique terroriste (Saint-Just, Robespierre), ne cesseront d’être obsédées par la pureté, obsession nourrie d’une peur de la contamination. Mais Robespierre assumera comme Louis XVI le rôle de pharmakon : il avait fallu verser le sang pour régénérer (à la manière d’une saignée), il le faudra aussi pour consacrer la vertu républicaine. « La pureté, c’est donc la mort, ce don de mort, sans cesse exigé, sans cesse exécuté » (p. 341).

7La méthode croise ainsi les perspectives historicistes de M. Foucault avec l’histoire de l’imaginaire propre à J. Starobinski : l’influence du Remède dans le Mal est perceptible tout au long de l’ouvrage, tout comme celle de Vernant (« Le pur et l’impur ») qui n’apparaît pourtant pas en bibliographie. On aurait pu s’attendre aussi à une référence à l’Auflklärung de Hegel (Phénoménologie de l’Esprit) chez lequel le double paradigme de la contagion et de la dissolution sert à penser l’histoire de la conscience.

8Il aurait été bienvenu de remonter aux racines baroques de cette corruption de la matière, qui avaient ouvert la voie, dès le XVI siècle, à une nouvelle épistémè analysée par A. Koyré : déjà chez Montaigne, le monde comme « branloire pérenne » modifiait l’horizon éthique. Il aurait été intéressant enfin d’étudier la même rhétorique chez les anti-Lumières : par exemple, la thèse de Pierre Lasserre sur Le Romantisme français aurait été l’occasion de retrouver ce paradigme de la corruption pour désigner le rousseauisme comme introduction néfaste de la dévirilisation, et surtout de la foi en l’avenir.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean‑Damien Mazaré, « Ronan Chalmin, Lumières et Corruption »Littératures, 63 | 2011, 219-221.

Référence électronique

Jean‑Damien Mazaré, « Ronan Chalmin, Lumières et Corruption »Littératures [En ligne], 63 | 2011, mis en ligne le 28 août 2018, consulté le 25 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/litteratures/1355 ; DOI : https://doi.org/10.4000/litteratures.1355

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