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Comptes rendus

Véronique Dufief‑Sanchez, Philosophie du roman personnel, de Chateaubriand à Fromentin, 1802-1863

Genève, Droz, « Histoire des idées et critiques littéraires », 2010, 416 p.
Stéphane Gougelmann
p. 225-228
Référence(s) :

Véronique Dufief‑Sanchez, Philosophie du roman personnel, de Chateaubriand à Fromentin, 1802-1863 Genève, Droz, « Histoire des idées et critiques littéraires », 2010, 416 p.

Texte intégral

1Combien les confessions sont un art malaisé ! Heureux Rousseau qui pouvait affirmer « Je sens mon cœur et je connais les hommes », ou Rétif qui donnait comme sous-titre à son Monsieur Nicolas, « le cœur humain dévoilé ». Le XIXe siècle se découvre, quant à lui, dans l’âpre contradiction d’une prédominance de l’individu et d’une béance à soi-même : « Je m’étais un mystère », avoue l’auteur des Mémoires d’outre-tombe. Le moi s’affirme donc et s’échappe à la fois. Cette crise du sujet, qui est aussi une crise de l’autoreprésentation, trouverait-elle à se résorber dans l’invention romantique du roman personnel ? La démonstration de Véronique Dufief‑Sanchez vise à prouver que le genre est né avec le « mal du siècle » et qu’il en est un symptôme autant qu’un des remèdes. En effet, les héros mélancoliques des romans personnels parlent ou écrivent sur eux-mêmes afin de trouver dans les mots un chemin vers l’apaisement, tout comme les romanciers qui raconte leur aventure cherche l’effet d’abyme pour mieux dominer leur propre vie.

2Chaque chapitre de l’ouvrage est consacré à l’analyse d’un roman. Les quinze études rassemblées peuvent se lire de façon autonome du fait de leur cohérence interne, mais le lecteur gagne à les aborder en continuité et en fonction des directions de lecture qui se dégagent du bref essai liminaire (« Tout le charme d’un rêve avec toutes les jouissances du vrai », philosophie du roman personnel), dans lequel l’auteur cerne son objet, explicite sa démarche et définit son corpus. Les œuvres étudiées se répartissent en trois groupes. En premier lieu, « les initiateurs » qui posent les fondements du roman personnel : Chateaubriand (René), Senancour (Obermann), Constant (Adolphe) et Sainte‑Beuve (Volupté). En deuxième lieu, les « épigones de second rayon », minores qui, en s’engouffrant dans le sillon tracé par les maîtres, en révèlent nettement le dessin : Girardin (Émile, fragments), Custine (Aloys), Sue (Arthur), Karr (Voyage autour de mon jardin) et Du Camp (Mémoires d’un suicidé). En dernier lieu, les romans qui mènent le genre à sa pleine « floraison » : La Confession d’un enfant du siècle (Musset), Le Lys dans la vallée (Balzac), Les Mémoires d’un fou et Novembre (Flaubert), Raphaël (Lamartine) et Dominique (Fromentin).

3En usant du terme de « philosophie », Véronique Dufief-Sanchez n’entend aucunement que le roman personnel soit la mise en fiction d’un système de pensée préconstitué et non spécifiquement littéraire. Au contraire, le roman personnel secrète en lui-même sa propre philosophie. D’abord, il pénètre « dans l’intimité d’un esprit dont la plus réelle originalité [est] d’avoir strictement suivi la maxime ancienne de se connaître soi-même », comme l’écrit Fromentin. Ensuite, il englobe un terrain que l’approche par concept ne peut occuper : l’expression d’une singularité. Le roman personnel est représentation de soi, transfiguration du chaos intérieur et de la vie brouillonne en destin signifiant. Mais, loin de n’être que la manifestation scripturaire d’une unicité, il commue le particulier en universel, d’une part, parce que, comme dit Flaubert dans Novembre, « l’humanité résonn[e] en moi avec tous ses échos », d’autre part, parce que la fiction « fonctionne comme une sorte de captatio benevoluntiae » : la leçon du roman s’inscrit sans heurt dans l’imaginaire du lecteur et l’amène à réfléchir sur lui-même ou sur le monde par le biais d’un récit dans lequel il a toute possibilité de se projeter. Ainsi Amaury, dans Volupté, peut-il s’écrier : « J’ai lu René et j’ai frémi ; je m’y suis reconnu tout entier ».

4Mais qu’est-ce au juste qu’un roman personnel ? On sait que cette catégorisation générique, souvent floue et sujette à débat, est une invention de critique, une étiquette posée après coup sur certaines œuvres du XIXe siècle. Sainte-Beuve a ouvert la voie en cherchant à montrer que certains romans n’étaient qu’une « confession déguisée » dans la lignée du René de Chateaubriand. Il ne niait pas la vertu didactique de ces livres et les concevait comme instrument de connaissance de soi. Véronique Dufief‑Sanchez rend, en quelque sorte, hommage à l’auteur des Lundis en reprenant à son compte une partie de son corpus et en attribuant, elle aussi, au roman personnel une fonction heuristique et pédagogique. Pour autant, elle n’applique pas la méthode beuvienne qui consiste à débusquer le fait vrai derrière le paravent romanesque. Le roman personnel est fondamentalement mythographie de soi, extraversion dans l’invention, étoilement du moi dans des instances fictionnelles grâce auxquelles se révèlent les aspects secrets d’une personnalité. « Les faits racontés sont supposés, mais les impressions décrites sont toutes vraies », indiquait Girardin dans une note concernant Émile. La vérité subjective réside non dans la source d’inspiration, mais dans sa représentation. Celle-ci peut même prendre des tours extravagants : Flaubert ne décrit‑il pas, dans Novembre, « la variété de [s]on être, comme une immense forêt de l’Inde » ? Mais, précisément, « la fiction poétique en dit long sur le sujet qui écrit » : plus l’écrivain se rêve, plus il se dit. Véronique Dufief‑Sanchez a donc soin de n’interroger que la fiction et ne s’aventure jamais dans la biographie des romanciers, au risque peut-être de négliger ce que peuvent nous apprendre les modalités de la transposition entre le vécu et sa figuration.

5Sur le plan générique, les romans personnels sont placés par la critique dans un continuum entre autobiographie et roman, chacun d’entre eux étant plus ou moins romanesque (Arthur, par exemple, est suffisamment rocambolesque pour se lire aussi comme un roman d’aventures). Le genre, il est vrai, se situe à la croisée de plusieurs familles : roman picaresque, sentimental, épistolaire, roman de formation, etc. Cependant, pour le différencier de ses pairs, Véronique Dufief‑Sanchez lui attribue certains critères de reconnaissance. Il s’agit d’un bref récit fictionnel à la première personne qui affiche ouvertement sa dimension autobiographique (notamment par l’entremise du paratexte). Il ne relate pas l’ensemble d’une vie, mais se concentre sur des « moments de crise autour desquels tous les efforts de compréhension du sujet sont organisés ». On note également la présence récurrente d’un narrateur second auquel le narrateur principal livre sa confession. Cet interlocuteur intradiégétique remplit des fonctions qui varient suivant les œuvres : ombre portée du lecteur, voix morale chargée de dispenser la sagesse du roman, façon pour le locuteur de se juger de l’extérieur, expérience de l’altérité dans la fiction, ou bien incarnation d’une des facettes du moi.

6Les monographies proposées offrent une vision problématisée et toute en finesse de chaque œuvre. On louera entre autres l’extrême clarté des explications fournies qui assure un confort de lecture fort appréciable. Plusieurs études ont retenu particulièrement notre attention. Véronique Dufief-Sanchez excelle ainsi à décortiquer, à propos d’Adolphe, les effets désastreux des non-dits et des secrets gardés pour soi en amour. Les lumineux chapitres consacrés aux deux romans de Flaubert emportent notre adhésion quand il s’agit de montrer que le passage du « je » des romans personnels au « il » des romans impersonnels n’est pas signe d’un reniement, mais continuation logique d’une volonté de l’écrivain de se détacher de lui-même et de faire de son moi le lieu pur de la littérature. On sait gré également à Véronique Dufief-Sanchez de réhabiliter Raphaël, ordinairement tenu pour une œuvre alimentaire sans attraits, ne serait-ce que pour cette magnifique définition de la poésie que le roman contient : « donner une voix à l’impossible ». Cependant, c’est sans doute la patrie centrale de l’ouvrage qui donne à cette investigation critique un air de nouveauté. La richesse de l’analyse prouve à elle seule l’intérêt qu’il y aurait à tirer de l’oubli ces récits méconnus. Non seulement ces romans valent pour eux‑mêmes, mais ils nous font aussi mieux comprendre et le genre étudié et la période à laquelle ils appartiennent. On redécouvrira ainsi le beau texte de Custine qui narre le drame d’un homme bridé dans ses relations sociales à cause de son inavouable secret (son homosexualité), ou bien le Voyage satirique d’Alphonse Karr, parodie du roman personnel romantique, et qui, à ce titre, en dénude certaines ficelles.

7Sans doute pourra-t-on estimer que la part philosophique que Véronique Dufief‑Sanchez prétend dégager se résume trop souvent à la psychologie des personnages. Mais, en l’occurrence, il s’agit de faire apparaître les soubassements de l’âme humaine, la logique profonde des désirs et la primauté des relations humaines dans la construction de soi. Par là même, on vérifie que la vérité, en littérature, ne loge pas dans le ciel des idées mais se forge au plus intime des consciences.

8D’ailleurs, certains romans souffrent parfois d’une lourdeur didactique par excès de paroles démonstratives ou par réification des personnages dans des figures paradigmatiques (l’homme d’expérience, le sage vieillard, la femme idéalement belle, etc.). Mais d’autres réussissent parfaitement à incarner la condition humaine dans la ligne singulière d’un destin réinventé, à faire briller la vérité romantique dans le mensonge romanesque : ceux-là sont des chefs-d’œuvre.

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Pour citer cet article

Référence papier

Stéphane Gougelmann, « Véronique Dufief‑Sanchez, Philosophie du roman personnel, de Chateaubriand à Fromentin, 1802-1863 »Littératures, 63 | 2011, 225-228.

Référence électronique

Stéphane Gougelmann, « Véronique Dufief‑Sanchez, Philosophie du roman personnel, de Chateaubriand à Fromentin, 1802-1863 »Littératures [En ligne], 63 | 2011, mis en ligne le 28 août 2018, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/litteratures/1385 ; DOI : https://doi.org/10.4000/litteratures.1385

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Auteur

Stéphane Gougelmann

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