Florence avec Julien Green : un récit de voyage ?
Résumé
L’analyse de ce petit texte, que Julien Green a écrit exprès pour un genre de publications qu’il n’aimait pas – à savoir les guides touristiques –, veut démontrer qu’il a été conçu comme un véritable récit de voyage contemporain dont il montre tous les caractères typiques : l’hybridité, car Green a puisé les données essentielles sur la ville dans son journal en les amplifiant, et la narration d’un voyage comme expérience personnelle et donc comme un parcours intérieur accompli grâce à la contemplation du monde. Dans ces pages, la topographie urbaine se transforme petit à petit en un palimpseste : le flâneur qui décrit les différentes parties de la ville cherche à déchiffrer les signes jalonnant sa flânerie et il fait apparaître un autre texte, à savoir celui où l’espace urbain est modifié par le prisme de son imagination, de sa mémoire et de sa culture.
Texte intégral
- 1 Julien Green, Villes, journal de voyage (1920-1984), Paris, Le Seuil/La Différence/Frédéric Birr, 1 (...)
- 2 Julien Green, Journal du Voyageur, avec 100 photos de l’auteur, Paris, Seuil, 1990.
- 3 Julien Green, « Une âme de Condottiere », in Florence avec J. Green, Paris, Éd. Autrement, 1986, p. (...)
1En 1986, les Éditions Autrement ont publié dans la collection « L’Europe des villes rêvées » un petit texte, Florence avec Julien Green. Conçu comme un guide touristique, même si un peu atypique par rapport au genre, ce petit volume jouit d’une première partie écrite par l’auteur et présentée dans le sommaire comme « un reportage intime, [une] invitation au voyage et au rêve par Julien Green ». Il s’agit de 17 pages environ où l’auteur convie le lecteur à une longue promenade mémorielle à l’intérieur de cette ville qu’il aimait beaucoup et qu’il a visitée maintes fois lors de ses fréquents voyages en Italie. C’est un texte dont on parle très peu et auquel peut-être l’auteur lui-même n’accordait pas trop d’importance : il n’est jamais cité dans son Journal, il n’est pas présent dans son volume précédent, Villes1, et quelques années après sa parution il a été inséré, presque inchangé, dans son Journal du Voyageur2, ce qui signifie que ces quelques pages ont été écrites exprès pour un genre de publication que d’ailleurs Green n’aimait pas, comme il le souligne dans le préambule même de ce texte : « N’écoutant guère que mon instinct, je suis en révolte contre les guides3. » Et pourtant le petit volume en question est bel et bien un guide, même s’il est à visée culturelle : il fait suivre l’introduction greenienne par une série de pages qui, dans la rubrique intitulée « Regard », rassemble quelques phrases ou de courts extraits sur Florence tirés des textes d’écrivains célèbres du monde entier (Stendhal, Montaigne, Byron, Michel Déon, Ruskin, Berenson, Boccace) et se clôt sur des indications typiquement touristiques : où se renseigner pour se rendre à Florence, les monuments et musées à visiter, les restaurants typiques où manger, etc. À coté de cette contradiction qui fait que Green s’adonne à un genre d’écriture qu’il a toujours dit ne pas aimer, le texte pose aussi d’autres questions concernant la technique adoptée pour l’écrire et le sujet même qu’il aborde. Je voudrais donc, à travers l’analyse de ces pages, essayer de répondre à ces questions, dans le but de comprendre l’image que l’auteur nous a léguée de cette ville ainsi que la valeur à accorder à un texte atypique dans l’œuvre.
De la ville réelle à la ville vécue
2Il faut signaler avant tout que le texte est annoncé par un titre qui témoigne, même si c’est de façon implicite, de la visée réelle que Green lui a donnée : « Une âme de Condottiere » est une expression qui renvoie certainement au rôle de guide que cette ville a joué dans le temps pour l’Italie et pour toute l’Europe, mais elle nous invite surtout à pénétrer au cœur de la personnalité même de Florence, à saisir sa véritable identité et, par là, à essayer de comprendre les liens affectifs qui ont permis à Green de la reconstruire dans une narration dont le réalisme n’est qu’un point de départ pour des plongées imaginaires qui nous en restituent une vision stratifiée dans le temps et l’espace. D’ailleurs, la description de Florence n’est jamais limitée à ses éléments matériels, mais ouvre toujours sur d’autres dimensions. Elle fait apparaître l’image d’une ville façonnée certainement par son histoire mais surtout par le paysage culturel qu’elle arrive à créer grâce à son interaction avec l’imaginaire et la culture de celui qui la regarde et la parcourt. D’après les notations du diariste, Green a visité pour la première fois Florence en 1935, dernière étape d’un voyage italien qui l’a amené aussi à Rome et à Naples, dans un itinéraire qui n’est pas sans rappeler le célèbre texte de Stendhal. Le 13 juin 1935, il écrit dans son Journal une notation où il ne parle toutefois que de sa visite au couvent de Saint-Marc, lieu qu’il aime tout particulièrement à cause des fresques de Fra Angelico et de la figure de Savonarola, mais dont rien n’est dit explicitement, car tous les mots se concentrent sur ses sensations intérieures et ses réflexions :
- 4 Julien Green, Journal (13 juin 1935), in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la P (...)
Florence. Au couvent de Saint-Marc. Le grand cèdre au milieu du cloître répand sa paix et son grand silence ombreux sur les toits roses. Dans les cellules, j’ai eu pendant quelques secondes une émotion singulière, le vague et profond regret de ne pouvoir disposer que d’une vie. Il faudrait pouvoir consacrer une vie entière au spirituel, au seul spirituel. Ces mots ne traduisent en rien l’espèce de plaisir mélancolique avec lequel j’ai regardé la cour, de la petite cellule qui aurait pu être la mienne en d’autres temps4.
- 5 Julien Green, Florence avec Julien Green, op. cit., p. 5.
3À vrai dire il s’agit là de la notation la plus longue sur Florence qu’on trouve dans le Journal. Il n’y en a pas beaucoup en réalité : en général, quand le diariste en parle, ses mots renvoient plutôt aux personnages célèbres qui font partie de la culture et de l’histoire de la ville ou à des événements particuliers comme sa visite en compagnie des amis de son neveu à l’occasion de la mort de ce dernier. Et pourtant, pour composer ce texte en 1986, il reprend la plupart des passages sur Florence de son Journal, en les insérant dans la narration d’un itinéraire urbain mémoriel, visant à faire ressurgir les différentes visions de cette ville que le temps a comme gravées en lui. Dès le préambule, il souligne sa méthode : les changements de la ville et du flâneur provoqués par l’écoulement du temps interdisent la possibilité d’en garder une vision unique, c’est pourquoi sa mémoire a comme stratifié en lui une série de « fantômes de voyageur se promenant dans ses villes fantômes5 ». C’est justement à ces fantômes qu’il fait appel à cette occasion, donc à une vision intérieure qui, négligeant tout critère de communication touristique, fera partager au lecteur son expérience diachronique de flâneur, sa découverte des espaces urbains et de l’altérité anthropologique qu’ils montrent, présentées par le biais d’un discours culturel tout à fait subjectif.
- 6 Ibid., p. 7.
- 7 Id.
- 8 Id.
4Le parcours proposé part du couvent de San Marco et, en passant par le Duomo, Piazza della Signoria, via Tornabuoni, le Ponte Vecchio, arrive aux Jardins Boboli ; après le récit de sa visite à la villa Berenson, repris lui aussi des pages du diariste, le texte se clôt par des réflexions sur la ville. C’est un itinéraire qui touche des lieux célèbres et qui en néglige beaucoup d’autres, donc tout à fait personnel, où chaque indication matérielle est toujours accompagnée par des détours « narratifs » qui lient la vision de l’endroit à son passé ou qui permettent au narrateur/flâneur de partager avec le lecteur ses émotions et ses réflexions. C’est le cas, par exemple, du début du texte : il reprend les mots du Journal déjà cités à propos du Couvent de Saint Marc, mais la description du lieu s’amplifie grâce au parallèle qu’il dresse entre les cellules peintes par Fra Angelico, qui ouvrent sur l’infini, et la cellule de Savonarola, qui par contre exprime la « vision des bûchers où lui-même finira par périr6 ». Cela lui donne l’occasion, en outre, en parlant du réfectoire, d’amorcer une différence essentielle entre les fresques de Fra Angelico, illuminées « par une douce présence », et le tableau du Ghirlandaio où domine « une absence magistrale7 ». Ou encore, l’intérieur du Baptistère le plonge dans « la paix de l’église romane, celle des églises de village, […] je veux dire le XIIe siècle8 », et devient l’occasion d’une brève échappée idéale entre les beautés du ciel et de la terre. L’arrêt du flâneur à Piazza della Signoria, par contre, jouit d’une description assez minutieuse pour ce qui concerne les statues et l’architecture et d’une série de réflexions suscitées par la « présence » de Savonarola, point de départ pour une parenthèse historique sur la vie et la mort de cet homme et pour des parallèles entre la personnalité de Savonarola et celle du flâneur lui-même. Il en va de même lors de sa visite à la Cappella Brancacci où la vision du génie de Masaccio lui permet d’évoquer l’atmosphère de la ville ancienne ; ou encore, sa promenade dans le couloir Vasari lui donne l’occasion de comparer les statues qu’il voit à celles de la National Portrait Gallery de Londres.
- 9 Ibid., p. 14-15.
5À ces notations historiques et artistiques s’ajoutent d’autres images de la ville liées au paysage naturel qui découlent surtout de la vision du fleuve, dont les eaux renvoient les contours « de palais et maisons inversés, prêts à faire surgir les contemporains de Dante9 », et des jardins de Boboli dont il met en évidence le chromatisme dû aux jeux de la lumière sur les feuilles et les statues. Mais tout cela ne nous étonne pas trop car c’est l’attitude typique de Julien Green voyageur que nous connaissons bien, car le Journal nous la restitue à chaque page.
- 10 Ibid., p. 5.
- 11 Ibid., p. 10.
- 12 Id.
- 13 Ibid., p. 17.
- 14 Ibid.
- 15 Ibid., p. 5.
6Or, la beauté et la magie de cette ville, « une des plus belles villes à la surface de la terre10 », écrit l’auteur, naissent justement de ce mélange intime entre art et histoire, entre nature et culture, dont chaque pierre de Florence peut-on dire témoigne. C’est là son identité première, à savoir l’identité d’une ville qui invite n’importe quel promeneur à jouir de ses beautés artistiques et à se plonger dans un passé qui est toujours vivant car elle a su construire son histoire sur des idéaux alliant toujours la force des idées (et parfois la violence) au sentiment du beau et à la jouissance esthétique. Ce caractère particulier différencie Florence de toutes les autres villes et se retrouve, aux dires de Green, dans la société florentine qui est différente elle aussi des autres habitants de l’Italie. Si « les voix italiennes ont […] ce charme qui fait chanter les rues à la fin de la journée11 », à Florence par contre « domine une sorte de retenue orgueilleuse. Les rires eux-mêmes, ici, ont un ton plus guerrier, la langue est plus pure certes, mais la douceur a été rudoyée et se garde de paraître12 ». Mais encore plus, la vie nocturne est bien vivante à Florence, « serait me dit-on la plus déchaînée d’Italie13 », et montre « qu’on oppose à la nuit tous les élans de la joie physique et ce qui est vrai pour l’homme est vrai aussi pour la ville14 ». C’est une identité sociologique qui unit intimement les habitants de Florence à leur ville, une identité où la joie et la douceur de vivre et l’amour pour la beauté ne se montrent jamais directement car ils se cachent derrière une sorte d’orgueil, « une certaine hauteur15 », qui découle directement de cette primauté dont ils ont joui tout le long des siècles.
- 16 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. I. Arts de faire, nouvelle édition, établie et présent (...)
- 17 Julien Green, Florence avec Julien Green, op. cit., p. 12.
7À cette dimension plus référentielle se joint une narration historique fragmentée, où les différentes périodes se greffent l’une sur l’autre dans un renvoi continuel qui ne néglige jamais le présent : Green n’est pas motivé donc par un désir d’information, comme on pourrait l’attendre d’un guide, mais par la nécessité de contextualiser le présent dans le passé, d’appréhender ce que Michel de Certeau appelle « l’historicité commune16 », faite de stratifications temporelles où les hommes ont su accompagner avec leur travail et leur présence féconde les mutations et les processus historiques, comme quand il nous raconte la mort de Savonarola, ou encore l’inondation de 1966 qui a permis aux habitants, occupés à remuer le fleuve de boue, de retrouver « l’agitation des époques où on ne travaillait que pour la cité17 » et donc la volonté de récupérer la force, l’orgueil et la beauté d’un passé indestructible. Ce qui montre aussi l’attitude greenienne consistant à souligner que la vie des hommes ordinaires n’est jamais en dehors de l’Histoire, mais contribue à la faire évoluer.
- 18 Ibid., p. 7.
- 19 Id.
- 20 Ibid., p. 14.
- 21 Id.
- 22 Ibid., p. 9.
- 23 François Paré, Le Fantasme d’Escanaba, Québec, Nota Bene, 2007, p. 7.
- 24 Gilles Tiberghien, Finis terrae. Imaginaire et imaginations cartographiques, Paris, Bayard, 2007, p (...)
8Toutefois, ces données matérielles ne servent qu’à reconstituer un décor extérieur qui s’est transformé en expérience intérieure et le simple itinéraire touristique devient alors l’expression écrite de l’errance de l’esprit et de l’âme de Green, de façon que l’écriture ne sert qu’à fixer et à comprendre les moments et les sentiments les plus importants vécus par le voyageur. L’espace matériel en effet est toujours appréhendé par un langage qu’on pourrait qualifier d’émotionnel, capable alors de suggérer les contours d’une expérience intime de la ville et de ses lieux : la pénombre du Baptistère, témoignage de la foi tranquille du Moyen Âge, s’unit à la splendeur de « la voûte étoilée de mosaïques byzantines18 » pour le faire jouir de « quelques instants hors du monde19 », des instants de bonheur parfait et incontournable qui se sont gravés à jamais dans l’esprit et dans l’âme du visiteur ; sa description initiale du couvent de San Marco lui permet d’imaginer les mots de Beato Angelico expliquant l’ouverture sur l’infini de ses fresques et dessine les contours essentiels du questionnement greenien entre le spirituel et le charnel ; dans le corridor de Vasari qui longe l’Arno, il passe devant les grandes statues et « devant tous ces visages attentifs20 » il a l’impression de passer « l’examen de passage pour l’au-delà21 » ; Piazza della Signoria s’est gravée en lui comme l’endroit où l’exaltation religieuse se mêle au « feu brûlant du désir22 », et ainsi de suite. Tout cela permet au lecteur d’avoir sous les yeux une topographie urbaine qui se transforme petit à petit en un palimpseste : le flâneur qui décrit les différentes parties de la ville cherche à déchiffrer les signes jalonnant sa flânerie et il fait apparaître un autre texte, à savoir celui où l’espace urbain est modifié par le prisme de son imagination, de sa mémoire et de sa culture, un espace qui découle de l’utilisation de la durée bergsonienne dans la narration et qui se construit à l’aide de l’interaction entre les lieux dont on parle et le monde intérieur du promeneur qui les parcourt. En adoptant le régime littéraire de l’essai ou mieux du récit, Green flâneur mémoriel se donne la possibilité de suivre les méandres de sa pensée, de s’adonner à des digressions personnelles, de sorte qu’il nous restitue un rapport à la ville mobile, dynamique, fragmenté, car les pas du marcheur invitent le lecteur à se plonger non dans une ville traversée et observée dans son extériorité, mais dans un espace urbain vécu, pratiqué et travaillé par sa mémoire et son imaginaire. D’ailleurs, la rencontre avec la culture artistique, quelle que soit sa forme, a toujours été pour lui la rencontre avec une présence réelle qui approfondit sa culture personnelle, stimule sa réflexion, son imagination et par là sa création littéraire : ce n’est pas un hasard si dans ces pages sur Florence la narration met en valeur quelques éléments typiques de l’imaginaire du romancier, comme l’opposition/rencontre entre le ciel et la terre, l’arbre, le fleuve, la rue et la route, le jour et la nuit, etc. « Dans la culture, l’espace naît », a écrit François Paré23, c’est-à-dire que la culture permet aux espaces fictionnels de naître : l’imaginaire alors crée des suggestions où le référentiel se mêle au non référentiel pour donner naissance à un espace autre car « imaginer […], c’est aussi se représenter une chose en fonction de l’expérience que nous en avons et par rapport aux possibilités que nous projetons en elle ou à partir d’elle24 ». C’est pourquoi l’image de la ville se construit sur la mise en valeur de certains endroits et monuments qui ont répondu le mieux au questionnement intérieur de l’auteur, où ce qui compte est la possibilité de regarder la matière en ce qu’elle recèle d’éternité, d’interagir avec elle pour saisir ces résonances intérieures qui peuvent l’aider dans une quête où la beauté de la matière n’est que le passage essentiel pour arriver à la véritable Beauté.
- 25 Julien Green, Florence avec Julien Green, op.cit., p. 10.
9Il y a encore une question que ce texte pose à tout lecteur greenien : parmi les lieux de Florence cités par Green, il n’y a aucune indication à propos de Boccace et la maison Dante est totalement absente, deux auteurs florentins qui ont eu pourtant une grande influence sur sa formation personnelle et artistique. Si la maison de Boccace se trouve à Certaldo et pouvait ne pas intéresser l’auteur, vu le jugement qu’il a toujours porté sur lui, la maison Dante par contre était déjà ouverte dans la deuxième partie du siècle dernier et l’auteur aurait pu la visiter, selon un intérêt typique de Green voyageur. On pourrait s’interroger alors sur la raison de cette absence, car si sa maison n’est pas insérée dans l’itinéraire, le poète est pourtant cité dans le texte comme celui qui, malgré des rapports difficiles avec sa ville natale, a su lui donner une renommée éternelle : « Ce fils qu’elle chassa et qui mourut en exil chez des étrangers, là-bas, à Ravenne, lui aura posé sur le front sa plus belle couronne, aussi immortelle que celle de ses tours25. »
- 26 Cf. Julien Green, Journal (18 juin 1941), op. cit., t. IV , p. 586.
- 27 Jacques Petit, Julien Green, Paris, Desclée de Brouwer, 1972, p. 85-91.
- 28 Voir entre autres, Julien Green, Journal (20 juin 1941), op. cit., t. IV , p. 587-588.
- 29 Julien Green, Journal (25 juin 1963), op. cit., t. V, 1977, p. 332.
10Mais cette absence prouve encore mieux la contradiction greenienne dont je parlais au début : pour Green, Dante est le grand Italien, le poète qui a accompagné sa vie quotidienne et qui l’accompagne encore au moment où il écrit ces quelques pages sur Florence ; il est celui qui a contribué à façonner sa personnalité d’homme et d’artiste, sa vision du monde et son art littéraire. Dans l’esprit et la mémoire du visiteur, il se place donc à un niveau différent par rapport à sa ville natale, et ses liens matériels avec Florence sont tout à fait secondaires aux yeux de notre auteur car Dante, finalement, joue pour lui le même rôle que Virgile pour Dante lui-même dans la Divine Comédie : c’est son guide privilégié, celui qui lui apprend à chaque instant à dépasser la tristesse quotidienne et à remonter vers la lumière, à pénétrer le visible pour saisir l’invisible qui s’y cache26 et donc à regarder le monde selon l’optique que Jacques Petit a appelée « les deux royaumes27 ». D’ailleurs, Green lui-même souligne à plusieurs reprises dans son Journal que beaucoup d’affinités intérieures le lient au poète italien et que la lecture continuelle du Purgatoire et du Paradis est toujours une source rafraîchissante pour sa foi ainsi que pour son art28. Dante fait partie du nombre de ces grands poètes européens « qui ont mené l’humanité sur le plan poétique29 », et si l’ importance qu’il revêt aux yeux de l’écrivain est soulignée constamment dans son Journal, elle ne peut pas être expliquée dans un genre textuel comme celui-ci. Dante fait partie d’une dimension autre, celle de sa foi religieuse et de sa démarche créatrice, et s’attarder sur sa maison dans un récit de voyage sur Florence aurait pu signifier s’adonner à une sorte de réduction et peut-être de banalisation de sa valeur.
11Cela prouve toutefois, si besoin était, que Green était bien conscient, au moment de son écriture, de la visée à donner à ses pages sur Florence : si sa poétique ne pouvait se passer d’un style et d’une démarche qui lui étaient presque consubstantiels car liés à son art narratif, il ne pouvait pas livrer à n’importe quel lecteur d’un guide touristique ou d’un récit de voyage ses pensées les plus intimes, les préoccupations les plus aiguës de sa personnalité.
Un récit de voyage ?
- 30 Adrien Pasquali, Le Tour des horizons, Paris, Klincksieck, 1994, p. 91.
- 31 Céline Schmitt, Le Regard en marche : la promenade rousseauiste ou le passage de la topographie à l (...)
12Comment considérer alors ce texte à l’intérieur de l’œuvre d’un auteur qui a toujours affirmé ne pas aimer la littérature de voyage ou les guides mais qui pourtant s’y adonne ? Or, d’après ce que nous venons de dire, on peut affirmer que Green a conçu ce texte sur Florence suivant une logique typiquement littéraire car son récit s’appuie sur des stratégies bien précises : une narration à la première personne, une sorte de préambule qui fonde et justifie la narration successive d’un déplacement urbain axé sur le double registre du réel et de l’imaginaire et une conclusion qui envisage l’avenir ; sa structure et son langage visent non à nous informer superficiellement sur cette ville toscane, mais à transformer certains de ses lieux par le biais d’un discours subjectif, affectif et culturel où, selon sa démarche artistique habituelle, la vision transfigure les données matérielles et les fixe à travers l’écriture suivant les mouvements de la mémoire. On pourrait donc l’assimiler à un récit de voyage contemporain qui, selon Adrien Pasquali, se caractérise par rapport au passé comme étant le « récit d’une expérience, qui placerait l’individu voyageur au centre de ses préoccupations » et « son propos serait moins de présenter un univers plus ou moins neuf et inconnu, que de rendre compte des échos de cet univers dans l’individualité qui voyage et observe30 », de façon que « le regard en marche […] est un sujet qui advient à lui-même, qui se perçoit par la médiation de l’espace31 ». Au désir de découverte se substitue donc la connaissance de soi, la narration d’un voyage s’assimilant à un parcours intérieur accompli grâce à la contemplation du monde et permettant la mise par écrit d’une expérience personnelle ainsi que de l’espace qui a permis de l’accomplir.
- 32 Voir Adrien Pasquali, Le Tour des horizons, op. cit., p. 127.
- 33 Jean Viviès, Un genre qui n’était pas notre genre ? Aperçus sur le récit de voyage et les études an (...)
- 34 Real Ouellet, « Pour une poétique de la relation de voyage », in Écrire des récits de voyage (XVe-X (...)
- 35 Grégoire Holtz et Vincent Masse, « Étudier les récits de voyage : bilan, questionnements, enjeux », (...)
13En outre, comme la plupart des récits de voyage32, c’est un texte qu’on peut définir comme hybride car il se construit comme un montage de genres où les stratégies du récit de voyage se mêlent à celles du journal intime, pour donner naissance à un texte totalement autre. Si cette démarche narrative n’est pas une nouveauté chez Green, comme le montre la publication du volume Villes et plus tard du Journal du voyageur, ici il y a encore plus, car il ne s’agit pas seulement pour l’auteur de reprendre ce qu’il avait déjà écrit en diariste, mais de construire autour du peu de notations sur Florence de son Journal un texte nouveau, censé raconter l’aventure d’un voyageur dans un espace qu’on peut définir à mi-chemin entre le réel et l’imaginaire. C’est là d’ailleurs l’un des traits les plus typiques du récit de voyage postmoderne qui, selon Jean Viviès, est « un montage qui se situe au point de rencontre ou de contradiction entre le voir et le savoir, l’inventaire et l’invention, le fragment et le tout, l’encyclopédisme et le souvenir33 ». Enfin, si la poétique du récit de voyage contemporain, comme l’a écrit récemment Réal Ouellet, se base sur « une triple démarche discursive : narrative, descriptive et commentative34 », le texte greenien se range décidément de ce côté, ce qui montre une sorte d’affinité entre Green et la nouvelle sensibilité littéraire de la fin du siècle dernier. En effet, nous savons qu’à partir de la décennie 1980-1990, la littérature de voyage est reconnue comme proprement littéraire, « accède à la notoriété, […] suscite une prolifération d’études et un développement éditorial qui est en plein essor35 ». Ce qui a permis à Green, probablement, non de se convertir au récit de voyage, mais de constater qu’une nouvelle sensibilité culturelle s’était développée envers ce genre textuel, une sensibilité qu’il pouvait partager car elle correspondait à sa façon personnelle de considérer l’écriture de voyage. Donc, s’il continue de mépriser les guides touristiques, il peut toutefois s’adonner à un véritable récit de voyage dont la visée et la structure appartiennent à sa propre démarche créatrice.
- 36 Voir Jacques Lecarme, L’Autobiographie, Paris, Armand Colin, 1997, p. 14.
- 37 Voir entre autres, Grégoire Holtz et Vincent Masse, art. cit., pp. 1-30.
14Je ne sais pas si cela signifie, comme disait Jacques Lecarme à propos de l’autobiographie36, que notre auteur s’est réconcilié avec un genre littéraire qu’il a toujours critiqué : mais il faut reconnaître qu’au-delà de toutes les discussions contemporaines sur le « genre » du récit de voyage37 et des affirmations greeniennes à ce propos, ce petit texte témoigne d’une démarche créatrice nouvelle pour notre auteur, et que le seul récit de voyage écrit par Julien Green est consacré à l’une des plus belles villes d’Italie, un pays qu’il a toujours adoré.
Notes
1 Julien Green, Villes, journal de voyage (1920-1984), Paris, Le Seuil/La Différence/Frédéric Birr, 1985.
2 Julien Green, Journal du Voyageur, avec 100 photos de l’auteur, Paris, Seuil, 1990.
3 Julien Green, « Une âme de Condottiere », in Florence avec J. Green, Paris, Éd. Autrement, 1986, p. 5.
4 Julien Green, Journal (13 juin 1935), in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. IV, 1975, p. 378-379.
5 Julien Green, Florence avec Julien Green, op. cit., p. 5.
6 Ibid., p. 7.
7 Id.
8 Id.
9 Ibid., p. 14-15.
10 Ibid., p. 5.
11 Ibid., p. 10.
12 Id.
13 Ibid., p. 17.
14 Ibid.
15 Ibid., p. 5.
16 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. I. Arts de faire, nouvelle édition, établie et présentée par Luce Giard, Paris, Gallimard, 1990, p. 25.
17 Julien Green, Florence avec Julien Green, op. cit., p. 12.
18 Ibid., p. 7.
19 Id.
20 Ibid., p. 14.
21 Id.
22 Ibid., p. 9.
23 François Paré, Le Fantasme d’Escanaba, Québec, Nota Bene, 2007, p. 7.
24 Gilles Tiberghien, Finis terrae. Imaginaire et imaginations cartographiques, Paris, Bayard, 2007, p. 131.
25 Julien Green, Florence avec Julien Green, op.cit., p. 10.
26 Cf. Julien Green, Journal (18 juin 1941), op. cit., t. IV , p. 586.
27 Jacques Petit, Julien Green, Paris, Desclée de Brouwer, 1972, p. 85-91.
28 Voir entre autres, Julien Green, Journal (20 juin 1941), op. cit., t. IV , p. 587-588.
29 Julien Green, Journal (25 juin 1963), op. cit., t. V, 1977, p. 332.
30 Adrien Pasquali, Le Tour des horizons, Paris, Klincksieck, 1994, p. 91.
31 Céline Schmitt, Le Regard en marche : la promenade rousseauiste ou le passage de la topographie à la scénographie, in Topographies romanesques, sous la direction d’Audrey Camus et Rachel Bouvet, Rennes, Presses universitaires de Rennes et Presses de l’Université du Québec, 2011, p. 180.
32 Voir Adrien Pasquali, Le Tour des horizons, op. cit., p. 127.
33 Jean Viviès, Un genre qui n’était pas notre genre ? Aperçus sur le récit de voyage et les études anglaises, in http://www2.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/1-4/Vivies.pdf (consulté le 10/04/2014).
34 Real Ouellet, « Pour une poétique de la relation de voyage », in Écrire des récits de voyage (XVe-XVIIIe siècles. Esquisse d’une poétique en gestation, sous la direction de Marie-Christine Pioffet. Laval, Presses de l’Université Laval, 2008, p. 17.
35 Grégoire Holtz et Vincent Masse, « Étudier les récits de voyage : bilan, questionnements, enjeux », in Arborescences : revue d’études françaises, n° 2, 2012, p. 11 (cons.in http://id.erudit.org/iderudit/1009267ar) ; cf. aussi Gérard Cogez, Les Écrivains voyageurs au XXe siècle. Présentation, Paris, Seuil, 2004, p. 11-27.
36 Voir Jacques Lecarme, L’Autobiographie, Paris, Armand Colin, 1997, p. 14.
37 Voir entre autres, Grégoire Holtz et Vincent Masse, art. cit., pp. 1-30.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Daniela Fabiani, « Florence avec Julien Green : un récit de voyage ? », Littératures, 76 | 2017, 57-66.
Référence électronique
Daniela Fabiani, « Florence avec Julien Green : un récit de voyage ? », Littératures [En ligne], 76 | 2017, mis en ligne le 20 juillet 2019, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/litteratures/1561 ; DOI : https://doi.org/10.4000/litteratures.1561
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page