« ... la société des Buveurs d’eau s’est dissoute naturellement par la mort de tous ses membres, sans que le nom d’aucun soit resté attaché à une œuvre qui pût attester de leur existence. »
Henri Murger, Scènes de la Vie de Bohème, ch. XVIII, II.

4Pour l’intelligence des Groupes littéraires, artistiques ou autres, mieux vaut donc envisager à la fois

1. — Les différentes traces, qu’il s’agisse de fictions ou de documents : par la critique et l’enseignement, elles font passer les groupes d’une réalité toute factuelle à une légitimité institutionnelle.

2. — Mais aussi l’importance des fluctuations qui empêchent de les figer en des objets constitués une fois pour toutes. À l’utopie d’un savoir établi, on opposera le constant va-et-vient entre les faits éditoriaux, leurs usages sociaux et les commentaires qu’on tient à leur propos.

5Pour illustrer les difficultés qu’on peut rencontrer en étudiant différents « Groupes » parisiens des années 1880-1900, on envisagera quelques exemples relativement peu explorés : les Zutiques, les Hydropathes, les Incohérents.

6À leur sujet, on est en droit de demander : qui décide de leur notoriété ? conformément à quels critères ? et selon quels cadres conceptuels ? Bref, comment se forme le jugement, la « doxa », qu’elle soit commune ou savante ?

1. Les Zutiques et leur Album : un cas d’école

8L’Album zutique offre l’exemple remarquable d’un texte dont le statut s’est transformé d’une décennie à l’autre : il s’agit d’abord d’un recueil disparu de la circulation pendant plus d’un demi-siècle ; par la suite, dans les années 1960, révélé comme une des « curiosa » scabreuses de la bibliophilie ; aujourd’hui, il est considéré comme une œuvre à part, mais à part entière ; peut-être demain deviendra-t-il un objet connu de tous, par la grâce d’une collection de poche : en somme devenu un « classique », tout comme naguère Alphonse Allais est devenu un « écrivain » — et non plus un simple amuseur. Colloques, collections de prestige ou de poche, participent de manière décisive (bien que lente et souterraine) aux consécrations.

Zutisme est le vrai nom du cercle !

10est censé déclarer Antoine Cros, à la fin du premier tercet du sonnet-conversation par lequel s’ouvre l’Album. Le quatrain « Autre propos du cercle » répète cette appellation, sans qu’on sache si on doit la prendre au sérieux. En revanche le lieu de réunion à l’Hôtel des Étrangers, en plein Quartier latin, est désigné à plusieurs reprises : « bouge », « antre », « turne », « taudis », correspondent à la seule et unique description connue dont on dispose : l’« entresol » de l’Hôtel des Étrangers, au croisement des rues Racine et de l’École de médecine.

13Ce qui est attesté, en revanche, c’est une photographie de l’autographe dont on ne sait dans quelle mesure elle est parfaitement fidèle, faute de pouvoir accéder au manuscrit. En tout cas, il s’agit d’un recueil de premier ordre, tant par sa maîtrise formelle, sa diversité des genres et des tons, que par son parti pris de drôlerie et d’insolence : un manuscrit d’une écriture qu’on a justement qualifié de « jubilatoire ». Il ouvre en poésie un champ de transgressions, comme s’il postulait que le blasphème ou la destruction constituaient le passage obligé de toute découverte. Recueil aux facettes diverses, l’Album zutique exploite les filons du libertinage, à la manière des Parnasses satyriques. Il sert de laboratoire à une poésie en liberté pour laquelle chacun des participants apporte sa contribution. J’en donnerai un seul exemple avec le « Pantoum négligé » que Paul Verlaine reprendra dans Jadis et Naguère :

Trois petits pâtés, ma chemise brûle ;
Monsieur le curé n’aime pas les os ;
Ma cousine est blonde : elle a nom Ursule.
Que n’émigrons-nous vers les Palaiseaux !
Ma cousine est blonde, elle a nom Ursule…

14Loin de s’y livrer à la moquerie d’un poème d’Alphonse Daudet, Verlaine invente un genre nouveau, alternant poésie savante, chanson populaire et comptine. Ce qui nous invite à considérer l’Album zutique non comme une simple pochade ou de simples exercices parodiques.

2. Un groupe organisé : les Hydropathes

15Il en va tout autrement avec les Hydropathes, un groupe qui s’est inscrit dans une durée relativement longue (presque deux ans, d’octobre 1878 à mai 1880). Il a publié une trentaine de numéros d’un magazine au nom énigmatique : L’Hydropathe — celui que l’eau rend malade — prend le relais, à contre-pied des buveurs d’eau d’Henri Murger. Sur sa première page, figure la caricature d’une personnalité du groupe à laquelle une chronique et un bref poème sont consacrés : Alphonse Allais, l’Illustre Sapeck, Charles Cros, mais aussi Sarah Bernhardt ou Coquelin Cadet, plus bien d’autres personnalités à jamais sorties des mémoires. Surtout, le groupe s’organise de façon stricte : il dépose des statuts, élit un Président dont la sonnette devient tôt célèbre, sollicite une cotisation auprès des nombreux adhérents. Pour chacune des séances, il établit un droit d’entrée, un ordre du jour et rend compte régulièrement des programmes dans son magazine.

Comme nous, elle s’enivre
De rimes et de chansons,
Comme nous elle veut vivre,
Gaie en toutes saisons.
Hydropathe
Pathe
Pathe,
Hydropathe
Comme nous,
Elle épate,
Pate
Pate
Avec ses tintements fous.

Poèmes incongrus

17Longtemps plus tard, un nombre considérable d’écrivains ont revendiqué leur appartenance. On pense au bref poème d’Aragon « Ancien combattant » : « J’ai fait le mouvement Dada / Disait le dadaïste [...]. Et en effet / Il l’avait fait » (La Grande Gaité). Pour le 40^e anniversaire de sa fondation, le 28 décembre 1919, paraît un numéro « unique » commémoratif de L’Hydropathe : il accompagne la célébration solennelle qui se déroule dans le Grand amphithéâtre de la Sorbonne, sous la Présidence du ministre de l’Éducation nationale, Maurice Bérard. Au lendemain de la victoire sur l’Allemagne, celui-ci s’attache à glorifier un fonds « gaulois », représentatif de l’esprit français.

19Ce qui n’empêche pas les ouvrages de référence les plus sérieux d’apporter une contribution aux belles légendes de la bohème littéraire. C’est ainsi que l’un d’eux, par ailleurs particulièrement bien informé, évoque en une longue citation (aussi évocatrice qu’erronée) la rencontre de Jules Laforgue et de Gustave Kahn aux Hydropathes. Le seul ennui est que le poème cité, si apparemment « laforguien », est tiré des Premiers pas, parus chez Alphonse Lemerre en 1892. Signé Jules Lafforgue — avec deux « f » — il n’a rien à voir avec les écrits de l’auteur des Complaintes :

• 14 Bien que dénoncée de longue date par M-J. Durry, cette confusion s’est perpétuée. F. Caradec attrib (...)

J’ai vu des poètes infâmes
Dire des vers sur des tréteaux
Dans un bouge aux noirs escabeaux
Parmi la puanteur des femmes.
[...]
Moi, comme pris d’un vin qui grise,
Rêvant de succès généreux,
Vain et lâche, j’ai fait comme eux,
J’ai déballé ma marchandise14.

20Les Hydropathes constituent la parfaite contrepartie des Zutiques : un cercle connu, bien des fois signalé et célébré, qui a laissé de très nombreuses traces, mais auquel on ne doit pas d’œuvre qui ait été jugée mémorable. Alors que l’Album zutique est très longtemps resté secret, qu’il témoigne d’une entreprise collective marquant un parti pris sacrilège à l’égard des pouvoirs en place, les écrits hydropathes se sont galvaudés dans les drôleries bon enfant. À grand renfort de fadaises, ils ont cherché à plaire à tous les publics. Aujourd’hui, au regard des 29 feuillets de l’Album zutique, leurs abondantes productions comptent pour peu de chose.

3. Les Arts incohérents, un Groupe hors jeu

21Les Arts incohérents sont une émanation des Hydropathes, patronnées en leurs débuts par Le Chat noir hebdomadaire. Ils ont sans doute été inspirés par le Salon que Louis Ghémar a organisé à Bruxelles, dès 1870, dans l’esprit de la « Zwanze ». À Paris, une série d’expositions loufoques se tiendront de 1882 à 1893. Mais les Incohérents se sont fait connaître aussi par toutes sortes de manifestations : des sorties en banlieue, des banquets, surtout des bals et des « revues » de variétés. Leur succès a été tel qu’ils ont essaimé dans de nombreuses villes de province, Rouen, Nantes, Montpellier. Il s’agit d’un groupe qu’ignorent toutes les Histoires de l’art moderne, sans exception, semble-t-il. À son propos, je m’en tiendrai à quelques points : les traces de leurs manifestations, le rôle de Jules Lévy, leur chef de file, et les aléas de leur « fortune » artistique.

23Par ailleurs, chaque exposition fait l’objet d’un Catalogue qui, à partir de 1883, est illustré de gravures : soit au total cinq volumes publiés. Non seulement ces traces documentaires montrent l’intérêt que le public a porté à des manifestations farfelues, mais elles permettent d’imaginer, tant bien que mal (faute de photographies et d’œuvres préservées), ce qui lui a été effectivement présenté.

24Jules Lévy appartient à la cohue des auteurs à jamais perdus de vue. Il a été cosignataire (avec Georges Courteline) d’une comédie en un acte représentée au Théâtre Antoine, qui sera son monument littéraire, Le Commissaire est bon enfant (1900). Courtier chez un grand éditeur, c’est un homme d’entregent qui se manifeste dans tous les domaines : interprète de monologues aux Hydropathes, auteur dramatique représenté sur les scènes petites et grandes, éditeur d’ouvrages qui font appel aux meilleurs illustrateurs, parmi lesquels Caran d’Ache ou Steinlein. Il ne retient aujourd’hui l’attention que pour son rôle d’animateur d’un groupe d’artistes « qui ne savent pas dessiner ». Les Arts incohérents se présentent comme des anti-Salons mais à la différence des Salons comiques, ils exposent sur des cimaises, dans des espaces-galeries. Ils mettent en question autant le Salon traditionnel que des manifestations des peintres Indépendants.

25Piètre théoricien, Jules Lévy hésite à donner sens à une entreprise dont il dit tantôt quelle représente « une nouvelle branche de l’art », tantôt qu’elle n’engage à rien de sérieux : « Nous ne faisons pas de l’Art ! ceci est une chose parfaitement entendue et jamais nous n’avons voulu en faire », prend-il la précaution de déclarer, face au tohu-bohu qu’il provoque (Le Chat noir, 30 octobre 1886). En revanche, il est un organisateur hors pair. Meneur de jeu tous terrains et tous azimuts, il contacte les journalistes, multiplie les invitations, rameute le clan des « Jeunes », amis, poètes et rapins. Il est en effet convaincu que les tapages — qu’on dirait aujourd’hui « médiatiques » — sont condition sine qua non de l’existence des œuvres. De sorte que les six expositions auxquelles ont participé plus de cinq cents artistes, où furent exposées plus d’un millier de dessins, gravures, tableaux ou sculptures, lui doivent tout. Les Incohérents, c’est lui, suivi de quelques fidèles et d’une volée fluctuante de sympathisants qu’il fédère. Parmi ceux qui ont participé à ses expositions, quelques-uns sont demeurés célèbres : Alphonse Allais, Charles Angrand (aujourd’hui connu comme un excellent peintre « pointilliste »), Jules Chéret, Émile Cohl — qui sera l’« inventeur » du dessin animé —, Adolphe Willette.

26Les productions « incohérentes » sont d’une extrême diversité, puisqu’elles ne cherchent qu’à faire rire ou sourire : caricatures, parodies des maîtres, calembours graphiques (comme le « Pain peint »), utilisations d’objets réels, toutes les incongruités y sont bienvenues. Dès la première exposition (en 1882), une feuille badigeonnée de noir est intitulée « Combat de nègres pendant la nuit » (Paul Bilhaud) — dont se souviendra Alphonse Allais — un fromage de gruyère placé sous cloche emprunte la forme d’un pied, un vrai soulier fixé sur la toile figure « Le Facteur rural », un balai ménager portant le tutu, une danseuse de ballet. Si quelques critiques perçoivent dans ces extravagances une prémonition de l’art de demain, et quelques autres un « attentat à l’art » d’inspiration anarchiste, la plupart n’y trouvent qu’une occasion de s’amuser, une fois par an, au cours d’un Carnaval cocasse qui ne prête pas à conséquence.

27L’aventure se termine avec les dernières expositions. Après leurs effets de surprise, elles cessent d’intéresser le public qui se détourne des redites. Quelques années plus tard, les avant-gardes picturales (les Fauves puis les Cubistes) rendront caduques des plaisanteries que seuls des historiens de la caricature ont pris en considération, d’abord avec sévérité, ensuite avec une certaine condescendance. C’est ainsi que John Grand-Carteret les juge à chaud de « simples farces » ou des « lampisteries » de rapins (Les Mœurs et la caricature en France, 1888) ; et que longtemps plus tard, Philippe Robert-Jones, conservateur aux Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, exhume ces joyeux fantaisistes au titre de curiosités, dans un article de la Gazette des Beaux-Arts (octobre 1958). L’aventure des Arts incohérents s’est donc achevée dans la dernière décennie du xix^e siècle.

Pour conclure

29Les Zutiques, les Hydropathes, les Incohérents, donnent l’exemple de Groupes fort différents, autant dans les faits — leur formation, leur organisation, leur durée, leurs productions — que dans la fortune que leur accorde la postérité. Le terme « Groupes » regroupe en fait toutes sortes d’assemblées informelles, même quand elles semblent strictement réglementées, comme le furent (par exception) les Hydropathes. Des soirées amicales aux rencontres de cafés, bien des cas de figure se présentent qui forment autant de fraternités. Quoi qu’il en soit, les interactions jouent un rôle décisif : importe au premier chef un état d’esprit, des échanges et, en l’occurrence, un certain désengagement politique. Dans tous les cas, les participants, par leurs insolences, marquent leur distance à l’égard d’un ordre dominant.

30Mais les groupes ici évoqués sont instables, ils se passent de programmes ou de mots d’ordre. Les individualités y sont itinérantes, elles vont de l’un à l’autre sans se soucier d’une adhésion. S’entrecroisent plusieurs réseaux, celui des amitiés, des réunions, des publications. C’est ainsi qu’Alphonse Allais, qui participe aux Hydropathes et aux Incohérents, se réclame avant tout du Fumisme — ou que Charles Cros hante le salon de Nina puis les soirées des Hydropathes puis celles du Chat noir, avant de fonder, comme on l’a vu, un groupe de Zutistes qui fait long feu. L’un comme l’autre œuvrent davantage comme agitateurs, agents de liaison, que promoteurs d’une esthétique. Le paradoxe des individualités est qu’elles recherchent les connivences mais qu’elles rejettent les appartenances. Si bien qu’en dernier ressort, ce sont leurs Œuvres qui intéressent — et qui font connaître leurs comparses.

31L’Album zutique procède d’un « Groupe », si on veut : éphémère et composite, il n’a connu ni règle ni leader. C’est le livret d’un Hôtel du Libre Échange, où toutes les rencontres, les expériences, les incartades sont bienvenues. Sa « reconnaissance » littéraire reste à établir, puisqu’aujourd’hui encore, seul un nombre limité d’amateurs peut en prendre connaissance. À la différence des Zutiques, les Hydropathes se sont organisés dans la durée, ils ont choisi un chef dont l’autorité ne fut guère contestée. Émile Goudeau a laissé des souvenirs illustrés de nombreux textes : Dix ans de bohème a été publié une dizaine d’années après qu’il eut animé séances et publications (1888). Mais on peine à signaler une œuvre d’intérêt qui émane de ce Groupe. Quant aux Incohérents, ils doivent une existence durable à un seul homme qui, au lendemain de leur dernière manifestation, les a abandonnés purement et simplement. Leur réhabilitation apparaît problématique, du fait qu’on ne peut voir quasiment aucune de leurs productions : simples galéjades au regard des participants, elles ont été détruites ou abandonnées dès que les expositions se terminaient.

33Les Groupes littéraires ou artistiques vivent une existence précaire, aléatoire et conflictuelle. Ils peuvent être exclus des institutions publiques ou privées (l’enseignement, l’édition) à qui revient le droit de les reconnaître, de les consacrer — ou de les ignorer. Ils connaissent par ailleurs une destinée posthume : le plus souvent ils tombent à jamais dans les oubliettes ; ils peuvent aussi être installés pour un temps dans les lieux de vénération ; parfois encore en instance de jugement. Les valeurs qu’ils mettent en jeu sont culturelles, donc politiques. Elles font l’objet de conflits perpétuels, en bien des cas fort âpres, même s’ils peuvent passer inaperçus des observateurs ou des praticiens. Cette consécration est acte de pouvoir, elle engage un rapport de forces qui ne prend jamais fin.