Thibaut Julian, Un théâtre pour la nation.
L’histoire en scène (1765-1806)
Thibaut Julian, Un théâtre pour la nation. L’histoire en scène (1765-1806), Presses Universitaires de Lyon, 2022, 340 p.
Texte intégral
1L’ouvrage de Thibaut Julian, Un théâtre pour la nation. L’histoire en scène (1765-1806), témoigne d’un regain d’intérêt des spécialistes pour le théâtre de la deuxième moitié du xviiie siècle, véritable continent que l’histoire littéraire ne cesse de redécouvrir et d’explorer, et dont la valeur réflexive – philosophique et politique notamment – apparaît chaque fois davantage. Lorsqu’il n’est pas seulement étudié dans la perspective d’une simple histoire des formes et des genres, mais comme un « fait social total », pour paraphraser Marcel Mauss, le théâtre apparaît à la fois comme un laboratoire esthétique et comme une caisse de résonance de l’actualité sociale et politique d’une époque. Le moment révolutionnaire étant évidemment le plus représentatif de cette dualité (le « évidemment » ne va d’ailleurs pas de soi, tant on a longtemps considéré le théâtre de la Révolution comme la réécriture malaisée de formes canoniques).
2Cette publication, véritable somme de plus de 300 pages très denses, peut se lire comme un aller-retour herméneutique de l’histoire vers le théâtre et du théâtre vers l’histoire. Son objet principal est en effet la représentation de l’histoire dans le théâtre depuis l’âge des Lumières jusqu’à l’Empire, en particulier telle qu’elle se déploie et s’écrit sous le genre du « théâtre national ». Extrêmement informé, prenant en compte les enquêtes qui l’ont précédé (Clarence Dietz Brenner, L’Histoire nationale dans la tragédie française du xviiie
siècleLe Théâtre historique en France jusqu’à la RévolutionLa Lanterne magique de l’histoire : essai sur le théâtre historique en France de 1750 à 1789 Siège de CalaisLa Mort de Henri IV, roi de France3L’étude se fonde sur un corpus primaire d’environ 250 pièces historiques, inégales par leur valeur comme par leur succès. Certaines ont été jouées durant des décennies, d’autres quelques semaines seulement, voire quelques heures. Les auteurs sont rangés par « familles », des écrivains reconnus aux « amuseurs » des théâtre de société, des comédiens-auteurs de profession aux dramaturges occasionnels. La période révolutionnaire se signale tout particulièrement par une forme d’exogamie sociale où les œuvres sont aussi bien le fait de militaires, de juristes ou de fonctionnaires que de représentants du peuple, ce qui peut expliquer la forte hybridation générique qui caractérise certaines de ces pièces.
4L’auteur ne manque pas d’analyser le contexte culturel qui prévaut dans la deuxième moitié du xviiie siècle, en montrant comment la pratique du théâtre d’éducation dans les collèges religieux a préparé le terrain du théâtre national dès avant 1765 par le choix de sujets ayant un ancrage historique et moral. Outil pédagogique, le théâtre l’est à double titre, tant il est lui-même pensé comme un substitut pédagogique, aussi bien par les philosophes des Lumières que par les révolutionnaires. Selon les auteurs et les époques, le théâtre national ou patriotique peut aussi bien célébrer la monarchie que la dénoncer en montrant le roi dans toute sa petitesse, comme le prouve l’exemple de La mort de Louis XI de Sébastien Mercier, pièce publiée en 1783 et que les romantiques considèreront comme le premier drame composé en France à la manière de Shakespeare.
5L’enquête de Thibaut Julian explique clairement les formes et les usages de l’histoire en matière de théâtre. On peut seulement regretter que, dans un livre qui tourne entièrement autour de l’idée de théâtre « national », et alors que le concept de « patriotisme » est bien explicité, celui de « nation » ne soit pas véritablement analysé (malgré la présence répétée du mot dans les titres de chapitres), en dépit des mutations fondamentales dont il fait l’objet durant toute la période considérée.
6En fin d’ouvrage, Thibaut Julian propose une analyse des émotions politiques qui, pour intéressante qu’elle soit, ne convainc pas totalement, sans doute parce qu’elle choisit de considérer à la fois la production et la réception des œuvres de théâtre. Ainsi prend-elle en compte, pêle-mêle, « l’admiration », « l’enthousiasme », « la vertu », « l’indignation », « la déploration » ou « le ressentiment ». La vertu est-elle véritablement une émotion ? Si oui, à quel titre ? Quid de la pitié ou de la compassion, soit des effets du pathétique ? Cette esthétique historique de l’émotion, pour passionnante qu’elle puisse être, supposerait peut-être un traitement contrasté propre à chaque sujet et à chaque corpus documentaire, voire à chaque auteur.
7Ces légères réserves n’enlèvent rien à la richesse et à la densité de cette imposante étude dont la trame épouse à la fois l’histoire du théâtre de la deuxième moitié du xviiie siècle et l’histoire politique de l’Ancien Régime à la Révolution, faisant de celui-ci, indubitablement et selon la formule consacrée, un authentique ouvrage de référence.
Pour citer cet article
Référence papier
Stéphane Pujol, « Thibaut Julian, Un théâtre pour la nation.
L’histoire en scène (1765-1806) », Littératures, 88 | 2023, 175-176.
Référence électronique
Stéphane Pujol, « Thibaut Julian, Un théâtre pour la nation.
L’histoire en scène (1765-1806) », Littératures [En ligne], 88 | 2023, mis en ligne le 28 mars 2024, consulté le 15 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/litteratures/4927 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12209
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