Pierre Schoentjes, Nos regards se sont croisés. La scène de la rencontre avec un animal
Pierre Schoentjes, Nos regards se sont croisés. La scène de la rencontre avec un animal, Marseille, Le Mot et le reste, 2022, 164 p.
Texte intégral
1Principal introducteur de l’écopoétique en France (Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique, Wildproject, 2015) et auteur régulier dans ce domaine (Littérature et écologie. Le mur des abeilles, Corti, 2020 ; Écrire la nature, imaginer l’écologie. Pour Pierre Gascar, Droz, 2021 ; L’Horizon écologique des fictions contemporaines, Droz, 2022, en codirection avec Riccardo Barontini et Sara Buekens), Pierre Schoentjes publie un nouvel ouvrage chez l’éditeur marseillais « Le Mot et le reste » : Nos regards se sont croisés. La scène de la rencontre avec un animal. De dimension plus modeste que ses prédécesseurs comme le reconnaît l’auteur, cet ouvrage se présente comme une recherche sans « aucune volonté d’exhaustivité » et collatérale à « la lecture d’un nombre assez conséquent de textes dans le cadre de travaux consacrés à l’écopoétique » (p. 16). Le corpus est constitué « d’un peu plus de soixante-dix textes », allant de la toute fin du xixe siècle à notre époque et faisant la part belle – comme souvent avec Pierre Schoentjes – aux œuvres peu ou très peu connues (comme celle de Jeanne Bemer-Sauvan ou de Simonne Jacquemart), principalement d’expression française mais également issus de la Tchéquie, de la Suède, de l’Italie, de l’Allemagne ou du Royaume-Uni. Se dégage de ce corpus le constat de la récurrence d’un motif important, quoique non central, dans « ces œuvres qui reviennent sur l’expérience de la nature, témoign[ant] d’une proximité avec des animaux domestiques et sauvages » ou « problématis[ant] des enjeux écologiques » (p. 17) : le motif de « la rencontre les yeux dans les yeux avec un animal » (p. 19).
2Par son titre, l’ouvrage se réfère à l’essai de Jean Rousset Leurs yeux se rencontrèrent. La scène de première vue dans le roman (Corti, 1981), mais Schoentjes en souligne clairement le « changement d’angle » (p. 15) pour se situer dans la continuité de ce « déplacement de l’attention, une approche de l’altérité à partir de failles historiques et de fissures intimes mais aussi d’éblouissements devant l’inventivité du vivant », développé par Anne Simon (Une bête entre les lignes. Essai de zoopoétique, Wildproject, 2021). L’auteur s’efforce donc de dégager les caractéristiques de cette rencontre les yeux dans les yeux avec l’animal, rencontre frappante par son caractère exceptionnel, par les émotions et les questionnements qu’elle soulève, notamment en ce qui concerne la possibilité d’une communication interespèces. Il s’attarde également sur la rencontre avec un animal mourant, non seulement parce que ce moment « comporte une charge émotionnelle [encore plus] forte » (p. 121), mais aussi parce qu’il peut provoquer « une véritable révélation » (p. 131) et un engagement animaliste.
3Au terme de son parcours – dont on peut regretter par moment un effet d’énumération sans réel approfondissement, mais dont on ne peut que saluer les découvertes et les mises en perspective – Pierre Schoentjes évalue lui-même avec acuité la leçon et la portée de son travail dans un remarquable « coda » : « Regarder des animaux dans les yeux nous fait prendre conscience combien nous sommes simultanément similaires et différents d’eux et nous conduit à ressentir, à travers le corps, l’unicité de ce rapport, dans un monde que nous partageons avec les animaux. » (p. 145) Tous ces textes nous ouvrent à des mondes d’autres animaux, développant « une forme d’empathie » (p. 149), même si certains auteurs, plus rares, soulignent notre séparation – sans pour autant renouer « avec l’ancienne tradition de l’animal-machine » (p. 151) ou souscrire au béhaviorisme. En multipliant de façon réticulaire les scènes de rencontre les yeux dans les yeux avec les animaux, Pierre Schoentjes dégage « un schéma narratif similaire » (surprise, « volonté d’aller plus loin dans le contact », déclenchement d’une « interrogation portant sur la manière dont nous communiquons avec les animaux », p. 148) et montre que la « littérature […] fait résonner le rapport aux animaux » (ibid.) en prenant « appui sur la présence des corps » et une grande attention à l’environnement grâce à une « description […] particulièrement détaillée » (ibid.) des lieux, du climat, des perceptions.
4Ainsi, Nos regards se sont croisés se veut la manifestation d’une « approche écopoétique centrée sur la lettre des textes et qui, en s’écartant de l’histoire littéraire traditionnelle, s’autorise des chemins de traverse », de manière à « faire une place à la diversité des écritures qui prennent le vivant pour sujet » (p. 152). Certes, reconnaît lucidement l’auteur, « on peut reprocher à la démarche d’être faiblement structurée d’un point de vue théorique », mais son sens aigu de l’intertextualité présente néanmoins l’intérêt de « couvrir un champ majeur mais qui n’est que rarement pris en considération dans son ensemble et d’y pointer les connexions souvent insoupçonnées » (p. 153). On ne peut en effet qu’être reconnaissant à Pierre Schoentjes, qui nous invite à « compléter le réseau », de contribuer ainsi, dans le détail des textes, « à la réflexion sur notre rapport aux animaux, un enjeu actuel majeur et qui suscite un large intérêt » (ibid.).
Pour citer cet article
Référence papier
Alain Romestaing, « Pierre Schoentjes, Nos regards se sont croisés. La scène de la rencontre avec un animal », Littératures, 88 | 2023, 177-178.
Référence électronique
Alain Romestaing, « Pierre Schoentjes, Nos regards se sont croisés. La scène de la rencontre avec un animal », Littératures [En ligne], 88 | 2023, mis en ligne le 28 mars 2024, consulté le 15 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/litteratures/4933 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1220a
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