• 1 Franz Anton Mesmer, Le Magnétisme animal, éd. Robert Amadou, Paris, Payot, 1971, p. 329.
• 2 Jean-Pierre Louis de La Roche du Maine, marquis de Luchet, Essai sur la secte des Illuminés, Paris, (...)

1Parmi la faune bigarrée qui peuple le biotope du magnétisme animal, dans la dernière décennie du xviii^e siècle, Franz Anton Mesmer (1734-1815) distinguait « ceux qui, par des observations constantes et multipliées se sont assurés de la réalité des faits ; mais qui ne pouvant en expliquer les causes, et voulant sortir de l’état pénible de l’étonnement, au lieu d’avoir recours à nos principes, ont préféré l’illusion de la métaphysique1 ». Le marquis Jean-Pierre Louis de Luchet (1739-1792) semble lui emboîter le pas, dans son Essai sur la secte des Illuminés (1789), lorsqu’il écrit que « le Magnétisme était le prétexte, mais le but était une exhortation à remonter aux sources cachées de toute lumière, renfermées dans la Théosophie2 ». C’est à cette catégorie de théosophes qu’appartient indiscutablement Alexandre-Pierre-Louis de Barberin du Bost (1746-1821), plus connu sous le nom de chevalier de Barberin, et longtemps présenté, par les polémistes autant que par ses thuriféraires, comme l’un des trois piliers du triumvirat magnétiste aux côtés de Mesmer et d’Armand Marie Jacques de Chastenet de Puységur (1751-1825).

• 3 Sur cet épisode, sortant du cadre de notre sujet, nous renvoyons à Antoine Faivre, De Londres à Sai (...)
• 4 Par libelles interposés, Antoine Esmonin de Dampierre (1743-1824), illuministe fort pieux, et le na (...)
• 5 Malik Mellah, « Baquets, salons et écuries. Du compagnon animal en révolution », Annales historique (...)

2Certes, l’apport de Barberin à l’histoire du magnétisme animal est des plus réduits, puisqu’il ne s’étend que sur une courte période, des environs de 1783 jusqu’en 1789 au plus tard. En outre, les lacunes documentaires empêchent de déterminer avec précision comment ce paisible officier du génie, fort bien noté par ses supérieurs, issu d’une noblesse de robe de fraîche date, originaire des Charentes et du Berry, a bien pu s’engouffrer dans la carrière somnambulique. Comme nous le verrons plus loin, il est plus ou moins proche du docteur Charles Deslon (1738-1786). Mais ses fonctions à Lyon, où il supervise la construction de l’Arsenal, ont sans doute contribué à lui faire connaître Charles-Dominique-Sulpice de Saulx, vicomte de Tavannes (1751-1794), ainsi que le commandeur de l’Ordre de Malte, Pierre-Paul Alexandre de Monspey (1741-1807), deux illuministes membres de l’entourage du Lyonnais Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), le créateur en 1782, au sein de la franc-maçonnerie, du Rite écossais rectifié auquel Barberin finira par adhérer, à l’appel de l’Agent Inconnu3. C’est précisément dans ces cercles de sociabilité, puis à l’occasion d’une âpre polémique locale4, qu’il gagne en notoriété, après avoir magnétisé certains patients à distance, alors même qu’il se trouve à l’autre bout de la ville. De surcroît, sa méthode est expérimentée deux fois, mais en son absence, à l’École vétérinaire de Lyon les 22 juillet et 9 août 17845.

• 6 Au cours de l’automne 1784, quatre jeunes filles, dont Jeanne Rochette, sont présentées à la Loge d (...)
• 7 Ce document est conservé dans le fonds Johann Friedrich Von Meyer de la bibliothèque de la Faculté (...)

3Il est évident, cependant, que les cures magnétiques qu’il opère ressemblent de près aux Sommeils magnétiques que recueillirent entre 1784-1785, sous la dictée de Jeanne Rochette, les illuministes lyonnais6. Le compte-rendu des séances qu’il donna à Paris, intitulé Mémoires du Chevalier de Barberin⁷, ne laisse aucun doute sur la similarité des procédés, pas plus que sur la nature des buts recherchés. C’est donc à partir de ce témoignage, qui s’étale de mars 1785 à janvier 1786, que nous analyserons les différents usages de la notion d’harmonie chez Barberin, montrant combien ce terme recouvre des pratiques très hétérogènes et met au jour la complexité de la nébuleuse d’acteurs qui se revendiquent du magnétisme animal. Ainsi, à la lecture de ces pages, une série de questions se soulève : Peut-on parler d’harmonie au sujet de ces séances ? En quoi peut-elle se distinguer de l’usage de ce terme dans les cercles mesmériens orthodoxes ? Quelle est donc l’harmonie qui semble en jeu dans cette thérapeutique ? Est-elle, enfin, une preuve, une mesure du succès du traitement ?

• 8 Louis Figuier, Histoire du merveilleux dans les temps modernes, Paris, Hachette et Cie, 1860, t. 3, (...)
• 9 Lettre conservée dans le fonds Willermoz de la Bibliothèque municipale de Lyon, parmi les documents (...)

4Avant d’entrer plus avant dans l’exploration pratique de cette notion, disons quelques mots sur une attribution problématique. On donne le chevalier de Barberin pour l’auteur anonyme d’un opuscule, Système raisonné du magnétisme universel, publié en 1786 sous l’égide d’une obscure Société de l’Harmonie d’Ostende. Obscure car son existence fait problème, tant elle n’est accréditée que par des témoignages datant du siècle suivant, parfois avec quelque approximation – Louis Figuier, par exemple, la dit en fait hollandaise et dirigée par le frère de notre magnétiseur, sans qu’aucune source ne vienne accréditer cette affirmation8. Or, les différentes histoires de la ville d’Ostende publiées au cours du xix^e siècle n’en soufflent mot (à l’exception d’une Société d’Harmonie qui se trouve être... la fanfare municipale !). En l’espèce, donc, notre homme n’a jamais adhéré à l’une des antennes de cette Société. Tout comme il n’a vraisemblablement jamais fondé la Société magnétique de la Concorde à Lyon, témoin une lettre de Willermoz datée du 25 juin 1785, qui prend contact avec le chevalier pour l’inviter à rejoindre leurs travaux9.

• 10 La maçonnerie mesmérienne ou les Leçons prononcées par Fr. Mocet, Riala, Themola, Séca et Célaphon, (...)
• 11 Ces rituels ont été publiés avec un riche appareil critique par Robert Amadou, dans Franz Anton Mes (...)
• 12 Alexander Lawrie, Histoire de la Franc-maçonnerie et de la Grande Loge d’Écosse, 1813, Éditions Ivo (...)
• 13 Voir par exemple ses Cours philosophique et interprétatif des initiations anciennes et modernes (18 (...)
• 14 Charles Porset, Les Philalèthes et le Convent de Paris. Une politique de la folie, Paris, Honoré Ch (...)

5En revanche, ces confusions montrent bien que le rapport entre société magnétique et loge maçonnique donne lieu à une certaine assimilation qui brouille les pistes. L’analogie de vocabulaire aidant – ou plutôt n’aidant pas – certains commentateurs ou historiens tendent à ne plus distinguer les deux. La création de la Société de l’Harmonie par Nicolas Bergasse (1750-1832) et Guillaume Kornmann (1741-1795) – structure de type « maçonnoïde » selon le mot de Robert Amadou –, les pamphlets – tels celui du docteur Barbeguière intitulé La Maçonnerie mesmérienne¹⁰ –, voire la création d’un Ordre de l’Harmonie dont les rituels ont été inventés par Amadou n’ont pas dissipé les équivoques11, si bien qu’un Claude-Antoine Thory (1757-1827)12 ou un Jean-Marie Ragon (1781-1862)13, deux des premiers historiens de la franc-maçonnerie, croiront devoir gloser sur une mystérieuse initiation mesmérienne. Et, pour augmenter encore la confusion, s’il en était besoin, les actes du Convent des Philalèthes, qui eut lieu en 1784-1785 puis en 1786-1787, font de Barberin un « Frère », alors qu’il ne fréquentait nullement la moindre société initiatique14.

• 15 Cf. Martinès de Pasqually, Traité sur la réintégration des êtres dans leur première propriété, vert (...)

7Disons-le d’emblée : sous la plume de Barberin, la signification donnée à la notion d’harmonie ressemble pour beaucoup à celle donnée à la notion de Réintégration15 par le thaumaturge Martinès de Pasqually (1727-1774), fondateur en 1767 de l’Ordre des Chevaliers Maçons Élus Cohen de l’Univers, ordre au sein duquel Jean-Baptiste Willermoz et Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) avaient fait leurs classes sur la voie spirituelle. Somme toute, le but de l’harmonie qui nous concerne ici relève aussi de cette réintégration dans le divin, de ce retour à la condition primitive de l’Homme. Elle passe, comme nous allons le constater bientôt, par une pratique rigoureuse de la piété.

• 16 Le Cri de la Nature ou le Magnétisme du jour, Ouvrage curieux et utile pour les personnes qui cherc (...)

9Ensuite, vient l’assistance, dont l’importance est significative, puisqu’elle instaure un contexte fait d’espoir, d’attentes et de biais cognitifs qui orientent les résultats ou les propos divers. Naturellement, Barberin est là qui magnétise. Il est parfois accompagné du vicomte de Tavannes, pilier de la maçonnerie illuministe lyonnaise, lorsqu’il se trouve à Paris. Du reste, Tavannes semble être ici le principal confident du chevalier, car c’est à lui que sont adressées les lettres qui parsèment le manuscrit. On y rencontre aussi les époux de ces dames, époux qui bien souvent restent sceptiques. Une allusion laisse entendre que Louis-Claude de Saint-Martin rejoint le cercle épisodiquement. Enfin, l’on relève la présence d’un certain M. de Landresse, que nous ne sommes pas parvenu à identifier avec précision – bien qu’il s’agisse vraisemblablement de ce Landresse qui fit paraître en 1784 Le Cri de la nature ou le Magnétisme du jour16.

• 18 Ibid.

11Ce sont ces atermoiements du moi, d’un moi authentique qui doit lutter contre un moi malsain, tout à la fois miroir et témoin, porteur de la trace du péché originel, qui conduisent à la maladie, ou plus exactement à un désordre qui provoque la maladie, laquelle témoigne en fait d’un désordre spirituel. L’harmonie universelle est au contraire un rappel à l’ordre, un témoignage donné par Dieu de sa charité et de sa miséricorde. Dans la hiérarchie céleste qui caractérise les voyances de nos somnambules, le fluide est placé du côté de Dieu : « Je vois le magnétisme, poursuit M^me de Montméril, il vient d’en haut, c’est un fluide, un souffle divin, qui étand le vrai moy, qui le separe de ce vilain moy18. » Ainsi – et cet aspect parcourt tout le manuscrit – ressentir ce fluide, c’est le moyen par lequel la manifestation de la divine perfection peut se faire sentir de façon tangible.

• 19 Ibid., p. 7.
• 20 Ibid., p. 7.

12En effet, « l’être Suprême est continuellement occupé de verser partout cet esprit vivifiant19 », à l’occasion assimilé à un ange gardien. Paradoxalement, c’est en donnant à voir l’action du fluide sur le malade que l’on comprend la portée métaphysique de la santé et de la maladie – deux phénomènes aussi intriqués, aux yeux de nos magnétiseurs, que la chute et la rédemption et avec lesquelles ils se confondent. Ce faisant, le patient est soigné par cet incommensurable amour pendant que les biens portants sont les témoins – voire les convertis – de cette charité qui agit spirituellement et physiologiquement. Parce qu’Il discrimine le corps pécheur du corps de gloire, parce qu’Il fait usage d’un truchement naturel qui révèle en fait le surnaturel, Dieu pardonne au malade/pécheur tout en éveillant les consciences des soignants et, au besoin, des assistants. De cette façon, Il permet de mieux comprendre l’harmonie fondamentale, c’est-à-dire l’accord entre Créateur et créatures. Or, le pouvoir magnétique, qui émane du magnétiseur, permet d’établir le contact entre nature et surnature. En effet, le geste magnétique possède un pouvoir presque théurgique, pour M^me de Montméril, laquelle explique à Barberin : « Quand vous descendez [les mains], vous m’impregnes de ce souffle divin, vous animez le vrai moy, vous le separez de cette écorce [le corps matériel] ; en vous éloignant vous m’étendez ; en remontant et vous éloignant vous m’étendez et m’enlevez20. » Se dessine une liturgie de la passe, qui permet au « vrai moy » de franchir les étapes qui lui permettent de remonter vers sa perfection première, trajet inverse de la chute.

• 21 Nicole Edelman, Voyantes, guérisseuses et visionnaires en France, 1785-1914, Paris, Albin Michel, 1 (...)
• 22 Alexandre-Pierre-Louis de Barberin du Bost, Mémoires du Chevalier de Barberin, op. cit., p. 111.

13L’intérêt de ce geste est de provoquer le moyen de connexion, de communication entre la patiente prophétesse et l’entité divine : pour cela, il faut en effet parvenir à l’état de « belle crise », autrement appelée « belle crise belle », « belle folie belle » ou « crise de folie belle ». Paradoxe de l’harmonie, elle ne semble vouloir se révéler, confier les voies qui y mènent que dans des conditions pathologiques. Ce sont ces extases somnambuliques qui procurent à ces dames « un exceptionnel état de bonheur21 », selon la très juste formule de Nicole Edelmann, ou encore ces « beaux moments »22, selon l’expression des crisiaques, puisque ce ne sont pas les bien-portants qui en sont les récipiendaires, mais bien les malades. Car l’harmonie opère une sorte de transfusion de l’absolu, un abandon qui rappelle beaucoup les pratiques de certains cercles illuministes marqués par Mme Guyon. Nous ne manquons pas d’assister à ce paradoxal retournement : les malades guident ceux qui ont presque le malheur de rester en bonne santé. Le vocabulaire de la maladie se trouve même valorisé, retourné en un moyen de salut, par exemple chez la comtesse de La Saumès : « recourir à Dieu, s’abandonner à luy : croire c’est le calme du cœur et le plus sûr symptôme de la santé de l’âme ». Un tel propos n’est pas étranger à l’apologétique qui règne depuis la fin du xvii^e siècle. La croyance comme apaisement complet, comme garant d’une foi dépourvue d’amour propre, nous en trouvons témoignage dès les Maximes de saints de Fénelon, chez Caussade encore, ou nombre de jésuites.

• 23 Ibid., p. 8, 24, 57 et 59.
• 24 Ibid., p. 57 et 68.

14Les progrès vers l’harmonie se jugent en fonction de la qualité de l’autoscopie, de la précision de la parole somnambulique pendant le déroulement du phénomène. En effet, cette autoscopie ne naît pas du regard que le malade porte sur lui-même et ce dernier se contente de recueillir les ordonnances données par les êtres intermédiaires. Dès lors, l’examen physique se confond avec un examen de conscience qui permet au patient de se comparer, de jauger ce qu’il reste en lui de malsain, de trop corporel, de peccamineux, pour mieux adopter l’itinéraire qui le ramènera du détachement vers l’harmonie par excellence, Dieu. Souvent, comme en une formule rituelle, les messages surnaturels se terminent par la même phrase « Je suis bien23 » ou « Je suis bien heureuse24 », formule dont on goûtera la polysémie en un milieu catholique bon teint.

• 25 Ibid., p. 26.
• 26 Ibid., p. 28.
• 27 Ibid., p. 30.
• 28 Ibid., p. 21.

15Or, comme cet examen physique est le canal que le fluide se charge de désobstruer, selon ce que rappelle Mme de Montméril à diverses reprises, il est également le truchement dont Dieu a besoin pour s’exprimer, pour se manifester. Pour ce faire, il exerce un choix, une grâce au sens strict du terme. Ainsi, selon ce que Dieu dicte à la comtesse de La Saumès, Barberin « est choisi de Dieu25 ». La même est d’ailleurs favorisée de visions pendant son sommeil magnétique, visions ineffables que les mots ne peuvent entièrement circonscrire : « Je vois Dieu et la Ste Vierge au-dessous de luy. J’ai vu distinctement la Ste Vierge, je ne l’ai pas dit. Je la vois dans ce moment. Dieu ! On ne sent pas la force de cette expression. Dieu, c’est tout26. » L’harmonie, parce qu’elle confère un supplément d’âme aux souffrances corporelles, est donc le témoignage de l’expérience mystique qui transcende la maladie. Il apparaît bien que l’harmonie va de pair avec la conversion, si bien que magnétiseur et magnétisées se vouent avec ardeur à une activité missionnaire. Les révélations des crisiaques doivent alors convertir le docteur Deslon, tel est du moins le projet que fomentent Mme de Montméril et Barberin. Mais, plus encore, les merveilles surnaturelles des cures doivent produire des conversions plus massives et aider à sauver l’humanité. C’est que ces cures, désormais dotées d’un aspect téléologique accru, réitèrent les miracles du Christ. Aussi, bien souvent, les somnambules paraissent-elles confondre la foi et la thérapeutique, l’une et l’autre se juxtaposant comme insécables dans leurs propos. À titre d’exemple, Mme de Montméril vaticine et annonce des disciples à venir : « Ah ? Dieu ! Il en viendra d’autres : oui, il en viendra d’autres. Ah ! Ma guerison fera croire bien du monde : ah ! L’on ne doit plus douter, si le magnetisme guérit tous les maux ; les miens étaient tous mortels. Lorsque nous serons tous, nous autres, au point d’être réunis, nous parleront tout haut27. » Plus loin encore, la confusion s’accroît, car les conseils que donne Dieu dépassent à présent le débat médical : « Dieu me dit que lorsque vous rencontrerez des êtres assez malheureux pour ne pas croire encore, encore à la Religion, prêchés la avec douceur : n’allez pas trop vite, vous parviendrez à les convaincre28. » Ces lignes font d’ailleurs écho à la méthode de mise en sommeil de Barberin.

• 29 Nicole Edelman, Voyantes, guérisseuses…, op. cit., p. 35.
• 30 Alexandre-Pierre-Louis de Barberin du Bost, Mémoires du Chevalier de Barberin op. cit., p. 68.

16Nicole Edelman avait déjà souligné l’importance que revêt, dans les discours de nos somnambules, la vertu de Charité29. Mais ces discours ne manquent pas d’y inclure la notion de bienfaisance, qui n’est pas alors une simple charité laïcisée. Au contraire, elle en devient un synonyme, un amour actif pour le malheur humain autant qu’un témoignage en acte d’une harmonie qui corrige et sauve : « Qu’il est pur et delicieux ce sentiment dont une belle crise est affectée en faisant pour l’amour de son Dieu un acte de bienfaisance ! C’est un regard d’approbation de ce Dieu qui habite au dedans de nous... Je suis encore mieux... Je suis bien heureuse30 », dit à cet égard Mme de La Saumès. L’harmonie des somnambules de Barberin raconte donc l’histoire d’âmes inquiètes qui dépassent leurs maladies réelles ou supposées pour enfin se reposer dans une harmonie qui est synonyme d’un calme spirituel. Nous ne sommes pas loin de la structure traditionnelle des récits des grands mystiques.

• 31 Nicole Edelman, Voyantes, guérisseuses…, op. cit., p. 35.
• 32 Alexandre-Pierre-Louis de Barberin du Bost, Mémoires du Chevalier de Barberin, op. cit., p. 50.
• 33 Ibid.

18L’inquiétude surgit lorsque la somnambule se scrute, s’examine. Nous l’avons déjà dit, l’examen du corps apparaît comme un reflet de l’examen de conscience. Car, pour reprendre Nicole Edelman, « toute faute morale peut s’inscrire dans la chair et toute guérison manifeste l’intérêt de Dieu pour sa créature. Corps et âme vont de pair31. » Il faut donc trouver confirmation que, malgré les doutes qui mènent au désespoir, l’âme n’est pas attaquée. Ce sont les crises des autres qui permettent de renouer une forme apaisée de dialogue avec la surnature. Solidaires, elles resserrent dès lors le lien avec Dieu, ainsi M^me de Montméril au sujet de la comtesse de La Blâche : « Ce qui vient de vous arriver sur la fin de votre belle crise ne doit pas vous éloigner de croire32. » Et elle écrit ensuite quelques mots qui lui sont dictés par Dieu et qui visent naturellement à dissiper le doute : « J’ai permis qu’à cet endroit l’ange des tenebres vous suscite de mauvaises pensées pour vous éprouver vous et lui. Vos idées dès cet instant se sont brouillées : vous auriés mal fait si vous y aviés ceder l’une et l’autre. Votre crise ne sera pas longue. J’ai vu combien vous étiés tourmenté33. »

• 34 Ibid., p. 28.

19Sans cesse, pourtant, l’inquiétude sillonne ces pages. Quand ce ne sont pas les proches, maris, pères, mères, qui s’inquiètent de l’état de leur épouse ou fille, ce sont les somnambules qui doutent ou qui souffrent d’être aux prises d’esprits mauvais, de tentations. D’autres fois, au contraire, ce sont elles qui rassurent les assistants et leur famille. Les injonctions comme « Ne vous inquiétez pas » apparaissent régulièrement pendant les crises. D’autres fois encore, ces formules se trouvent contenues dans les messages divins : « Dieu me dit qu’il aura soin de moy et que je ne m’inquiette pas34 », déclare la comtesse de La Saumès à un Barberin pour le moins anxieux. C’est donc une inquiétude religieuse à plus d’un titre.

• 35 Ibid., p. 22.

20Car c’est l’harmonie même de la Parole divine qui se trouve menacée, y compris par l’institution ecclésiastique : « Dieu me dit : l’Église a altéré beaucoup de choses dans l’Évangile : les hommes y ont ajouté35 », manifestation d’anticléricalisme tout à fait caractéristique des milieux illuministes, pour qui le clergé a trahi la mission sacerdotale qui lui était pourtant confiée. Dès lors, dans la confusion – œuvre de l’Esprit mauvais précisera M^me de Montméril – les somnambules sont soumises à des épreuves qui mettent en péril leur foi en Dieu et en le magnétisme – ce qui est souvent identique à leurs yeux. Au sein même de leurs visions, l’inquiétude rend leurs pas moins assurés sur le chemin de la perfection. Du reste, cette image du chemin dont le tracé se brouille, dont la beauté est peut-être celle du diable, revient dans diverses crises :

• 37 Ibid., p. 82.

21Sans cesse, dans ses vaticinations, l’âme manifeste sa peur. Car l’inquiétude est contagieuse : elle passe des magnétisés aux magnétiseurs. Ainsi, Mme de La Blâche qui rassure ses médecins : « Tranquillisez-vous tous. J’ai été punie ; je l’ai mérité ; mais Dieu voit votre inquiétude, il en a pitié, il me pardonne, mais j’ai bien à reparer37. »

• 40 Ibid., p. 77.

25Il est de notre devoir de nous laisser guérir par Dieu de nos faiblesses et, de ce fait, l’harmonie reprendra sa juste place : « Quoiqu’étant toujours assujettis aux infirmités d’esprit, nous jouirons par la suite d’un bien être dont nous ne jouissons pas toujours sans être dans l’état où je suis dans ce moment-cy. […] Prions avec ferveur et nous serons et nous deviendrons comme je suis dans ce moment40. » L’harmonie semble retrouvée, enfin ; en somme, nous voilà sur la voie d’une certaine réintégration.