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Position de thèse

Vivre et construire la cité républicaine. Une histoire de la Révolution et du processus de républicanisation à l’œuvre à Nancy (1792-an III)

Clément Daynac

Notes de l’auteur

Thèse soutenue le 16 décembre 2022 à la Bibliothèque municipale et patrimoniale de Nancy, devant un jury présidé par Anne de Mathan (professeure à l’université Caen-Normandie) et composé de Laurence Croq (maîtresse de conférences à l’université Paris-Nanterre), rapporteure ; Laurent Jalabert (maître de conférences à l’université de Lorraine) ; Pierre Serna (professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), co-directeur de thèse ; Stefano Simiz (professeur à l’université de Lorraine), directeur de thèse ; Valérie Sottocasa (professeure à l’université Toulouse-Jean-Jaurès), rapporteure.

Texte intégral

  • 1 Daniel Roche, Le Peuple de Paris, Aubier, Paris, 1981, p. 39.

En deçà des interprétations globales, la Révolution (…) a d’abord était [faite] d’une série d’actes quotidiens répondant à des situations quotidiennes1

  • 2 Jean-Paul Bertaud, La vie quotidienne en France au temps de la Révolution – 1789-1795, Paris, Hache (...)

Parcourir les rues, regarder l’habillement des passants, les suivre dans leurs logis, c’est décrire d’une certaine manière l’invention de la liberté (…). La pique symbolise la recherche de la fraternité en même temps que l’affirmation de la souveraineté du peuple : mêler nos pas à ceux qui la forgent et puis, le soir venu, s’en vont discuter dans leurs clubs, c’est voir des sans-culottes tâtonner pour établir des nouveaux rapports entre les [êtres humains]2.

  • 3 Gaël Rideau et Pierre Serna (dir.), Ordonner et partager la ville (xviie-xixe siècles), Presses uni (...)

1Puisque la Révolution et la République ne sont pas que des idées, et puisque, par ailleurs, la ville relève « d’une construction, d’une dynamique, d’une mise en ordre continuellement recommencée et repensée » et que « l’ordre urbain peut être approché par le quotidien et par la pratique sociale, [s’opposant] à une approche par l’institutionnel »3, alors se pose la question de la mise en pratique, dans l’espace urbain, de la notion de « République », telle qu’elle est évoquée à la fin du xviiie siècle. La première partie du titre de cette thèse, Vivre et construire la cité républicaine, renvoie à cette République empirique à taille urbaine. Il est question, en effet, à travers un premier objectif de recherche, d’observer et déterminer, la manière dont se forge le nouveau régime installé en septembre 1792.

  • 4 Philippe Riutort, « La socialisation. Apprendre à vivre en société », dans Premières leçons de soci (...)

2Ce premier objectif a été établi suite à plusieurs interrogations rencontrées autant dans les sources de la période révolutionnaire que dans les débats contemporains. Le mot « République » englobe un ensemble large de notions, concepts, représentations : l’appellation est sur-employée, donnant l’impression parfois d’être creuse, ou évidée de sens. Cette thèse pose en filigrane une question problématique très simple : qu’est-ce que la République pour les citoyennes et citoyens de Nancy ayant vécu les trois premières années de la Première République ? Pour répondre à cette question d’apparence basique, ont été employés différents outils méthodologiques. Plusieurs études quantitatives ont été mises en œuvre : au sujet du contenu des délibérations municipales, pour se faire une idée des préoccupations de la commune dans son visage administratif ; au sujet du contenu des centaines de pétitions adressées aux autorités par les citoyens et citoyennes, pour se faire une idée des préoccupations des personnes ayant à se plaindre de leur situation. Sur le plan qualitatif, c’est le concept de « socialisation » théorisé par Durkheim qui a été mobilisé pour penser un « processus par lequel les individus intériorisent les normes et les valeurs de la société dans laquelle ils évoluent ». Ce processus tend à assurer une cohésion sociale par laquelle « la société renouvelle perpétuellement les conditions de sa propre existence »4. Or, en 1789 ou 1792, il n’est pas question de « renouveler perpétuellement » une cohésion, mais d’en créer une nouvelle, de la « régénérer ». On a affaire à une socialisation de rupture en quelque sorte. C’est au prisme de cette socialisation de rupture, nommée pour l’occasion « républicanisation », que l’on a tenté d’observer la vie quotidienne de la cité de Nancy, avec une focale « au ras du sol » pour la période allant de juillet 1792 à frimaire an III (décembre 1794), et ce afin de mesurer la verticalité et/ou l’horizontalité de la façon dont s’instaure ou est instauré le nouveau régime nommé « République ».

3La ville de Nancy a servi de terrain de recherche pour mener à bien cette réflexion, notamment car son histoire restait à faire en ce qui concerne la période révolutionnaire. Et c’est là le second objectif de cette thèse.

  • 5 Christian Pfister, Histoire de Nancy, Nancy, Berger-Levrault & cie, 1902-1909.
  • 6 Jean-Joseph Bouvier dit Lionnois, Calendrier pour 1797 (v.s.) Ve année de la République française, (...)
  • 7 Albert Troux, La vie politique dans le département de la Meurthe d’août 1792 à octobre 1795, Nancy, (...)
  • 8 Robert Parisot, Histoire de Lorraine, Paris, Auguste-Picard Éditeur, 1919-1924 ; René Taveneaux (di (...)

4Ce second objectif a été forgé sur le constat d’un silence, celui de l’historiographie. Ce manque avait déjà été souligné il y a plus d’un siècle par Christian Pfister (1857-1933), le principal historien s’étant intéressé à l’ancienne capitale des ducs de Lorraine. Dans les trois tomes de son Histoire de Nancy5, Pfister s’était attaché à étudier la ville depuis le xve siècle et jusqu’à son rattachement définitif au royaume de France (1766), et un quatrième tome devait embrasser la fin du xviiie siècle et une partie du xixe. Mais Pfister ne put achever son œuvre et, pour trouver des informations sur l’histoire de Nancy en Révolution, il fallait soit suivre les promenades de Lionnois (1730-1806) ou de Courbe (1839-1885), historiographes déambulatoires des rues de la ville6, soit démêler les fragments nancéiens noyés dans la monumentale thèse d’Albert Troux (1895-1980) sur La vie politique dans le département de la Meurthe d’août 1792 à octobre 17957, soit, encore, s’en tenir aux ébauches de synthèses proposées par Robert Parisot, René Taveneaux ou François Roth8. Ces trois derniers historiens s’entendent pour dire que Nancy a été une localité « obéissante » durant la Révolution, que sa population s’est avérée « passive » et que, si quelques « troubles » ont bien été constatés, ils ont tous été causés par des individus étrangers à la ville.

5Il a donc été question de démorceler une historiographie quasi-inexistante ou trop incomplète. Pour ce faire, le canevas d’une histoire chronologique, événementielle, de la ville à la période révolutionnaire a été tissé au plus près des archives.

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6Pour établir cette histoire, on a regardé en amont de ladite période, pour cerner autant que faire se peut, d’où pensaient les nancéiennes et nancéiens de la décennie révolutionnaire.

7En 1789, la mémoire et les représentations de la population sont alors imprégnées d’un rapport à l’absolutisme français particulier. Au xviie siècle, les duchés de Lorraine sont occupés et annexés pendant plusieurs décennies par les soldats et mercenaires à la solde de Louis XIII et Louis XIV. Nancy est alors en proie aux « malheurs de la guerre » (pillages, viols, massacres). Le retour d’un duc de la maison de Lorraine, Léopold, en 1698, fait de l’indépendance retrouvée un moment fantasmé de pacification et d’âge d’or qui est entretenu jusqu’en 1766 par le roi de Pologne, Stanislas Leszczynski, devenu duc de Lorraine suite aux arrangements diplomatiques résultants du Traité de Vienne. À la mort de Stanislas en 1766, les duchés de Lorraine sont « réunis » au pays de son gendre Louis XV et Nancy passe du statut de capitale d’un état indépendant à celui de ville d’entre-deux au sein d’une généralité provinciale du royaume de France.

8En 1789, la population lorraine n’est française que depuis vingt-trois années, la critique de l’absolutisme et du despotisme est donc pensée en regard des violences subies au xviie siècle et en négatif du pouvoir administré par des ducs de Lorraine décrits et pensés – parfois de manière fantasmée – comme éclairés voire philosophes. L’entrée en Révolution est marquée par un ressac des préoccupations lotharingistes : on profite de la convocation des États-Généraux pour faire valoir les droits particuliers et jamais respectés que le Traité de Vienne (1735-1737) offrait aux duchés de Lorraine (autonomie en matière de levée des impôts ou de conscription…). Ces velléités s’éteignent sitôt que sont connus les contours du plan de départementalisation discuté à l’Assemblée nationale à la fin de l’année 1789 et que la ville de Nancy obtient garantie d’être chef-lieu du département de la Meurthe, et donc siège épiscopal et judiciaire.

9L’année 1790 est marquée par « l’Affaire de Nancy ». Habituellement abordée sous un angle « classique », et résumée à une « mutinerie » soldatesque cantonnée au mois d’août, on a essayé d’étudier l’Affaire de Nancy depuis Nancy. Cette focale a permis de renseigner l’existence d’une véritable insurrection urbaine qui s’étale sur une période de cinq mois et à laquelle une partie de la population est pleinement associée. La cité vit au rythme d’une « fête émeutière » : des concerts, des courses de voiture, des défilés déguisés se tiennent le temps d’une quinzaine de jours où les autorités constituées – civiles comme militaires – perdent tout contrôle de la situation. L’« Affaire » se conclut par la journée répressive du 31 août 1790, le marquis de Bouillé et ses troupes matent la rébellion après plusieurs heures de combats de rue (au moins cent trente morts et deux cent quatre-vingt blessés). Plusieurs décrets de l’Assemblée nationale sanctionnent la ville de Nancy, la municipalité et la population sont pointées du doigt comme ayant démérité de la Révolution en entrant en insurrection. Ces conclusions sont perçues localement comme une profonde marque d’injustice : quand les Parisiens se soulèvent et prennent la Bastille, on parle d’héroïsme ; quand les émeutes sont nancéiennes, elles sont réprimées et tamponnées au sceau du déshonneur politique. Cette distribution de galons révolutionnaires à géométrie variable marque le paysage politique local, et, après septembre 1790, chaque élection couronne des personnages ayant soutenu l’insurrection. En 1792, par exemple, Adrien Duquesnoy est élu maire sur la promesse de restituer à la ville les canons confisqués suite à l’« Affaire » par l’Assemblée nationale, quitte à les faire fabriquer de toutes pièces contre l’avis des pouvoirs législatif et exécutif.

10L’année 1792 est marquée par la désorganisation de l’État (désengagement progressif des agents du roi, Révolution du 10 août) et l’entrée en guerre. Face aux ordres souvent contradictoires des officiers militaires, ou encore face aux bruits et rumeurs qui sèment la panique dans une ville où la mémoire des « horreurs » de la guerre de Trente-Ans est encore présente, la municipalité se trouve en première ligne. Et, sous l’impulsion d’Adrien Duquesnoy, une véritable politique défensive autonome et extra-légale est mise en place. « Nous vivons dans un camp », affirme le maire. Son action est validée par la « glorieuse journée » du 22 juillet 1792 : après la « Patrie en Danger », place à la « Cité en Danger », Nancy bat alors des records en matière d’enrôlements volontaires pour une ville de province.

11C’est dans ce contexte d’alarme et d’auto-organisation que la République est proclamée officiellement en octobre 1792. Rapidement, deux versions de ce qu’est le nouveau régime s’affrontent : d’un côté, les administrateurs rappellent sans cesse qu’être républicain, c’est obéir strictement aux lois fabriquées par la représentation nationale ; de l’autre côté, les initiatives populaires hors de tout cadre légal (arrestation de suspects, destruction des symboles de l’arbitraire dans la ville) laissent voire une autre République, celle de la « souveraineté du peuple ».

12Les élections de décembre 1792 consacrent des administrateurs ouvertement républicains. Les plus actifs sont en correspondance avec Jean-Baptiste Salle, député de la Meurthe siégeant sur les bancs de la Gironde. Salle dépeint à ses commettants une Convention en proie aux pressions des « anarchistes » et demande le secours des provinces. En réponse à ces mises en gardes, le procureur-général-syndic du département, Victor Mourer, tente d’organiser à Nancy une « garde départementaire » qui doit se porter à la capitale pour protéger la Convention des perturbations parisiennes. Les volontaires ne se pressent pas et cette initiative de janvier 1793, qualifiée de « première tentative fédéraliste », est un échec cuisant.

13Les répercussions locales des tensions entre Gironde et Montagne s’atténuent avec la venue en mars et avril 1793 de deux conventionnels lorrains en mission, les montagnards Anthoine et Levasseur (de la Meurthe). Sur la demande de plusieurs administrateurs locaux et des tribunes de la société populaire, ils favorisent la création d’un comité de surveillance qui se charge de dresser une liste de plusieurs centaines de citoyens soupçonnés d’aristocratie ou d’être en intelligence avec les armées ennemies. Dans la nuit du 15 au 16 avril 1793, un peu moins de cinquante suspects sont arrêtés sur ordre d’Anthoine et Levasseur, qui soumettent leur action au vote d’une assemblée extraordinaire réunissant tous les corps administratifs et judiciaires siégeant à Nancy. Cette assemblée extraordinaire continue de se réunir après le départ des deux conventionnels et devient le centre réel du pouvoir local jusqu’à la seconde « tentative fédéraliste », qui a lieu en réaction aux événements parisiens des 31 mai et 2 juin 1793. Toujours sous l’initiative du procureur-général-syndic Victor Mourer, un « comité de salut public » lorrain est constitué pour enquêter sur l’arrestation des députés de la Gironde (dont les locaux Étienne Mollevaut, ex-maire de Nancy en 1791, et Jean-Baptiste Salle). Ce « comité » propose que les assemblées primaires soient convoquées en vue de régénérer la Convention nationale par l’élection. La seconde tentative « fédéraliste » nancéienne se résume à cette proposition et provoque une vive contestation qui entraîne l’éviction des administrateurs ayant proposé cette solution.

14En juillet 1793, la Constitution républicaine est unanimement adoptée par les électeurs des huit sections de la cité. La Constitution et la Déclaration qui la précède sont lues et relues en public, apprises par cœur dans les écoles et font l’objet d’une appropriation au pied de la lettre par une partie des clubistes locaux, qui y voient la consécration de la « souveraineté du peuple ». Pour mettre en application cette souveraineté, un coup de force est réalisé au sein de la société populaire, qui se définit dès lors comme « société sans-culotte ». Les éléments jugés les plus « tièdes » sont évincés et les tribunes sont « affiliées ». Concrètement, cela signifie, que toute personne présente, peu importe son statut, son origine sociale ou son genre, peut y prendre la parole, interpeller, délibérer et voter. Cette révolution dans le fonctionnement du club permet aux classes populaires d’intervenir dans le champ politique local. D’autant plus que, durant ce même été 1793, les sections de la ville s’organisent en un « bureau central » indépendant de la municipalité : il est question de s’occuper du recrutement aux armées, de la crise des subsistances ou encore de l’arrestation des suspects d’aristocratie.

15L’arrivée à Nancy, le 8 août 1793, de Pierre-Auguste Mauger, agent du ministre de l’Intérieur, est un moment clé dans l’affermissement du mouvement populaire. Sous l’impulsion de ce citoyen, la municipalité, jugée trop modérée, est évincée et des sans-culottes entrent dans différentes administrations, sans toutefois y être majoritaires. Jusqu’à la mi-brumaire de l’an II, la société populaire et ses « tribunes affiliées », mais aussi le « comité des Sans-Culottes » qui entoure Mauger, devenu « Marat-Mauger », sont au cœur de la vie politique nancéienne. Une pression constante est mise sur chaque organe de pouvoir local. Le mouvement populaire nancéien formule des revendications similaires ou voisines de celles des « Enragés » parisiens, à l’image de Marat-Mauger, qui théorise « la Révolution à cause du peuple » et tient des discours de ce type :

  • 9 Discours prononcé à l’ouverture des séances du comité des Sans-culottes, par Marat-Mauger, présiden (...)

Peuple, le jour de ta vengeance est arrivé, celui de ton bonheur approche. Conserve ton infatigable constance, tu balaieras devant toi tes ennemis comme le vent balaie la poussière. Que les lâches apprennent enfin que quand tu as prononcé ce mot solennel, JE LE VEUX, il faut obéir ou mourir9.

16Le « peuple » est souverain, alors il doit dicter la loi au plus près de ses besoins. Globalement, cette « souveraineté » se cristallise sur la question des subsistances : un contrôle strict de l’échange des marchandises est instauré, des taxes sont levées sur les citoyens les plus fortunés pour nourrir les plus pauvres et la loi du maximum est brandie comme un étendard en toute circonstance par ces mêmes sans-culottes.

17Cette première phase sans-culotte prend fin avec l’arrestation de Marat-Mauger : soupçonné de s’être enrichi personnellement, il est arrêté et envoyé à Paris, où il meurt des suites de maladies avant d’avoir pu être jugé par le Tribunal révolutionnaire. Le « héros du peuple », Marat-Mauger devient en quelques jours un « dictateur » honni et le conventionnel montagnard Balthazard Faure opère alors une épuration des pouvoirs locaux, faisant arrêter les administrateurs sans-culottes pour les remplacer par des citoyens plus « modérés ».

18En pluviôse an II [février 1794], l’acquittement des proches de Marat-Mauger et l’action locale des représentants du peuple en mission – Lacoste, Bar et Baudot – permettent un retour aux affaires des « sans-culottes ». Cette fois les éléments issus des tribunes du club sont majoritaires dans la plupart des centres de pouvoir locaux (municipalité, département, comité de surveillance).

19Rapidement les tensions s’installent entre, d’un côté, le district, renforcé par les attributions que lui confère la loi sur le gouvernement révolutionnaire, et qui se réclame de la Montagne et plus particulièrement de Robespierre ou Saint-Just, et, de l’autre côté, le reste des administrations composées de « sans-culottes » de tendance « hébertiste » ou « enragée ». Les rapports de force sont en permanente évolution entre germinal et messidor de l’an II. Accusé de ne pas faire strictement appliquer la loi sur le maximum, l’agent national du district est arrêté, avant d’être acquitté par le Comité de salut public de la Convention. Puis c’est au tour des principaux orateurs sans-culottes de faire un passage par la case prison pour avoir ouvertement critiqué le « tyran » Robespierre et « avili » une Convention trop éloignée, selon eux, des revendications populaires. Les événements parisiens du 9 thermidor donnent en quelque sorte raison a posteriori aux sans-culottes : ils sont libérés et réinstallés dans les administrations locales, et ce jusqu’en frimaire an III, moment où la réaction thermidorienne se fait sentir à Nancy. Le virage politique est alors brutal, c’est le personnel de 1790 qui est réinstallé, dans le courant de l’an III, le club et le comité de surveillance ferment leurs portes ; c’est une autre histoire qui s’écrit alors, celle de la République de l’extrême centre.

  • 10 Laurent Brassart, Gouverner le local en Révolution, État, pouvoirs et mouvements collectifs dans l’ (...)

20La mise en récit historique de la période révolutionnaire vue depuis Nancy met en évidence le fait que la simple chronologie « politique » des événements est partie intégrante d’un processus de fabrique de normes de vie en commun qui inclue, dans ses rouages, l’idée de la conflictualité. La construction de la cité se produit par tâtonnement, les soubresauts de l’actualité ne sont pas que des faits subis, verticaux, émanant de l’ailleurs, de Paris, de la Convention. Loin de là. Un nouveau monde se forge et se vit aussi au ras du sol. La confrontation des idées, des intérêts, ou des personnes est un des moteurs de républicanisation de la cité. L’image figée d’une ville de Nancy spectatrice face à une Révolution étrangère est à revoir. Se confirme ici une des conclusions du travail mené par Laurent Brassart à propos du département de l’Aisne : « le local ne peut plus être considéré comme le lieu par excellence de l’apolitisme, du nécessaire gouvernement par compromis et de la rétractation protectrice sur le clocher contre l’extérieur10 ».

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21Concernant le second objectif de recherche, visant à étudier les ressorts de la construction de la cité républicaine, nous nous sommes attelés à disséquer quatre domaines susceptibles de renseigner une sociabilité urbaine, politique et de rupture.

22Déjà, nous sommes partis de l’idée qu’un citoyen ou une citoyenne de Nancy qui chercherait la République dans sa ville, entre 1792 et la fin de l’an II, se rendrait à la Maison-Commune (hôtel de ville), là où les couleurs tricolores sont affichées, là où sont proclamées les lois, là où se déclarent l’arrivée des nouveau-nés, les mariages et leurs fêtes, les divorces et leur libération, ou encore les décès. En accumulant les données concernant ce bâtiment, on a pu mettre en évidence son rôle extra-administratif : la Maison-Commune n’est pas exclusivement un siège institutionnel accueillant municipalité ou justice de paix, elle est aussi un point de repère et de ralliement, une fourmilière du tout-politique, où l’on réceptionne certes une République d’armature verticale, car donnée à voir par les lois promulguées ou les délibérations municipales, mais qui est aussi l’endroit où s’élabore une charpente horizontale. En effet, les citoyennes et citoyens y sont omniprésents. On vient solliciter les autorités, transmettre une pétition, dénoncer, témoigner, interrompre une séance, blâmer les élus, les insulter, et même parfois les molester …

23Dans un second temps, nous nous sommes penchés sur la question de la républicanisation primaire. C’est-à-dire à la fois sur les processus de républicanisation de la jeunesse, mais aussi sur le rôle de ces enfants ou adolescents à l’intérieur de la cité. Il est apparu clairement que, d’un côté, les contenus d’enseignement des écoles de la ville font l’objet d’une réflexion incessante afin d’être mis à jour politiquement et que, de l’autre, les jeunes citoyennes et citoyens, particulièrement celles et ceux issus des milieux les plus défavorisés (enfants trouvés, enfants de l’hospice de Bienfaisance), se trouvaient être des plus actifs dans la vie politique de Nancy, et principalement aux moments où les sans-culottes sont aux manettes. Cette présence se manifeste par des interventions récurrentes à la société populaire, dans les fêtes républicaines ou même par une participation armée à la défense de la ville (jeune garde citoyenne ou enrôlements précoces dans les armées).

24Dans un troisième temps, nous avons tenté d’interroger les interactions de la rue, du travail, des lieux de loisirs… Pour ce faire, nous nous sommes basés essentiellement sur les archives judiciaires, qui recèlent quantité de témoignages restituant ce type d’interactions banales. À travers les parcours individuels ou collectifs de prêtres républicanisés, de détenus suspectés d’être opposés au nouveau régime, de soldats en garnison ou prisonniers de guerre, de citoyennes et citoyens issus des classes populaires, à travers aussi l’oralité des rues et du voisinage, nous avons mesuré – parfois en creux – une forme d’empreinte politique collective. Les échanges contradictoires et conflictuels ne sont pas l’apanage des assemblées politiques, les auberges et les rues résonnent aussi des questionnements qui touchent à la chose commune, dans une langue parfois théologisée et parfois plus populaire. Qu’ils et elles soient prêtres, poissonnières, cordonniers ou soldats, partageant un gâteau aux pommes ou se constituant en assemblée dans la cour d’une prison, écrivant des mots d’amour dans le noir d’un dortoir collectif ou imaginant des bréviaires d’un nouveau genre, leurs paroles et leurs actes s’entremêlent en un faisceau d’interactions créant les habitus d’une communauté humaine qui se pense différemment et dont la banalité des jours qui passent est marquée d’une empreinte républicanisée aussi mouvante que l’est la diversité de ces expériences individuelles et collectives. Ajoutés les uns aux autres, ces tâtonnements constituent, à leur façon, des micro-Républiques aux temporalités inégales, rythmant le quotidien de la ville en une éphéméride révolutionnée qui participe de la fabrique de la cité républicaine commune, vécue. C’est ici par une républicanisation secondaire que se construit la cité.

25Dans un dernier temps nous nous sommes attachés à regarder en détail les pétitions formulées par la population à l’encontre des autorités ou des référents officiels et visibles du nouveau régime. Ces demandes mettent à l’épreuve la chose publique et permettent d’identifier une autre mise en place, empirique, de la République. Dans la grande majorité des cas étudiés (89,4 %), les pétitionnaires voient leurs demandes couronnées de succès. On comprend dès lors que la pratique pétitionnaire soit courante, puisqu’elle fournit à chaque personne la possibilité de discuter et modifier la règle commune en fonction d’une situation perçue comme injuste. Le phénomène pétitionnaire représente un moyen d’amender la loi au local et à la marge, de l’adapter à une réalité de terrain. De plus, ces demandes, pour être couronnées de succès, doivent être justifiées et contiennent donc des centaines d’arguments politiques visant à légitimer les réclamations des pétitionnaires. On sollicite une modération de l’imposition, une sortie de détention, ou un emploi sur le fait que l’on est un « bon républicain ». Mis bout-à-bout, les arguments des pétitionnaires forment un tableau définitoire de ce que peut être une représentation de la République perçue comme concrète. Être républicaine ou républicain c’est, par exemple, obéir aux lois, savoir engager sa fortune ou ses biens pour la communauté quand c’est nécessaire, être utile à autrui, s’approprier des symboles communs et participer à l’effort de guerre pour que le nouveau régime se maintienne.

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26Fabriquer et vivre la cité républicaine, c’est, tout du moins à travers l’exemple de Nancy, participer d’un processus de républicanisation qui se bâtit au quotidien, dans tous les espaces de la ville, et qui met en tension radicale le différentiel – parfois indicible – qui existe entre le commun et l’utopique, et ce afin que les deux se rejoignent. Le processus de républicanisation s’opère au moyen d’adhésions participantes qui s’articulent au cœur d’une cité qui est républicaine davantage par mise en pratique, par multiplication d’interactions politisées que par abstraction théorique. La peur de l’invasion, la crise des subsistances, la dénonciation collective des inégalités sociales sont autant de circonstances qui accroissent le degré d’implication des citoyennes et citoyens et participent à projeter et forger un monde nouveau.

27Quand on parle de cité républicaine comme lieu d’expérimentation de l’utopie, il ne s’agit pas de faire référence à un impossible fantasme, mais plutôt à une projection idéalisée de ce que pourrait être un quotidien mû par les principes cardinaux véhiculés par le nouveau régime. Ces principes – liberté, égalité, souveraineté populaire – font l’objet d’appropriations interprétatives, parfois contradictoires, éphémères ou conflictuelles, et de tentatives de concrétisation dans l’urgence pragmatique du quotidien. Dans le contexte propre à sa situation, sa composition sociodémographique, son histoire, la cité est un laboratoire politique où s’ébauchent des pratiques républicaines particulières. Le fait que les autorités locales et parfois même des portions de la population, sous couvert de la « souveraineté populaire » mise en avant par la Constitution de 1793, s’emparent « extraordinairement » de la faculté d’amender et/ou créer la loi au local, permet de penser la Révolution et la Première République loin des clichés de la soi-disant « centralisation jacobine », et plutôt à l’aune de visées communalistes voire même de formes de démocratie directe.

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Notes

1 Daniel Roche, Le Peuple de Paris, Aubier, Paris, 1981, p. 39.

2 Jean-Paul Bertaud, La vie quotidienne en France au temps de la Révolution – 1789-1795, Paris, Hachette, 1985, p. 9-10.

3 Gaël Rideau et Pierre Serna (dir.), Ordonner et partager la ville (xviie-xixe siècles), Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 16.

4 Philippe Riutort, « La socialisation. Apprendre à vivre en société », dans Premières leçons de sociologie, Paris, P.U.F., 2013, p. 63 ; Émile Durkheim, Éducation et sociologie, Paris, P.U.F., 1967 [1922], p. 36.

5 Christian Pfister, Histoire de Nancy, Nancy, Berger-Levrault & cie, 1902-1909.

6 Jean-Joseph Bouvier dit Lionnois, Calendrier pour 1797 (v.s.) Ve année de la République française, Nancy, Hissette, 1797 ; Charles Courbe, Promenades historiques à travers les rues de Nancy – Recherches sur les hommes et les choses de ces temps, Nancy, Chez l’auteur, 1883.

7 Albert Troux, La vie politique dans le département de la Meurthe d’août 1792 à octobre 1795, Nancy, Georges-Thomas, 1936.

8 Robert Parisot, Histoire de Lorraine, Paris, Auguste-Picard Éditeur, 1919-1924 ; René Taveneaux (dir.), Histoire de Nancy, Paris, Privat Éditeur, 1978 ; François Roth, Encyclopédie illustrée de la Lorraine – L’époque contemporaine, 1. De la Révolution à la Grande Guerre, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1992.

9 Discours prononcé à l’ouverture des séances du comité des Sans-culottes, par Marat-Mauger, président de ce comité et commissaire du conseil exécutif près le département de la Meurthe, Nancy, Veuve Bachot, 1793.

10 Laurent Brassart, Gouverner le local en Révolution, État, pouvoirs et mouvements collectifs dans l’Aisne (1790-1795), Paris, Société des Études Robespierristes, 2013.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Clément Daynac, « Vivre et construire la cité républicaine. Une histoire de la Révolution et du processus de républicanisation à l’œuvre à Nancy (1792-an III) »La Révolution française [En ligne], 24 | 2023, mis en ligne le 03 avril 2023, consulté le 01 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/lrf/7501 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lrf.7501

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Auteur

Clément Daynac

Université de Lorraine

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Droits d’auteur

Tous droits réservés

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