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Compte rendu de lecture

Olivier Bétourné, L’esprit de la Révolution française

Paris, Éditions du Seuil, 2022, 600 p.
Anne-Marie Duport
Référence(s) :

Olivier Bétourné, L’esprit de la Révolution française, Paris, Éditions du Seuil, 2022, 600 p.

Texte intégral

1Olivier Bétourné a suivi le séminaire d’Albert Soboul ; il en évoque la « grande époque » des années 1970, en citant les noms des principaux participants. L’année du Bicentenaire, il a publié avec Aglaia I. Hartig, Penser l’histoire de la Révolution. Deux siècles de passion française, une mise au point historiographique solide, argumentée et décapante, une prise de position dans le débat autour de l’interprétation de la Révolution par François Furet. Après une brillante carrière dans l’édition, principalement au Seuil, Olivier Bétourné, récemment créateur et président de l’Institut histoire et lumières de la pensée, se dit « éditeur et historien engagé ». Pour son retour à l’histoire, il s’est lancé dans une aventure exigeante : la Révolution française reste toujours délicate à traiter. Ce défi l’a incité à fournir un travail de recherche considérable. Dès l’introduction, il abat ses cartes en affirmant qu’il « adhère pleinement à la perspective tracée par l’historiographie classique de la Révolution française, celle d’une révolution bourgeoise à soutien populaire, une révolution à large autonomie paysanne et urbaine », tradition initiée par Georges Lefebvre. En revisitant « les épisodes fondateurs » de la Révolution avec le souci qui obsédait déjà les révolutionnaires de transmettre son histoire, Olivier Bétourné a pris la mesure de ce que la culture politique française lui doit. En insistant sur les liens avec le présent, il conclut en exhortant à ne pas la tenir comme terminée.

2Olivier Bétourné propose de comprendre la Révolution comme le fruit de la rencontre entre les idées portées par certaines forces sociales et la subjectivité de ceux qui les ont mises en place, tel un retour sur le « sujet ». L’ouvrage est divisé en trois parties, distinctes par leur longueur et leur contenu. La première, « Une nation en quête d’absolu » retrace l’histoire de la notion de souveraineté depuis le Moyen Âge jusqu’au xviiie siècle. La seconde, « La jeunesse des Jacobins » évoque les « jeunes années » de six protagonistes. Intitulé « Au Club breton », un dernier chapitre évoque le rôle de ce club à Versailles dès avant l’ouverture des États généraux et introduit la troisième partie. Celle-ci, « Le soir au Club, le matin à l’Assemblée », consiste en un récit des principaux événements du 5 mai 1789 à la fermeture du club des Jacobins en novembre 1794. Histoire des idées, éléments de biographie, narration : cette partition soulève la question du genre composite de l’ouvrage. Malgré l’imposant et scrupuleux appareil de notes, ce n’est pas un ouvrage académique, mais un essai plutôt original.

3Dans un premier chapitre, l’auteur parcourt l’histoire des idées politiques en France du ixe au xviiie siècle en s’appuyant sur « Les lois fondamentales de la monarchie française d’après les théoriciens d’Ancien Régime » (1907), thèse de droit d’André Lemaire. Ce juriste insiste sur l’ancienneté de la querelle des souverainetés, de droit divin et de la volonté générale, repousse les systèmes « autocratiques » (monarchie absolue) et démocratiques comme étant des déviations du traditionalisme politique auquel il adhère. Le résumé d’Olivier Bétourné permet de se dispenser de la fastidieuse lecture de cet ouvrage – utile cependant –, qui se veut exhaustif, mais qui esquive les Lumières. Olivier Bétourné comble ce vide en énumérant les différents courants de pensée apparus dès la fin du xviie siècle et en consacrant une dizaine de pages à Rousseau, tout en posant la question du poids de ces idées sur les événements de 1789. Puis il convoque Tocqueville, cite les tentatives de réformes, de Turgot à la fronde D’Épremesnil et Montsabert, toutes avortées, et mentionne ceux qui pensaient la rupture : la noblesse, la bourgeoisie d’affaires et le peuple qui les soutenait contre le pouvoir.

4Pour légitimer le contenu biographique de la deuxième séquence, intitulée « La jeunesse des Jacobins », Olivier Bétourné cite Marx, pour qui le souvenir des révolutionnaires du passé « a permis de retrouver l’esprit de la Révolution » ; Aron, à propos des hommes qui « font l’histoire », mais qui « ne savent pas l’histoire qu’ils font ». L’évocation appuyée des traumatismes, des humiliations et des frustrations des six personnages est certainement pertinente dans le cas de Mirabeau, moins dans celui de Barnave ; et quant aux autres… Le « cas » Robespierre reste énigmatique. Mais Olivier Bétourné reste prudent : « Ce ne sont pas les mouvements d’humeur qui déterminent le grand courant de l’histoire, mais ils auront sans doute affecté le jeu de la politique au jour le jour dont elle se nourrit ». Pour cerner la personnalité des principaux acteurs, Olivier Bétourné utilise des récits autobiographiques, des correspondances, des Mémoires de contemporains, la plupart monarchistes. Il en cite de longs passages sans les analyser, ni les critiquer, au risque d’être parfois victime de ses sources. Mirabeau, La Fayette, Alexandre Lameth, Barnave, Pétion, auxquels Olivier Bétourné adjoint Duport, les frères Lameth, Mounier et Brissot, jouèrent un rôle décisif dans la fondation du club des Jacobins, « creuset de la culture politique française », et contribuèrent à y élaborer le projet révolutionnaire, du moins jusqu’au printemps 1791. Mis à part Mirabeau, de dix ans leur aîné, ce sont des trentenaires ambitieux qui se lancent avec fougue dans l’arène politique où ils combattent pour la liberté plutôt que pour l’égalité. Exceptés Pétion, Brissot et Robespierre, ils manifestent leur attachement à la monarchie sous des formes différentes, mais ils ne tardent pas à se diviser. Les passages où Olivier Bétourné met en avant leur subjectivité donne vie à ces jeunes hommes actifs jusqu’en 1791. En revanche, le chapitre consacré à Robespierre, dont il retrace intégralement la vie, est en décalage par rapport aux précédents, car celui qu’on surnommait déjà l’Incorruptible avoua, le 21 juin 1791, qu’au début de la Révolution, il « était à peine perçu dans l’Assemblée nationale ». En note, Olivier Bétourné renvoie au « stimulant essai de M. Gauchet » (2018) qui, pour qualifier le discours de Robespierre du 8 thermidor, hésite entre « un petit chef d’œuvre de machiavélisme » et « la réaction d’un homme blessé (…) emporté par un narcissisme mortifère ».

5Dans la dernière partie, « Le soir au Club, le matin à l’Assemblée », Olivier Bétourné ne cache pas qu’il a exploité essentiellement le Recueil des documents pour l’histoire du club des Jacobins publié par François-Alphonse Aulard (1888-1897), le Moniteur et les Archives parlementaires. Les discours d’assemblées et les procès-verbaux de séances l’ont inévitablement conduit à privilégier l’histoire politique et les acteurs de premier plan. Après une longue introduction consacrée au club des Jacobins, Olivier Bétourné livre un récit, apparemment chronologique, des événements de 1789 à 1794, la phase ascendante du mouvement révolutionnaire, articulé sur ce qu’il appelle des « mythes » générés pendant la période : la liberté, la rupture et l’exclusion, l’unité, la république, l’égalité et, dans une ultime séquence intitulée « Savoir terminer la Révolution », la « terreur ». OB qualifie ce récit de « mythographique », sans préciser ce qu’il entend par « mythe », mais depuis Barthes (Mythologies, 1957) : « […] tout peut être mythe qui est justifiable d’un discours. » Les titres des six chapitres ne correspondent pas toujours à leur contenu. Chacun renferme à peu près les mêmes rubriques, emboîtées comme les pièces d’un puzzle, avec en filigrane l’obsédante question de la souveraineté : préambule en italique, historique du thème, événements jugés fondateurs, acteurs, débats. De fréquents retours en arrière, l’amorce de polémiques postérieures et des liens fréquents avec l’actualité, troublent l’enchaînement des événements déjà particulièrement complexe.

6Au cours des quatre premiers chapitres, l’auteur reste fidèle à l’historiographie classique de la Révolution. Dès la fin du quatrième et dans le cinquième, « Une promesse d’égalité », il énumère les événements qui provoquèrent des fractures profondes et suscitèrent des querelles fratricides, à commencer par le 10 août. Il s’attarde sur les massacres de septembre, les réactions qu’il provoquèrent et le débat concernant l’opposition entre violence légale et violence légitime. Il évoque brièvement le procès et la mort du roi, puis il souligne qu’après avoir soudé leur alliance avec le peuple, les Montagnards s’emparèrent du Club, « centre névralgique » de la Révolution, et qu’au lendemain de l’exécution, tout en étant minoritaires à la Convention, ils parvinrent à la dominer. La « fronde fédéraliste » esquissée permet à l’auteur d’affirmer que la ligne de fracture entre les départements et la capitale opère encore aujourd’hui dans la mémoire collective. Olivier Bétourné note que les discussions houleuses à propos de la future déclaration des droits et des projets constitutionnels donnèrent lieu à une « amorce de redéfinition de la notion de souveraineté ». Il incite à se reporter à « l’analyse magistrale » de ce débat par Lucien Jaume dans Le discours jacobin et la démocratie (1989) ; cet ouvrage fut encensé à sa sortie car écrit par un tenant de l’historiographie critique qui a tenté de reconstituer la pensée de Robespierre en faisant du jacobinisme « l’héritier » de la monarchie absolue, mais non la matrice des totalitarismes du xxe siècle. Jusque-là, Olivier Bétourné parlait du « peuple » comme d’une entité homogène sans la définir ; ici le sans-culotte, « véritable héros de la Révolution », devient un archétype et se hisse au rang d’acteur politique puissant, ce qu’il était réellement devenu à l’automne de 1793, mais sa parole reste étrangement absente. L’auteur consacre une dizaine de pages à la vie et au rôle Marat, difficile à évoquer ailleurs dans la structure de l’ouvrage. La question coloniale qui divisait les révolutionnaires depuis 1789 clôt cette séquence : le 4 février 1794, le décret abolissant l’esclavage est voté par les députés de la Montagne.

7Dans le sixième et dernier chapitre, « Savoir terminer la Révolution », Olivier Bétourné aborde les questions sur lesquelles achoppent et divergent tous les historiens de la Révolution : le gouvernement révolutionnaire, la terreur et le rôle de Robespierre. La rubrique « Une dictature sans magistrats » reprend le cours de l’histoire de 1791 jusqu’aux massacres de septembre. L’irruption du « peuple », revendiquant le contrôle de l’exécutif, incite l’auteur à énumérer les premières « mesures de salut public », prises contre l’avis des Girondins, et, après leur chute, les « mesures d’exceptions », le rapport de Saint-Just du 10 octobre 1793 sur le gouvernement révolutionnaire, pour conclure « La terreur était à l’ordre du jour », mot d’ordre qui n’a jamais été décrété. Enfin, Olivier Bétourné avance que la loi du 14 frimaire an II (4 décembre 1793) faisant de la Convention le « centre unique de l’impulsion du gouvernement » institua une dictature « sans limite de temps sans contrôle ni aucun contre-pouvoir » qui permit à Robespierre de « reprendre la main » pour mettre au pas le mouvement populaire, et le poussa à s’identifier à la nation.

8En intitulant la séquence suivante « De la Terreur comme pulsion », Olivier Bétourné revendique, de façon légitime, l’héritage de la découverte freudienne et l’enrichissement qu’elle apporte à la discipline historique. La conjoncture révolutionnaire aurait inévitablement libéré des pulsions, ces forces psychiques inconscientes. En même temps, il renvoie à l’ouvrage de Lucien Jaume, dans lequel une trentaine de pages consacrées à « L’entrée des jacobins dans la Terreur et le gouvernement révolutionnaire » présente un Robespierre pragmatique et tacticien, qui rationalise après-coup la politique engagée pour montrer que la terreur, « émanation de la vertu », répond à une vision morale défendue par le jacobinisme des premiers temps (17 pluviôse an II-5 février 1794). « La folie-Robespierre » : ce jugement abrupt, porté presque deux siècles et demi plus tard, est contesté par les derniers biographes de l’Incorruptible et ne fait pas l’unanimité chez les psychiatres – Jean Starobinski, psychiatre et historien, a fermement réfuté la pertinence des diagnostics rétrospectifs (2012). Plusieurs historiens (Martin, 2016 ; Mc Phee, 2012 ; Jourdan, 2012 ; Serna, 2012) estiment qu’en juillet 1794, au vu de ses nombreuses et longues absences et de ses immenses responsabilités dans un contexte terriblement tendu, Robespierre était exténué et nerveusement perturbé. Son jugement en aurait été altéré et lui aurait fait prendre des décisions extrêmes et paradoxales : l’élimination brutale des « factions », la fête de l’Être suprême, la loi de Prairial… Olivier Bétourné reconnaît pourtant qu’aucun historien n’utilise le terme de folie, disparu au xxe siècle de la terminologie médicale, pas plus que celui de démence au sens assez flottant. Pour Olivier Bétourné, le long discours de Robespierre du 8 thermidor, qualifié de « délire », témoigne d’un « état mental fortement dégradé » : propos décousus, accusations allusives, lyrisme mortifère. Pourtant, certains y discernent un modèle de rhétorique. Robespierre aurait usé de l’impératif, du futur, de formes interrogatives, de répétitions, du « je » qui devient « nous », afin de créer un lien avec son auditoire et l’associer à ses arguments. D’autres ne le perçoivent pas comme un discours-testament, mais plutôt comme le discours-programme d’un homme qui se bat encore (Solé, 1994). Robespierre s’était souvent qualifié de martyr. Déjà le 21 juin 1791, dans une intervention décisive au club des Jacobins, il avait accusé les députés d’être des contre-révolutionnaires et affirmé avoir fait le sacrifice de sa « vie à la vérité, à la liberté, à la patrie ». Accoler « Terreur » à « pulsion », poser le diagnostic de la « folie » sur le Robespierre des derniers temps, ne serait-ce pas l’absoudre de tout ce dont on l’accuse ? Et, par là-même, esquiver l’analyse de Thermidor en qualifiant ce moment paroxystique de quiproquo ?

9Pour terminer, à la suite d’un détour par les positions de trois tenants de la légitimité monarchique après Thermidor, Olivier Bétourné mentionne Babeuf et la Conjuration des Égaux, puis souligne le « rapport complexe de la tradition communiste avec la Révolution ». L’inventaire qu’il dresse l’amène à proclamer que « tout est à repenser ». Dans une conclusion lyrique, il use de l’anaphore « Nous » ; est-ce pour éviter le « je » ou pour nous convaincre, en citant Victor Hugo, de le suivre dans ses aspirations à demeurer fidèle à la Révolution ?

10Les deux dernières décennies ont été prolifiques en matière de travaux sur la Révolution française, celle-ci ne cesse d’alimenter les débats et les réflexions sur son actualité et son héritage. Au sein de l’Institut d’histoire de la Révolution française de l’université Paris 1, de la Société des Études robespierristes et bien au-delà, les recherches font preuve d’une étonnante vitalité. Inscrit dans ce contexte, le projet d’Olivier Bétourné aboutit à une somme (597 pages) étayée par un travail précis et documenté qui force l’admiration et témoigne d’un engagement « à gauche » revendiqué. Néanmoins, par ses incitations louangeuses à se référer à Marcel Gauchet, à François Furet et surtout à Lucien Jaume, la position d’Olivier Bétourné vis à vis de l’historiographie critique s’avère un tant soit peu ambiguë. En utilisant des sources « primaires » imprimées, en excluant les histoires « iconiques », objet de son premier livre, en écartant les ouvrages récents – la bibliographie curieusement lacunaire et désuète contient moins de 10 % d’ouvrages postérieurs à 2000 –, c’est en solitaire qu’Olivier Bétourné a revisité l’histoire de la Révolution, se privant d’analyses et d’interprétations pertinentes à propos de la violence, de la Terreur, de Robespierre, du 9 thermidor, de la citoyenneté... Aussi, malgré son imposant appareil d’érudition, ce livre n’offre que peu de perspectives de recherche aux historiens de la Révolution. D’une écriture aisée, foisonnant d’informations détaillées, peuplé de personnages connus ou à découvrir, l’ouvrage semble plutôt destiné à un large public cultivé, sinon érudit, soucieux de mieux comprendre l’histoire de la Révolution et d’y suivre la genèse de la culture politique française.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anne-Marie Duport, « Olivier Bétourné, L’esprit de la Révolution française »La Révolution française [En ligne], 24 | 2023, mis en ligne le 03 avril 2023, consulté le 02 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/lrf/7650 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lrf.7650

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Auteur

Anne-Marie Duport

Société des études robespierristes

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Droits d’auteur

Tous droits réservés

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