« Lugubres démêlés des trois couleurs [...] sous le régime de la liberté » ou le plaidoyer de Barbault-Royer, 1796
Résumés
Barbault‑Royer, journaliste ardent républicain, s’est engagé dans les controverses politiques autour de la question coloniale sous le Directoire en publiant son témoignage sous le titre Du gouvernement de Saint-Domingue, de Laveaux, de Villatte, des agents du Directoire (1796). Ce texte est particulièrement éclairant sur le « préjugé de couleur » qui s’est développé dans les Caraïbes. L’auteur qui est lui-même métis y dénonce les brutalités, voire les crimes perpétrés contre la communauté « mulâtre » de Saint-Domingue. Comment sa foi en la liberté et son idéal d’intégration républicaine se trouvent-ils ébranlés par les réalités du terrain ?
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- 1 La citation du titre est extraite de Barbault-Royer, Du gouvernement de Saint-Domingue, de Laveaux, (...)
- 2 Sur son parcours intellectuel, voir Huguette Krief, Le métis révolutionnaire. Barbault-Royer, homme (...)
- 3 Archives du Directoire exécutif (an VI‑an VIII), AF/III/28, dossier 97, unité́ de description 43-93 (...)
- 4 Inscrit sous le numéro de passager no 322 dans Annie Blayo et Jean-Michel André, « Rôle du Dauphin (...)
- 5 Terme issu du vocabulaire du « préjugé de couleur » au xviiie siècle, comme Noir, libre de couleur (...)
- 6 Voir Pierre H. Boulle, « Les déclarations parisiennes des non-blancs entre 1738 et 1790 : permanenc (...)
- 7 Voir Albert Jauze, Notaires et notariat. Le notariat français et les hommes dans une colonie à l’e (...)
1Parmi les libres de couleur actifs à Paris se détache la figure de Barbault‑Royer1, journaliste engagé et ardent républicain2. Selon sa déclaration de civisme3, rédigée lors de l’épuration des bureaux du ministère de la Marine et des Colonies, exigée par la Convention le 16 vendémiaire an IV [8 octobre 1796], il est « né à bord du vaisseau Le Dauphin allant aux Indes orientales, colonies françaises ». Le journal de bord enregistre sa naissance en rade de Cadix : « Barbeau (Barbo) Pierre-François, passager, né à bord le 24 mars 1767 à huit heures du matin, débarqué́ à l’île de France le 18 juillet 17674 ». Son père, Jean-Baptiste Barbeau dit Le Royer, maître d’hôtel, est un Blanc5 et sa mère, Dorothée Le Blanc, est une servante indienne, probablement une Tamoule affranchie, originaire de Pondichéry, dont le débarquement au port de Lorient s’était fait à l’âge de quinze ans vers 1765. Elle n’y avait cependant pas été déclarée, alors que l’ordonnance de l’Amirauté de France du 5 avril 17626 l’exigeait. En 1767, les Barbeau sont au service de Pierre Poivre qui rejoint son poste de Commissaire ordonnateur et Intendant général des îles de France et de Bourbon rachetées par Louis XV à la Compagnie des Indes en faillite7.
- 8 La Revue rétrospective de l’île Maurice, 1949, vol. 1, « Registres paroissiaux », p. 113.
- 9 Pierre Poivre, Lettre au ministre, Au Port Louis, Isle de France, le 30 novembre 1767 : « J’ai ache (...)
- 10 Pierre Poivre ayant achevé sa mission officielle débarque le 26 mai 1773 au port de Brest avec sa f (...)
- 11 La fratrie se composait de l’aîné, Marie-Jacques, né en 1764, de Françoise née le 19 novembre 1769, (...)
- 12 AN Z/1D/139, Déclarations du 10/02/1778 faite par Jean-Baptiste Barbeau, concernant l’arrivée de so (...)
2Pierre-François Barbeau, baptisé à Port-Louis le 18 décembre 17678, est élevé dans le domaine de Monplaisir, où Pierre Poivre fait entretenir d’immenses jardins botaniques par une main-d’œuvre servile9. L’enfant libre de couleur y vit jusqu’en 177310. Accompagné par son père venu à Paris pour affaires, sa mère et ses deux frères11, il rejoint à l’âge de onze ans le collège de Lisieux pour y faire ses humanités. La déclaration faite le 10 février 1778 au greffe de l’Amirauté́ de France confirme son statut de non-blanc12, qui ne lui accorde aucun droit, ni égalité civile dans le royaume de France. Il achève ses humanités en 1789, où il prend le nom de Barbault-Royer et s’engage avec enthousiasme dans les rangs des révolutionnaires. Se rapprochant de la Société des Citoyens de couleur, il tisse des liens étroits avec Julien Raimond, son fondateur, qui le recommande auprès du ministère de la Marine et des Colonies. À ce titre, il effectue des missions à Saint-Domingue, l’une en 1793 comme secrétaire du général Galbaud et l’autre en 1796 avec les mêmes fonctions auprès de Raimond, nommé commissaire civil, délégué par Directoire aux Isles sous le vent (Saint-Domingue), au sein d’une Commission civile menée par Louis-Léger Félicité Sonthonax.
3Dans l’espace des controverses politiques autour de la question coloniale sous le Directoire, le témoignage de Barbault-Royer, publié sous le titre Du gouvernement de Saint-Domingue, de Laveaux, de Villatte, des agents du Directoire (1796), est particulièrement éclairant sur le « préjugé de couleur » qui s’est développé dans les Caraïbes. L’auteur qui est un homme de couleur y dénonce les brutalités, voire les crimes perpétrés contre la communauté « mulâtre » de Saint-Domingue. Aussi verrons-nous comment son idéal d’intégration républicaine se trouve ébranlé par les réalités du terrain, malgré la foi ardente qu’il éprouve envers la Liberté et la République.
Libre de couleur dans l’élite jacobine
- 13 Le recensement ordonné par Poivre à son arrivée en 1767 dénombre 2 400 Blancs, 500 hommes de couleu (...)
4Issu d’une île esclavagiste13, où la hiérarchisation des habitants se fait selon la couleur de peau, Barbault-Royer accorde une large place dans son œuvre littéraire et ses articles politiques aux questions coloniales et au scandale de l’esclavage.
- 14 Voir Marc Belissa, La Révolution française et les colonies, Paris, La Fabrique, 2024, p. 212-213.
- 15 Voir Florence Gauthier, L’aristocratie de l’épiderme. Le combat de la Société des citoyens de coule (...)
- 16 Dans sa déclaration de civisme de 1796, Barbault-Royer cite l’abbé Grégoire comme une personne réfé (...)
- 17 Barbault-Royer, Craon ou les trois opprimés, op. cit., p. 137.
- 18 Voir John D. Garrigus, « Vincent Ogé ‘Jeune’ (1757-91): Social Class and Free Colored Mobilization (...)
- 19 Grégoire, Séance du mercredi 11 mai 1791, Jérôme Mavidal et Émile Laurent (dir.), Archives parlemen (...)
5En ce domaine, il est convaincu que la société coloniale des Mascareignes et des Caraïbes n’ouvrira aucun espace de liberté et de droit tant que la traite et l’esclavage perdureront. Mais sa position abolitionniste peine à s’imposer14, au moment où les interventions des libres de couleur pour demander l’égalité civile et politique auprès des députés buttent contre la propagande du club Massiac et la défense des intérêts des villes maritimes françaises négrières. Comme Julien Raimond fort de l’appui de l’abbé Grégoire, Brissot, Pétion, Robespierre dans les débats sur les colonies15, l’écrivain métis se rapproche de Jacobins, tels que Grégoire avec qui il se lie16. À cette période, il publie Craon ou les trois opprimés (1791), où il informe le public, sous une forme romancée, des crimes coloniaux en Afrique de l’Ouest (« Histoire de Zanfara-Chamoé ») qu’il rapproche des excès du despotisme monarchique en Russie et en Perse. Il suggère que la liberté générale, à laquelle aspirent les esclaves insurgés et les peuples asservis, ne s’acquiert que par des mouvements militaires organisés, comme le prouve la résistance des Mandingues, « peuple africain très civilisé » en armes face aux Européens : « Ce serait le plus grand bien qui pût arriver à ces tristes contrées. Les Mandingues formeraient une puissance formidable, qui opposerait une forte digue à l’insatiable cupidité́ de nos marchands17 ». Or, cette même année, l’insurrection des « mulâtres »18 menée à Saint-Domingue par Vincent Ogé (1750-1791), vétéran du bataillon des chasseurs volontaires, est réprimée dans le sang. Le supplice de la roue et la décapitation barbare qui leur sont infligés le 25 février 1791 soulèvent l’indignation de parlementaires, tel Grégoire qui défend leurs actions à la tribune de l’Assemblée nationale : « si celui qui réclame la liberté périt sur l’échafaud, tous les bons Français le méritent également19 ».
- 20 Voir Frédéric Régent, Libres de couleurs. Les affranchis et leurs descendants en terres d’esclavage (...)
- 21 Constitution de 1791, Titre III, chap. I, section I, art. 1er.
- 22 Le texte du Préambule stipule que « l’Assemblée nationale reconnaît et déclare que les hommes de co (...)
- 23 Voir Frédéric Régent, « Préjugé de couleur, esclavage et citoyennetés dans les colonies françaises (...)
- 24 Officier métis qui avait dirigé le soulèvement des Libres de couleur dans le sud de Saint-Domingue (...)
- 25 Julien Raimond, « Lettre au citoyen Pinchinat, membre de la commission intermédiaire, à Paris, le 1 (...)
6En ce qui le concerne, Barbault-Royer sait qu’il est mis à l’écart des membres du Souverain à cause de son statut de libre de couleur, destiné à maintenir la ségrégation juridique20 imposée par les colons. Malgré les principes proclamés par la Déclaration des droits, selon laquelle « les hommes naissent et demeurent libre et égaux en droits », mise en préambule de la Constitution de 1791, les territoires coloniaux sont placés en effet en dehors du champ d’application de celle-ci : « [l]es colonies et possessions françaises dans l’Asie, l’Afrique et l’Amérique, quoiqu’elles fassent partie de l’Empire français, [qui] ne sont pas comprises dans la présente Constitution21 » (art. 8, al. 2). D’ailleurs, le débat qui se tient le 15 mai 1791 sur les colonies à l’Assemblée aboutit à constitutionnaliser l’esclavage au mépris de la Déclaration des droits et à diviser la classe des libres de couleur en ne donnant la citoyenneté qu’à ceux dont les deux parents sont nés libres. Cependant, l’année suivante, sous les pressions de Brissot, l’Assemblée nationale modifie la constitution22 en reconnaissant les droits civils et politiques aux libres de couleur et aux Noirs affranchis dans un cadre censitaire. Le décret du 28 mars 1792, sanctionné par le roi, devient la fameuse loi du 4 avril 179223, grâce à laquelle Barbault-Royer acquiert sa citoyenneté : il réussit enfin à obtenir un emploi de « Secrétaire-Garde des archives des Isles du Vent » auprès du ministère de la Marine et des Colonies, titre flatteur duquel il signe son Essai politique sur les puissances navales dans les guerres de la République en janvier 1793. En outre, un mois plus tard, il reçoit un ordre de mission, au titre du ministère de la Marine et des Colonies, pour servir de secrétaire auprès de François-Thomas Galbaud du Fort, nommé Gouverneur général de Saint-Domingue (1er février 1793) et ce, grâce à Julien Raimond, qui y fait allusion dans une lettre du 10 février 1793 adressée à Pierre-Antoine Pinchinat (1765-1836)24 : « Revenons au général Galbeau […] je lui ai donné pour secrétaire un homme de couleur de l’Inde, jeune homme plein de talents ; et qui […] le suivra à Saint-Domingue25 ».
- 26 Voir Gabriel Debien, Une plantation de Saint-Domingue. La sucrerie Galbaud-Dufort (1690-1802), Le C (...)
- 27 Voir Florence Gauthier, « La Révolution française et le problème colonial : le cas Robespierre », A (...)
- 28 Nous empruntons ce chiffre à Florence Gauthier, L’aristocratie de l’épiderme… op. cit., p. 182.
7Cette affectation ne risque-elle pas d’être problématique ? En effet, Galbaud du Fort est un riche créole, ancien militaire royaliste, fils de Philippe-François, conseiller au Conseil supérieur du Cap, qui s’est installé en 1690 à Saint-Domingue et possédait une plantation esclavagiste et une sucrerie à Léogane dans le quartier des Sources26. Or, fraîchement débarqué de la frégate La Concorde au Cap-Français, en juillet 1793, Barbault-Royer assiste au virage politique de Galbaud qui prend le parti des colons contre-révolutionnaires contre les commissaires civils, Léger-Félicité Sonthonax et Étienne Polverel27, envoyés au Cap pour y faire appliquer la loi du 4 avril 1792. Ces deux responsables, ayant triomphé de la rébellion coloniale, menée par le marquis de Borel à Port-au-Prince, finissent par arrêter le général Galbaud, car il avait sciemment caché, au Conseil exécutif qui l’avait nommé, avoir reçu en héritage la plantation familiale, après le décès de sa mère, Agnès Dubreuil, le 25 janvier 1793 : les autorités directoriales considèrent en effet que ce conflit d’intérêt est susceptible de nuire à la bonne gouvernance de Saint-Domingue. Des combats sanglants s’engagent aussitôt entre les partisans de Galbaud et ceux des commissaires, le 20 juin 1793, et s’achèvent deux jours après par l’incendie et le pillage du Cap. Mis en déroute, Galbaud fait voile vers l’Amérique du Nord, tandis que dix mille colons émigrent, mettant fin à la domination blanche de Saint-Domingue28.
8La mission de Barbault-Royer auprès de Galbaud mérite qu’on l’interroge. À la décharge du métis jacobin, disons que le Gouverneur général était perçu comme un militaire de progrès par Julien Raimond, comme il le confirme dans la Circulaire à mes frères les hommes de couleur en date du 21 mars 1793 :
- 29 Julien Raimond, Correspondance de Julien Raimond avec ses frères…, op. cit., pièce no 20, p. 107.
Un général, votre compatriote, et qui s’est couvert de gloire vous est envoyé ; comptez sur son attachement à la patrie et sur son civisme dont il a donné des preuves multipliées. Étranger à tous préjugés, quoique colon, il donnera son exemple à suivre à tous ceux qui, jusqu’à ce jour, n’ont pas eu la force de les fouler aux pieds : comptez donc sur le maréchal de camp Galb[e]au[d], que la nation vous envoie ; il soutiendra vos droits et vous conduira à la gloire29.
9Dès lors, Barbault-Royer désargenté n’avait aucune raison de décliner la proposition de Raimond. Cependant, sans le réaliser, il devenait par sa présence une sorte de gage de la politique caribéenne, que l’on voulait présenter comme progressiste et favorable aux trois couleurs. Pour preuve, le Rapport sur les troubles de Saint-Domingue, de nivôse an VII (décembre 1798) présenté par Jean-Philippe Garran de Coulon (1748-1816), député́ du Loiret, chargé d’examiner l’implication du général dans la rébellion des colons blancs du Cap, tire argument de la pigmentation de Barbault-Royer pour rétablir la réputation de Galbaud sur le plan politique :
- 30 Référence à la Loi relative aux colonies et aux moyens d’y apaiser les troubles, donnée à Paris, (...)
- 31 Rapport sur les troubles de Saint-Domingue, fait au nom de la Commission des colonies, des Comités (...)
Plusieurs de ses lettres [Galbaud] annoncent même l’intention d’exécuter avec fermeté́ la loi du 4 avril. Il y déclare qu’il maintiendra sévèrement l’égalité́ républicaine entre tous les hommes libres quelle que soit leur couleur sans porter atteinte à l’esclavage des noirs. Dans le petit nombre de personnes qu’il [Galbaud] emmena de France, il prit pour secrétaire un homme de couleur, nommé Barbault-Royer, qui mangea toujours avec lui, ainsi que quelques autres citoyens du 4 avril30, qu’il s’attacha à lui à Saint-Domingue31.
- 32 Voir Jeremy D. Popkin, You Are All Free. The Haitian Revolution and the Abolition of Slavery, New Y (...)
10Pour sa part, Barbault-Royer garde le silence sur cette première mission désastreuse. Son refus de s’exprimer s’explique probablement par l’isolement qu’il a éprouvé, voire par son impuissance à réagir face aux préjugés affiché par Galbaud envers ses collaborateurs de couleur, comme le rapporte Boucher, président de la commission intermédiaire au Cap32. D’après son témoignage, l’arrogance du gouverneur se manifestait de manière bien cruelle envers Barbault-Royer :
- 33 Nous soulignons. BnF Ms. n.a.f. 6846-6846. Papiers de Sonthonax, relatifs à l’histoire de Saint-Dom (...)
On m’a pressé d’avoir auprès de moi deux mulâtres, l’un pour secrétaire, l’autre pour aide de camp, je n’étois pas bon à jetter aux chiens sans cette adoption. Les Commissaires ne me verroient d’un bon œil sans en être escorté. On l’a voulu, je l’ai fait.— Mais, Général, ils sont là, ils vous entendent & vous ne les flattés pas.— Moi ! peu m’importe… Eh bien, les voilà. Je serai donc bien glorieux d’être escorté par un mulâtre… Quant à l’autre, les curieux le verront installé dans mon secrétariat, c’est tout ce qu’on peut exiger, mais qu’il me quitte quand il voudra, je serai tranquil ; au moins il n’emportera ni mes secrets ni ceux de l’état33.
11En fonction des soupçons émis sur son intégrité politique et son sens du devoir, il y a tout lieu de croire que Barbault-Royer est parti volontairement du Cap après l’arrestation de Galbaud ou lors de l’incendie du Cap. Lorsqu’il débarque à Rochefort, l’un des ports fréquentés par les navires en provenance des îles caribéennes, il intègre la Société populaire de Rochefort, où il prend une belle revanche en militant avec ardeur contre les adversaires de la République. Rédacteur de pétitions, tribun populaire, secrétaire de séance, puis président de la Société populaire de Rochefort, il fait désormais partie de l’élite jacobine grâce à ses qualités d’écrivain et de tribun populaire en fin 1793. Ses discours sont imprimés et diffusés par la Convention, il organise des défilés civiques, buste de Marat en tête, et participe au mouvement de déchristianisation soutenu par Lequinio (1755-1814), député́ du Morbihan et représentant de la Convention à Rochefort. Toutefois, en interrogeant Pierre Chrétien, commissaire civil des Isles-du-Vent, à l’occasion d’un de ses déplacements dans la région, Barbault-Royer apprend avec stupeur que son poste de secrétaire-garde des archives des Isles du Vent est un emploi fictif. Il décide d’en démissionner dans une lettre du 21 décembre 1793, adressée au Comité de Salut public :
- 34 AN (Paris) Fichier Marichal F/17*/1-1824 (Indien demeurant à Rochefort).
D’après l’entretien que j’ai eu avec le Citoyen Chrétien, Commissaire Civil des Isles du Vent envoyé́ à Rochefort par le Pouvoir exécutif je vois que la place d’Archiviste qui m’avait été́ donnée pour les Colonies est absolument imaginaire ; […] Je vous donne donc ma démission d’archiviste, en prévenant en même temps le ministère de la Marine de ma démission. Appuyé́ de la conduite que j’ai toujours tenue, […] remplissant aujourd’hui la fonction de Président de la Société́ populaire de Rochefort, je vous invite, Citoyens, […] à me donner une place dans la Bibliothèque nationale34.
12Sa requête n’est pas entendue. La nouvelle ère républicaine ne répond pas à ses véritables attentes, car on le cantonne désormais à d’obscurs postes d’employé civil au ministère de la Marine et des Colonies, puis aux Affaires étrangères.
Le réquisitoire de Barbault-Royer
- 35 Julien Raimond, Rapport de Julien Raimond, commissaire délégué par le Gouvernement français aux Isl (...)
13Pour sa seconde mission officielle, Barbault-Royer est nommé à un poste d’« agent du gouvernement à Saint-Domingue », le 7 germinal an IV (27 mars 1796). Quittant Rochefort, il rejoint à Brest Julien Raimond, la délégation des Commissaires et un contingent militaire fort de 900 hommes, avec armes et munitions, envoyés par le Directoire à Saint-Domingue. Avec eux, il arrive au Cap, le 23 floréal an IV (12 mai 1796). Il découvre une île en proie à des affrontements armés entre les troupes du général Laveaux, nommé Gouverneur général par Sonthonax après l’incendie du Cap en 1793, et celles de Jean-Louis Villatte, général métis tout-puissant du Nord, qui contrôle Fort-Dauphin et la région de Cap. Comme le note Julien Raimond : « La rivalité de deux généraux avait rallumé une guerre de couleur35 ».
- 36 Voir Frédéric Régent, La France et ses esclaves. De la colonisation aux abolitions, 1620-1848, Pari (...)
- 37 Version proposée par Laveaux dans son compte-rendu : « Plus d’une soixantaine d’hommes de couleur e (...)
- 38 Henri-Claude-François Perroud (1758-1829) est un négociant à Port-de-Paix, qui fait fonction d’ordo (...)
- 39 Julien Raimond, Rapport de Julien Raimond…, op. cit., p. 7.
14À l’origine du conflit sont les injonctions de l’administration de Laveaux adressées aux libres de couleur pour qu’ils paient les loyers des maisons incendiées appartenant à des colons, qu’ils ont reconstruites et qu’ils occupent36. Pour faire cesser ces brimades, une soixantaine d’entre eux s’emparent du général et le mettent aux arrêts le 30 ventôse an IV (20 mars 1796). Coup d’état militaire37 ? Simple intimidation ? Toujours est-il que l’ordonnateur Perroud38 et le général noir Toussaint-Louverture réussissent à le délivrer. Craignant d’être arrêté, Villatte quitte le Cap avec ses amis dans la nuit du 5 au 6 germinal (25-26 mars). « Les hommes de couleur et tous les citoyens blancs et noirs de la partie du Nord, aigris contre Laveaux … campaient avec lui (Villatte) au fort de la Martellière39 ». Quand Sonthonax débarque au Cap avec la délégation des Commissaires civils, un mois plus tard, il convoque aussitôt Villatte pour faire cesser cette guerre civile. Fort de son innocence, le général métis accepte de se rendre. Selon Barbault-Royer, lors de l’entrée de ce dernier au Cap, la foule massée pour l’accueillir sur la place principale est chargée à coup de sabre par Laveaux à la tête d’un escadron. L’épisode se termine par l’arrestation de Villatte, le 18 mai 1796, et par son renvoi en France pour y être jugé, tandis que Laveaux quitte l’île après sa flatteuse élection au Conseil des Anciens en septembre 1796.
- 40 Lettre de Barbault-Royer, Corps Législatif, Conseil des Cinq-Cents, dans Réimpression de l’ancien (...)
- 41 Ibid.
15Indigné par le traitement général réservé à l’« affaire mulâtre du 30 ventôse an IV », Barbault-Royer introduit une requête auprès de la commission d’enquête du Conseil des Cinq-Cents, pour dénoncer les massacres perpétrés à Saint-Domingue : « Arrivé récemment de Saint-Domingue, où j’avais été envoyé par le gouvernement, j’ai été à portée de juger la conduite des commissaires, et l’irrégularité de leurs actes. [...] Tout ce qu’on a publié sur la situation de Saint-Domingue est faux40 ». Éconduit, il est invité par les députés à rédiger un « message pour faire connaître l’état des Colonies41 ». Il réplique par un essai virulent, Du gouvernement de Saint-Domingue, de Laveaux, de Villatte, des agents du Directoire (1796), où il réclame justice pour les gens de couleur et dénonce le nouveau despotisme colonial qui sévit aux Caraïbes :
- 42 Barbault-Royer, Du gouvernement de Saint-Domingue, op. cit., p. 8.
Si des vexations intolérables ont eu lieu sous le régime des rois, […] on ne doit pas être surpris de ces mouvements de la rage coloniale, de ces assassinats effrayants, de ces lugubres démêlés des trois couleurs qui se sont développés sous le régime de la liberté42.
16Son argumentation factuelle concorde avec le Rapport de Julien Raimond (1797) envoyé au ministre de la Marine et met en cause la campagne de faux bruits lancée par Sonthonax pour attiser le conflit des couleurs, afin d’anéantir l’influence des « mulâtres » sur l’échiquier politique domingois :
- 43 Ibid., p. 53-54.
On disait confidentiellement aux blancs : les mulâtres vont vous assassiner ce soir ; […] On disait aux noirs : les mulâtres veulent vous ramener à l’esclavage ; mais les noirs éclairés savaient que les fils de la même mère ne peuvent avoir que des intérêts communs, que la liberté des mulâtres n’avait d’existence que par la leur ; […] On disait enfin aux mulâtres ; ce soir, l’atroce Michel, avec ses dragons s’apprête à venir achever le peu qui reste d’entre vous43.
- 44 Julien Raimond, Rapport de Julien Raimond…, op. cit., p. 6.
- 45 Raimond est né en 1744 à Bainet, dans le Sud de l’île de Saint-Domingue.
- 46 Julien Raimond, Rapport de Julien Raimond…, op. cit., p. 7.
17Pour Raimond, la cabale devait l’atteindre personnellement pour le déconsidérer, afin qu’il n’intervienne plus dans « l’envoi et la nomination des délégués pour la partie du Sud44 », sa terre de naissance45. Selon lui, « les renseignements donnés au Cap, par des hommes passionnés, ne pouvaient servir de base à une détermination aussi majeure46 ». Par crainte qu’un choix partisan ne soit fait par la Commission, il avait proposé de faire venir au Cap des citoyens dignes de confiance, en provenance du Sud, pour éclairer la Commission « sur l’état du département qu’ils habitaient, et sur les mesures à prendre pour y affermir la liberté ». Cette démarche et les échanges de courrier avec le Sud contrarièrent les vues politiques de Sonthonax, au point d’exciter son courroux :
- 47 Ibid.
Ce fut alors que la calomnie fut déchainée, avec fureur, contre moi. J’étais sourdement présenté́ aux blancs comme leur ennemis ; aux noirs, comme le chef du complot formé contre eux par les rouges. Venait-il chez moi un homme de couleur, je les ralliais pour me faire un parti ; un blanc, je voulais les tromper pour mieux les égorger ; un noir, je cherchais à l’entraîner dans ma conjuration47.
- 48 « Perroud usa de sa liberté pour imprimer une autre lettre, distribuée avec autant de profusion aux (...)
18Dans ces circonstances fâcheuses, Barbault-Royer fait les frais du complot, puisqu’un accusateur de Raimond prétend l’avoir entendu dire que « le commissaire pensait qu’il fallait égorger les blancs ». Des mois d’interrogatoire se passent avant que les accusations ne tombent et que son innocence ne soit reconnue. Dès lors, le métis indien épouse la lutte des hommes de couleur de Saint-Domingue et en fait son propre combat. Contre l’avis de Raimond qui veut tempérer la situation avec l’aide de Toussaint-Louverture, Barbault-Royer engage une polémique au Cap contre Perroud48 et à Paris contre Sonthonax, tous deux responsables d’attiser la guerre des couleurs.
19Dans son essai, Du gouvernement de Saint-Domingue, Barbault-Royer rappelle tout d’abord que Laveaux est coupable d’avoir mené, à la tête d’un escadron, une charge injustifiée contre une foule pacifique, massée sur la place du Cap pour y accueillir Villatte en mars 1796. L’évocation de la scène est destinée à susciter l’horreur : le polémiste fait le tableau des réjouissances populaires du Cap célébrant son héros, auquel succède une scène de violence soudaine et sanglante, dont les femmes de couleur sont les premières victimes :
- 49 Ibid.
Villatte [...] reparut au Cap au milieu des acclamations publiques. Une foule immense l’environnait en agitant autour de lui des branches de palmiste et des rameaux de grenadille ; les femmes, surtout, faisaient retentir les airs des cris de l’allégresse commune ; [...] Cependant, sous le prétexte d’une émeute populaire, Laveaux à la tête d’une bande de satellites et de ses noirs janissaires, fendit, le sabre à la main, sur ces femmes qui semblaient courir à une fête ; elles furent impitoyablement renversées, plusieurs blessées grièvement, et le sang des citoyens rejaillit sur les fenêtres même de la Commission, à peine installée. D’après ce seul fait, qu’on réfléchisse sur les excès du despotisme colonial49.
20Le récit de cet épisode est repris à l’identique, entre autres, par Guy-Joseph Bonnet dans ses Souvenirs historiques :
- 50 Guy-Joseph Bonnet, Souvenirs historiques de Guy-Joseph Bonnet, général de division des armées de la (...)
Cet assemblage monstrueux de tant d’iniquités n’est-il pas suffisamment prouvé par la déportation injuste de Villatte et de ses compagnons, par l’anéantissement des hommes de couleur dans le Nord, par le massacre de leurs femmes exécuté par Laveaux, sous les yeux même de la commission50.
- 51 Ibid., p. 64.
- 52 Barbault-Royer, Du gouvernement de Saint-Domingue … op. cit., p. 66.
- 53 Argument repris par Bonnet : « Arnaud Préty, lâche brigand, qui, au commencement de la Révolution, (...)
21Dans son essai, Barbault-Royer fait un usage récurrent des mots « sang », « massacre », « terreur », « barbarie » pour soulever l’indignation de ses concitoyens. Les excès criminels contre les gens de couleur s’expliquent par la volonté prédatrice des petits Blancs venus de Métropole, qui servent leurs intérêts, suivant le mot d’ordre colonial : « Remplissons nos coffres de l’or du nouveau monde, et laissons après nous la misère, la famine et la désolation ; nous sommes riches, cinglons vers notre Europe51 ». Dans son réquisitoire, Barbault-Royer pousse la démonstration jusqu’à l’outrance, en faisant un amalgame entre la stratégie d’accaparement des « petits Blancs » et la ligne politique des Montagnards proscrite par le Directoire : « Les hommes de couleur ont été accusés des propres désordres de ces dominateurs ; telle fut cette politique pratiquée sous le maratisme, d’imputer à ses adversaires les artifices de la Montagne dont ces niveleurs sont les émissaires secrets52 ». Il réutilise même les images d’une propagande contre-révolutionnaire, quand il décrit le chapeau porté par Arnaud Pretty, capitaine de gendarmerie et créature maléfique de Sonthonax, qui arbore en trophée les oreilles des « mulâtres » abattus53.
- 54 Barbault-Royer, Du gouvernement de Saint-Domingue… op. cit., p. 49. En italiques dans le texte.
- 55 « Cet homme, qui avait quelques idées de plus que ses frères d’armes, saisissait un peu mieux les é (...)
22La démonstration de Barbault-Royer entend aussi disqualifier les lieutenants de Louverture, en les attaquant ad hominem. Il les accuse de corruption et démontre qu’ils sapent les bases de la morale et de la vertu, sans lesquelles la société domingoise ne peut exister. Quant à Toussaint-Louverture, le pamphlétaire ne l’implique pas dans l’« affaire des mulâtres », bien que l’élimination annoncée de Villatte serve ses intérêts immédiats. Il reconnaît toutefois en lui un allié de choix du général Laveaux qui célébrait en « Toussaint Louverture, l’homme prédit par l’abbé Raynal54 ». Barbault-Royer souligne que sa nomination au poste de lieutenant-gouverneur de Saint-Domingue, le 31 mars 1796, est le point d’aboutissement d’une fulgurante ascension, explicable par l’approche réaliste des situations, que pratique Toussaint Louverture et qu’il sait tourner à son profit55. En conséquence, pour Barbault-Royer, la communauté de couleur reste le dernier rempart républicain contre le pourrissement des valeurs révolutionnaires et la tyrannie des petits Blancs :
- 56 Ibid., p. 63.
Les citoyens de couleur, dont le caractère se compose de la franchise des noirs et de la fierté des blancs, ne sont devenus plus odieux, que parce que ces citoyens ont un courage qui ne peut se plier au despotisme monstrueux de ces nouveaux venus, qu’ils ont une sagacité qui déconcerte leurs trames criminelles, qu’ils ont ces vertus publiques qui les attachent fortement au sol qui les a vu naître, qu’enfin ils ont ces vertus que des hommes qui voyagent en ravisseurs n’auront jamais56.
Un républicanisme critique
- 57 Selon le Rapport de Julien Raimond, op. cit., p. 10 : « Peu de temps après, Barbault-Royer, ayant e (...)
- 58 Les Résolutions adressées par le Conseil des Cinq-Cents au conseil des Anciens dans Les Papiers des (...)
- 59 « Tribunal qui avait été établi par la Constitution de 1791, pour juger les crimes de lèse-nation » (...)
23Même s’il n’est pas un natif, Barbault-Royer s’autorise à être la plume officielle des Domingois. Il estime disposer de la légitimité républicaine pour tenir ce rôle, puisqu’après l’enquête judiciaire sur l’affaire Raimond et son renvoi de son emploi de secrétaire57, il s’est vu offrir un poste de « juge de paix de la ville », puis une fonction de haut-juré58, c’est-à-dire de « membre de la Haute-Cour-Nationale59 » de Saint-Domingue. C’est à ce titre qu’il interpelle l’opinion publique, une première fois dans son essai Du gouvernement de Saint-Domingue, de Laveaux, de Villatte, des agents du Directoire (1796) et une seconde lors des débats parlementaires sur les droits à la citoyenneté des personnes nées en Afrique et transportées de force dans les colonies françaises, par un article publié dans La clef du cabinet des souverains, no 227 du 2 brumaire an VI [23 octobre 1797].
- 60 Barbault-Royer, Du gouvernement de Saint-Domingue … op. cit., p. 25.
24Dans les deux cas, Barbault-Royer s’interroge sur son attachement à l’idée de République une et indivisible, où toutes les différences sont par principe effacées. À considérer l’espace caribéen où coexistent Noirs, Blancs et Métis, est-il possible de gommer certaines réalités du terrain ? Pour sa part, l’écrivain honore la Révolution locale et les vertus de la collectivité domingoise. Il dénonce donc les forces extérieures qui les menacent : « Le despotisme de Laveaux à l’égard des autorités civiles était effrayant. Méprisée, avilie, la municipalité, ce refuge de la liberté, […] était tous les jours l’objet des insultes les plus sanglantes60 ». Pour résoudre la guerre civile et rétablir le désir de vivre ensemble, Barbault-Royer préconise de recourir à des citoyens vertueux des trois couleurs : l’un d’entre eux est le général noir Pierrot, symbole de l’honneur et du courage, acteur majeur de l’insurrection des esclaves en 1791 :
- 61 Ibid., p. 29.
Ce respectable noir, qui jouissait de l’estime de tous les citoyens, sentait qu’il était inutile de faire couler le sang à flots pour soutenir des disputes privées ; il se méfiait des conseils qui commandaient la mort des fils de la même mère61.
- 62 Ibid., p. 35.
25La question centrale demeure l’inégalité de traitement des citoyens, qui est masquée sous un discours faussement universaliste et qui attise la révolte de la communauté de couleur. Barbault-Royer insiste : « Il fallait confondre toutes les classes dans des embrassements fraternels, et ne plus réveiller les préjugés sanglants ; il fallait favoriser également toutes les couleurs62 ». Il est convaincu que les délégués du Directoire réservent un traitement de faveur aux Noirs, afin de se servir de leur nombre pour grossir les troupes républicaines dans la guerre contre les intérêts anglais. Or, si la liberté et l’égalité des droits sont un bien commun au sein de la République, alors le combat des « mulâtres » devient légitime, car il se déduit des principes fondateurs républicains.
- 63 Ibid., p. 39.
Peut-on s’étonner ensuite de la révolte des peuples, lorsqu’ayant consommé une révolution pour accabler des rois y et faire régner la justice à leur place, on ne rencontre plus que la mort et la vengeance dans le sanctuaire même des lois nouvelles63.
- 64 Ibid., p. 14. Synonyme de « mulâtre » ou homme de couleur.
- 65 Ibid.
26L’écrivain assure le Directoire exécutif de l’adhésion sincère des gens de couleur à la République, qu’ils ont à cœur de défendre. Contrairement aux faux-bruits que certains répandent en Métropole, les « jaunes64 » sont porteurs d’un avenir économique ; ils ne conspirent pas contre les intérêts de la République, ni n’aspirent à l’indépendance : « La France n’a retenti jusqu’à ce jour que de leurs projets d’indépendance, de leur plan de carnage, de leurs complots ambitieux ; mais jusqu’à ce jour la France n’a entendu que les accusateurs, elle n’a pas encore interpellé les accusés65 ».
27Le second dossier lié à la question précédente, sur lequel intervient Barbault-Royer, concerne les droits qui fondent la citoyenneté dans les colonies françaises. Pour lui, l’article 2 de la proclamation de Polverel du 31 octobre 1793 y avait répondu :
- 66 Proclamation de Polverel du 31 octobre 1793, cité par Vertus Saint-Louis, « Les termes de citoyen (...)
Tous les Africains et Africaines descendants ou descendantes d’Africains existant à Saint-Domingue et dans les îles françaises sous le Vent, ceux qui naîtront à l’avenir ou qui y aborderont sont déclarés libres et égaux à tous les autres hommes, ils jouiront de tous les droits énoncés dans ladite Déclaration des droits de l’homme66.
- 67 « Le vol et la paresse, vices innés chez des hommes asservis par l’avilissement dans lequel on les (...)
28L’argumentation abolitionniste de l’époque reposait sur l’idée que les Africains naturellement bons étaient corrompus par l’esclavage67, mais que leur patriotisme les intègrerait à la communauté nationale. Or, la question resurgit lors des discussions parlementaires autour du découpage des territoires coloniaux en départements, le 1er brumaire an VI [22 octobre 1797]. À cette date, rien ne garantit que les députés des Cinq-Cents se porteront en faveur de la citoyenneté des nouveaux libres nés en Afrique, puisque la doxa les présente comme des êtres primitifs, incapables de faire nation.
- 68 Barbault-Royer, « Au rédacteur », La clef du cabinet des souverains, no 277, du duodi 2 brumaire, (...)
29Dans l’article qu’il publie dans La clef du cabinet des souverains du 2 brumaire an VI [23 octobre 1797], Barbaut-Royer condamne ces atermoiements. Pour lui, le problème n’est pas d’assimiler une communauté africaine inférieure : il s’agit d’accompagner la libération d’un peuple issu de la grande civilisation pharaonique noire-égyptienne, qui a offert sa médecine, sa philosophie et ses savoirs à l’Occident : « Les noirs des colonies sont les descendants de ces Égyptiens fameux qui éclairèrent le monde68 ». Barbault-Royer engage une déconstruction culturelle, qui remet en question la domination des uns sur les autres, destinée à imposer le modèle européen aux peuples colonisés.
30Finalement, Barbault-Royer obtient gain de cause ; l’article 15 de la loi concernant l’organisation constitutionnelle des colonies du 1er janvier 1798 dispose :
Les individus noirs ou de couleur enlevés à leur patrie, et transportés dans les colonies, ne sont point réputés étrangers ; ils jouissent des mêmes droits qu’un individu né sur le territoire français, s’ils sont attachés à la culture, s’ils servent dans les armées, s’ils exercent une profession ou métier.
31Cette victoire est éphémère. Suite au coup d’état de Napoléon Bonaparte, les colonies perdent leur statut de département et sont soumises à des lois spéciales dans la constitution de décembre 1799. Trois ans plus tard, Bonaparte rétablit l’esclavage dans les colonies restées françaises.
32Le républicanisme est la source vive d’un esprit de résistance à l’oppression que manifeste Barbault-Royer, indo-descendant, toujours prêt à mobiliser l’opinion publique contre les abus du pouvoir et les injustices. L’« affaire mulâtre de ventôse an IV » le mène à rédiger un réquisitoire virulent contre les agents du Directoire. Il les accuse d’avoir utilisé les différences identitaires entre Noir, Métis et Blanc, héritées du système esclavagiste, pour étoffer leurs troupes à des fins militaires, au lieu d’imposer le modèle indifférencié de la citoyenneté républicaine.
- 69 Voir Frédéric Régent, « Du préjugé de couleur au préjugé de race, le cas des Antilles françaises », (...)
33Réclamer que les gens de couleur soient traités équitablement revient à gommer tout préjugé de couleur69 dans l’application des principes républicains. Mais, pour défendre ce point de vue, Barbault-Royer choisit l’outrance et le parti-pris, valorisant l’image victimaire d’une minorité de couleur face à des Africains enivrés par leur récente liberté et menés au combat par Toussaint Louverture. Or, réalisant dans un second temps que les préjugés culturels sont le puissant ferment de la politique coloniale, il invite ses concitoyens à déconstruire les rapports entre l’Occident et les peuples colonisés, en célébrant dans les Africains, anciens esclaves caribéens, les héritiers de la grande civilisation noire égyptienne de Memphis.
Notes
1 La citation du titre est extraite de Barbault-Royer, Du gouvernement de Saint-Domingue, de Laveaux, de Villatte, des agents du Directoire, Paris, Debray, an V-1797, p. 8.
2 Sur son parcours intellectuel, voir Huguette Krief, Le métis révolutionnaire. Barbault-Royer, homme de lettres et voyageur engagé, Paris, Garnier, 2021.
3 Archives du Directoire exécutif (an VI‑an VIII), AF/III/28, dossier 97, unité́ de description 43-93, « déclarations autographes des employés de la section, avec âge, lieu de naissance, états des services, états politiques, adressés au ministre suivant sa lettre du 25 brumaire et classés en deux groupes : employés destitués et employés conservés au ministère, fin brumaire-frimaire an IV ».
4 Inscrit sous le numéro de passager no 322 dans Annie Blayo et Jean-Michel André, « Rôle du Dauphin (1767-1768) », dans Rôles d’équipages, 2P 41-II. 21, Bureau des classes de Port-Louis puis de Lorient, Sous série 2P, ASHDL et SHD Lorient, 2014, p. 26.
5 Terme issu du vocabulaire du « préjugé de couleur » au xviiie siècle, comme Noir, libre de couleur ou Métis. Les guillemets signalent ceux qui sont considérés comme péjoratifs, tel que « mulâtre ».
6 Voir Pierre H. Boulle, « Les déclarations parisiennes des non-blancs entre 1738 et 1790 : permanence des catégories et interchangeabilité́ des statuts », dans Elsa Geneste et Silvina Testa (dir.), Nominations et dénominations des Noirs. Illustration du dialogue entre la France et les Amériques dossier publié dans Nuevo Mudo Mundos Nuevos, 2010, p. 14, https://journals.openedition.org/nuevomundo/58143.
7 Voir Albert Jauze, Notaires et notariat. Le notariat français et les hommes dans une colonie à l’est du cap de Bonne-Espérance, Bourbon-La Réunion, 1668-milieu du xixe siècle, Paris, Éditions Publibook, 2009, p. 74.
8 La Revue rétrospective de l’île Maurice, 1949, vol. 1, « Registres paroissiaux », p. 113.
9 Pierre Poivre, Lettre au ministre, Au Port Louis, Isle de France, le 30 novembre 1767 : « J’ai acheté́ les esclaves nécessaires pour cultiver ce jardin » (AN Col C/4/18, fo. 103). Montplaisir est une propriété esclavagiste de 86 hectares, dont 4 sont occupés par la bâtisse principale et ses dépendances.
10 Pierre Poivre ayant achevé sa mission officielle débarque le 26 mai 1773 au port de Brest avec sa femme et ses deux filles nées à l’Isle de France.
11 La fratrie se composait de l’aîné, Marie-Jacques, né en 1764, de Françoise née le 19 novembre 1769, puis décédée le 17 octobre 1770 à Port-Louis, et d’Auguste né en 1774.
12 AN Z/1D/139, Déclarations du 10/02/1778 faite par Jean-Baptiste Barbeau, concernant l’arrivée de son épouse, « la demoiselle Le Blanc », âgée de 38 ans, et de leurs trois enfants, tous non-blancs : no 941, 942, 943, 944. Voir Erick Noël (dir.), Dictionnaire des gens de couleur dans la France moderne, vol. I : Paris et son bassin, Genève, Droz, 2011, p. 209.
13 Le recensement ordonné par Poivre à son arrivée en 1767 dénombre 2 400 Blancs, 500 hommes de couleur et 18 000 esclaves. Voir André Reussner, « L’Île de France au moment de la rétrocession au roi (1767) », Revue d’histoire des colonies, t. 20, no 87, 1932, p. 223.
14 Voir Marc Belissa, La Révolution française et les colonies, Paris, La Fabrique, 2024, p. 212-213.
15 Voir Florence Gauthier, L’aristocratie de l’épiderme. Le combat de la Société des citoyens de couleur 1789-1791, Paris, CNRS Éditions, 2007, « Le débat de mai 1791 », p. 277-307.
16 Dans sa déclaration de civisme de 1796, Barbault-Royer cite l’abbé Grégoire comme une personne référente pour attester de son patriotisme et de son engagement politique sans faille durant la Révolution. Archives du Directoire exécutif (an VI‑an VIII), AF/III/28, dossier 97, unité́ de description 43-93.
17 Barbault-Royer, Craon ou les trois opprimés, op. cit., p. 137.
18 Voir John D. Garrigus, « Vincent Ogé ‘Jeune’ (1757-91): Social Class and Free Colored Mobilization on the Eve of the Haitian Revolution », The Americas, vol. 68, no 1, 2011, p. 33-62.
19 Grégoire, Séance du mercredi 11 mai 1791, Jérôme Mavidal et Émile Laurent (dir.), Archives parlementaires de 1787 à 1860, Paris, Paul Dupont, 1886, t. XXV, p. 741.
20 Voir Frédéric Régent, Libres de couleurs. Les affranchis et leurs descendants en terres d’esclavage xive-xixe siècle, Paris, Tallandier, 2023, p. 147-149.
21 Constitution de 1791, Titre III, chap. I, section I, art. 1er.
22 Le texte du Préambule stipule que « l’Assemblée nationale reconnaît et déclare que les hommes de couleur et Nègres libres doivent jouir, ainsi que les colons blancs, de l’égalité des droits politiques ». L’article 2 précise qu’ils seront « admis à voter dans toutes les assemblées paroissiales » et « éligibles à toutes les places ».
23 Voir Frédéric Régent, « Préjugé de couleur, esclavage et citoyennetés dans les colonies françaises (1789-1848) », La Révolution française, no 9, 2015, https://journals.openedition.org/lrf/1403.
24 Officier métis qui avait dirigé le soulèvement des Libres de couleur dans le sud de Saint-Domingue en 1791. Voir Michel Biard, « Un témoignage sur les événements de Port-au-Prince en 1793 », Annales historiques de la Révolution française, no 374, 2013, p. 188-199, https://journals.openedition.org/ahrf/12978.
25 Julien Raimond, « Lettre au citoyen Pinchinat, membre de la commission intermédiaire, à Paris, le 10 février 1793, an deuxième de la République », dans Correspondance de Julien Raimond avec ses frères, de Saint-Domingue, et les pièces qui lui ont été adressées par eux, Paris, Imprimerie du Cercle social, an 2, pièce no 20, p. 107 et pièce no 22, p. 113.
26 Voir Gabriel Debien, Une plantation de Saint-Domingue. La sucrerie Galbaud-Dufort (1690-1802), Le Caire, Institut d’archéologie orientale du Caire, 1941, p. 82-83.
27 Voir Florence Gauthier, « La Révolution française et le problème colonial : le cas Robespierre », Annales historiques de la Révolution française, no 288, 1992, p. 176, https://www.persee.fr/doc/ahrf_0003-4436_1992_num_288_1_1485.
28 Nous empruntons ce chiffre à Florence Gauthier, L’aristocratie de l’épiderme… op. cit., p. 182.
29 Julien Raimond, Correspondance de Julien Raimond avec ses frères…, op. cit., pièce no 20, p. 107.
30 Référence à la Loi relative aux colonies et aux moyens d’y apaiser les troubles, donnée à Paris, le 4 avril 1792 et approuvée par Louis XVI, dont l’article 2 précise : « Les hommes de couleur et nègres seront admis à voter dans toutes les assemblées paroissiales, et seront éligibles à toutes les places, lorsqu’ils réuniront d’ailleurs les conditions prescrites par l’article IV de l’instruction du 28 mars ».
31 Rapport sur les troubles de Saint-Domingue, fait au nom de la Commission des colonies, des Comités de Salut public, de législation et de marine réunis par J.-Ph. Garran député́́ par le département du Loiret, imprimé par ordre de la Convention nationale, Paris, Imprimerie nationale, an VII, t. 3, chap. IV, p. 370.
32 Voir Jeremy D. Popkin, You Are All Free. The Haitian Revolution and the Abolition of Slavery, New York, CUP, 2010, p. 171.
33 Nous soulignons. BnF Ms. n.a.f. 6846-6846. Papiers de Sonthonax, relatifs à l’histoire de Saint-Domingue. Document transmis par Frédéric Régent que je remercie vivement.
34 AN (Paris) Fichier Marichal F/17*/1-1824 (Indien demeurant à Rochefort).
35 Julien Raimond, Rapport de Julien Raimond, commissaire délégué par le Gouvernement français aux Isles-sous-le-vent, au ministre de la Marine, Au Cap Français, P. Roux, 1797, p. 2.
36 Voir Frédéric Régent, La France et ses esclaves. De la colonisation aux abolitions, 1620-1848, Paris, Grasset, p. 255-256.
37 Version proposée par Laveaux dans son compte-rendu : « Plus d’une soixantaine d’hommes de couleur entrent les uns par le salon, d’autres par le cabinet. On m’entoure pour m’empêcher de sauter sur mes armes. [...] Après un moment de silence, on me dit : ‘Au nom du peuple, tu es le prisonnier ; allons, bougre de gouverneur, marche en prison’ », cité par Bernard Gainot, « Le général Laveaux, gouverneur de Saint-Domingue, député néo-jacobin », Annales historiques de la Révolution française, no 278, 1989, p. 443, https://www.persee.fr/doc/ahrf_0003-4436_1989_num_278_1_1281.
38 Henri-Claude-François Perroud (1758-1829) est un négociant à Port-de-Paix, qui fait fonction d’ordonnateur, chargé de contrôler la gestion administrative et financière de Saint-Domingue.
39 Julien Raimond, Rapport de Julien Raimond…, op. cit., p. 7.
40 Lettre de Barbault-Royer, Corps Législatif, Conseil des Cinq-Cents, dans Réimpression de l’ancien Moniteur (mai 1789-novembre 1799), t. 28, Paris, Bureau central, 1843, p. 520.
41 Ibid.
42 Barbault-Royer, Du gouvernement de Saint-Domingue, op. cit., p. 8.
43 Ibid., p. 53-54.
44 Julien Raimond, Rapport de Julien Raimond…, op. cit., p. 6.
45 Raimond est né en 1744 à Bainet, dans le Sud de l’île de Saint-Domingue.
46 Julien Raimond, Rapport de Julien Raimond…, op. cit., p. 7.
47 Ibid.
48 « Perroud usa de sa liberté pour imprimer une autre lettre, distribuée avec autant de profusion aux États-Unis, dans laquelle il se mêlait aussi de proscrire tous les mulâtres », Barbault-Royer, Du gouvernement de Saint-Domingue… op. cit., p. 28.
49 Ibid.
50 Guy-Joseph Bonnet, Souvenirs historiques de Guy-Joseph Bonnet, général de division des armées de la république d’Haïti [...] recueillis par Edmond Bonnet, son fils, Paris, Durand, 1864, chap. 3, p. 56. En italiques dans le texte.
51 Ibid., p. 64.
52 Barbault-Royer, Du gouvernement de Saint-Domingue … op. cit., p. 66.
53 Argument repris par Bonnet : « Arnaud Préty, lâche brigand, qui, au commencement de la Révolution, était dans le quartier de Jérémie l’un des chefs de ces cannibales, qu’on avait vus faire la chasse aux hommes de couleur, et porter à leur chapeau, au lieu de cocardes, les oreilles de leurs malheureuses victimes », Souvenirs historiques, op. cit., p. 34.
54 Barbault-Royer, Du gouvernement de Saint-Domingue… op. cit., p. 49. En italiques dans le texte.
55 « Cet homme, qui avait quelques idées de plus que ses frères d’armes, saisissait un peu mieux les événements. L’intérêt l’avait rendu l’ennemi des hommes de couleur, dont il poursuivait, le fer et la flamme à la main, les restes fugitifs ; l’intérêt et la justice le rendirent ensuite leur défenseur et leur ami », ibid., p. 48.
56 Ibid., p. 63.
57 Selon le Rapport de Julien Raimond, op. cit., p. 10 : « Peu de temps après, Barbault-Royer, ayant engagé une polémique avec l’ex-ordonnateur Perroud, et l’ayant prolongée malgré la défense formelle que je lui en avais faite, je fus contraint de le renvoyer ».
58 Les Résolutions adressées par le Conseil des Cinq-Cents au conseil des Anciens dans Les Papiers des assemblées du Directoire aux Archives nationales, inventaire de la série C, Conseil des Cinq-Cents [C 387-479] et Conseil des Anciens [C 480-598], Paris, Archives nationales, 1976, p. 289.
59 « Tribunal qui avait été établi par la Constitution de 1791, pour juger les crimes de lèse-nation », Dictionnaire de l’Académie française, 1798.
60 Barbault-Royer, Du gouvernement de Saint-Domingue … op. cit., p. 25.
61 Ibid., p. 29.
62 Ibid., p. 35.
63 Ibid., p. 39.
64 Ibid., p. 14. Synonyme de « mulâtre » ou homme de couleur.
65 Ibid.
66 Proclamation de Polverel du 31 octobre 1793, cité par Vertus Saint-Louis, « Les termes de citoyen et Africain pendant la Révolution de Saint-Domingue », dans Laënnec Hurbon (dir.), L’insurrection des esclaves de Saint-Domingue, 22-23 août 1791, Paris, Khartala, 2000, p. 82.
67 « Le vol et la paresse, vices innés chez des hommes asservis par l’avilissement dans lequel on les tient ». AN Col C74 47, Victor Hugues, lettre du 4 thermidor an II-22 juillet 1794, cité dans Anne Pérotin-Dumon, « Les Jacobins des Antilles ou l’esprit de liberté dans les Iles-du-Vent », Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. 35, no 2, avril-juin 1988, dossier Des Européens dans l’Amérique coloniale et aux Caraïbes, xvie-xixe siècles, p. 275-304, p. 288, https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1988_num_35_2_1451.
68 Barbault-Royer, « Au rédacteur », La clef du cabinet des souverains, no 277, du duodi 2 brumaire, an VI (lundi 23 octobre 1797), dans La clef du cabinet des souverains, vol. 4, no 276 à 365, p. 2613.
69 Voir Frédéric Régent, « Du préjugé de couleur au préjugé de race, le cas des Antilles françaises », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. 68, no 3, 2021, p. 64-90, https://doi.org/10.3917/rhmc.683.0066.
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Référence électronique
Huguette Krief, « « Lugubres démêlés des trois couleurs [...] sous le régime de la liberté » ou le plaidoyer de Barbault-Royer, 1796 », La Révolution française [En ligne], 27 | 2025, mis en ligne le 20 janvier 2025, consulté le 07 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/lrf/8738 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13464
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