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Dossier d'articles

Une relecture des origines du club Massiac, entre Saint-Domingue et métropole, 1788-1790

Sonia Taleb

Résumés

La Société correspondante des colons français, société de riches propriétaires esclavagistes domingois, progressivement identifiée à l’hôtel de Massiac qui accueillait ses réunions et officiellement créée à Paris le 20 août 1789, s’attache dès sa création à maintenir l’ordre impérial esclavagiste en s’opposant aux idées abolitionnistes, aux revendications des libres de couleur pour l’égalité politique, mais également à la représentation de Saint-Domingue à l’Assemblée nationale. Cet article se propose de réinterroger les origines du club Massiac et d’explorer la période charnière qui entoure sa création, en suivant quatre de ses membres actifs. Société politique et lobby franco-domingois, le club Massiac doit être analysé à la fois comme le produit de l’histoire tardive de Saint-Domingue et comme celui du processus révolutionnaire français.

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Texte intégral

  • 1 Gabriel Debien, La société coloniale aux xviie et xviiie siècles. 2, Les colons de Saint-Domingue e (...)
  • 2 Voir en particulier Manuel Covo, « One and Indivisible? Federation, Federalism, and Colonialism in (...)
  • 3 Manuel Covo, « Commerce, empire et révolutions dans le monde atlantique : la colonie de Saint-Domin (...)
  • 4 Archives nationales (AN dans la suite), W//14, Règlement de la Société correspondante des colons fr (...)

1Quelles perspectives nouvelles une relecture des archives du club Massiac peut-elle nous apporter ? Officiellement créée à Paris le 20 août 1789, cette société de riches propriétaires esclavagistes domingois est généralement représentée comme le principal lobby colonial de métropole sous la Révolution, étroitement associé aux compromissions de l’Assemblée constituante et à sa politique coloniale pro-esclavagiste. Si la thèse principale de Gabriel Debien reste, depuis sa publication en 1953, l’ouvrage de référence sur le club Massiac1, l’apport de perspectives impériale et atlantique ont engagé, ces dernières décennies, une relecture de la Révolution française et de ses débats qui prend en compte l’Empire2. En outre, de récents travaux ont mis en lumière la pluralité des acteurs esclavagistes sous la Révolution, contredisant l’idée forte d’une unicité du lobby colonial à cette période3. Cet enrichissement historiographique incite à réinvestir l’histoire du club Massiac en questionnant ses points aveugles. Il est vrai que l’historiographie a paradoxalement dissocié cette société politique, composée des seuls propriétaires planteurs à Saint-Domingue4, de l’histoire prérévolutionnaire de Saint-Domingue, en entretenant deux écueils qui brouillent aujourd’hui encore la compréhension de son histoire : d’une part, le club Massiac est perçu à tort comme rassemblant les colons antillais absentéistes, au-delà de Saint-Domingue ; d’autre part, ses actions auraient été circonscrites à la métropole.

  • 5 Pour une liste générale des 361 membres, voir Gabriel Debien, Essai sur le club Massiac, op. cit., (...)
  • 6 De fortes disparités présentielles se retrouvent également dans d’autres sociétés politiques de l’é (...)
  • 7 J’ai classé les 394 individus ayant fréquenté le club Massiac à l’aide d’indicateurs reflétant leur (...)

2La Société correspondante des colons français, progressivement identifiée à l’hôtel de Massiac qui accueillait ses réunions, s’attacha dès sa création à maintenir l’ordre impérial esclavagiste en s’opposant aux idées abolitionnistes, aux libres de couleur revendiquant l’égalité politique, mais également à la représentation de Saint-Domingue à l’Assemblée nationale. Actif sous la Constituante, le club Massiac connut une transformation après la réception de la nouvelle de l’insurrection des esclaves qui éclata dans le Nord de la colonie dans la nuit du 22 au 23 août 1791, avant d’être perquisitionné et officiellement fermé le 16 août 1792. Si cette société a suscité l’intérêt de centaines de colons domingois à sa création5, la plupart désertent bien vite ses réunions6. L’étude systématique des procès-verbaux de ses comités et de ses assemblées générales m’a ainsi amenée à reconstituer un groupe restreint de 46 » membres actifs » qui prirent réellement part à ses travaux7. Cette réalité numérique nuance un consensus historiographique qui accentua fréquemment la puissance de ce club en lui attribuant des actions qui n’étaient pas les siennes ou des sympathisants qui ne lui étaient pas toujours liés.

  • 8 Comme 40 % des membres actifs du club Massiac.

3À travers les parcours de quatre de ses membres actifs, propriétaires dans la partie Ouest de la colonie8 nés ou ayant vécu à Saint-Domingue, cet article se propose de réinterroger les origines du club Massiac en explorant au ras du sol la période charnière qui entoure sa création. Témoignant de la discorde des absentéistes face à l’élection des députés de Saint-Domingue et à leur représentation à l’Assemblée nationale, la formation de cette société politique apparaît comme un symptôme de la division des colons blancs domingois et de sa dimension impériale dans la période précédant la Révolution haïtienne. Il s’agit dans un premier temps de mettre au jour ces profils absentéistes qui résidaient dans la capitale impériale à la fin des années 1780. Leur implication dans les débats qui agitaient les colons de Saint-Domingue à la veille de la Révolution montre des formes de politisation diverses et, tandis que se radicalise le processus révolutionnaire, de fortes dissensions concernant l’admission d’une députation de Saint-Domingue à l’Assemblée nationale qui mènent à la formation de leur société. Revenir sur les origines du club Massiac permet dès lors une relecture des motivations de cette société franco-domingoise et de ses rapports avec la députation de Saint-Domingue, en reliant son histoire à l’état de guerre civile qui gagna peu à peu la colonie à partir de 1789.

De Saint-Domingue à Paris, la circulation transatlantique des hommes et des idées

Quatre membres actifs du club Massiac

  • 9 Ou Duval de Sanadon.
  • 10 Ou Guitton.

Membre

Fonction au Bureau du club

Nombre de comités du club animés (sur 253*)

Présence aux comités jusqu’en...

Bérard Jean-François

Commissaire adjoint

103

Octobre 1791

Duval-Sanadon9 David

Secrétaire

37

Septembre 1791

Guiton10 Pierre-Charles-Gabriel-Améric

58

Mai 1790

Lucas de Blaire Pierre-Paul-Sylvain

26

Mars 1790

4* 253 comités et comités extraordinaires réunis entre le 24 septembre 1789 et le 31 octobre 1791.

  • 11 Archives nationales d’outre-mer (ANOM dans la suite), Col F5 B 23.
  • 12 Stratégies matrimoniales et endogamie marchande ont amené des familles de colons-négociants domingo (...)
  • 13 AN, 16AP/1.
  • 14 La mortalité des esclaves des plantations Bérard était particulièrement élevée : près du quart des (...)
  • 15 AN, 16AP/1.

5À l’été 1786, des passagers en provenance de Saint-Marc, ville de l’ouest de Saint-Domingue, débarquent dans le port de Nantes, parmi eux un capitaine de milices accompagné de son esclave « mulâtre », Hector11. Parti quelques semaines plus tôt, Jean-François Bérard avait obtenu un congé qui lui permettait une installation en métropole. Bérard n’était pas né à Saint-Domingue, mais à Istanbul, en 1730, au sein d’une famille de négociants d’origine provençale qui avait rejoint par la suite Saint-Domingue où résidaient déjà des cousins, les Magnan. En 1763, il épousa l’une de ses cousines, Marguerite-Elisabeth Magnan, riche créole et fille du trésorier de la Marine Gabriel Michel Magnan12. Le père de la mariée, beau-père et oncle de Bérard, donna aux époux la jouissance d’un terrain de 50 carreaux ainsi que 18 esclaves13. Par ce mariage, le négociant de 33 ans devint propriétaire à Saint-Domingue. Les successions et l’achat de terrains et d’esclaves multiplièrent sa fortune : en quittant la colonie en 1786, il se trouvait à la tête de plusieurs habitations, dont trois indigoteries-cotonneries sur lesquelles travaillaient 448 esclaves14. Son frère cadet, Pierre-Louis Bérard du Tapion15, devint en son absence procureur général et spécial de ses propriétés.

  • 16 Au sujet de l’absentéisme dans les sociétés caribéennes, en particulier en Jamaïque, voir Trevor Bu (...)

6L’installation de Jean-François Bérard en métropole faisait de lui un colon absentéiste. Phénomène impérial qui amenait des propriétaires esclavagistes à faire administrer leurs plantations à distance, l’absentéisme était une caractéristique des sociétés caribéennes, plus particulièrement des Grandes Antilles des xviie et xviiie siècles. Qu’ils aient quitté l’île ou ne s’y soient jamais rendus, ces propriétaires étaient souvent dénoncés par les contemporains antillais qui interprétaient l’absentéisme comme un problème social et une source de fragilisation de la population blanche coloniale16. Si la propension d’une part croissante de planteurs à déserter les colonies antillaises a effectivement pu ancrer l’idée selon laquelle les îles à sucre étaient des terres temporaires d’enrichissement plus que des lieux d’installation, l’absentéisme ne fut jamais uniforme. Il se déclinait en de multiples parcours regroupant une diversité de profils socio-économiques allant de l’ancien administrateur colonial à l’armateur, du milicien colonial créole au magistrat métropolitain n’ayant jamais séjourné dans la colonie. Beaucoup de parcours absentéistes de futurs membres du club Massiac débutèrent dans les années 1780 par l’achat d’une propriété, par un mariage parisien avec une riche héritière créole ou, comme pour Bérard, par un départ de la colonie vers la métropole.

  • 17 Françoise Thésée, Négociants bordelais et colons de Saint-Domingue, « Liaisons d’habitations ». La (...)
  • 18 Ibid.

7En arrivant à Paris, Bérard retrouva un autre colon de Saint-Domingue, le créole Pierre-Paul-Sylvain Lucas de Blaire qui résidait en métropole depuis 1784. Les deux hommes se connaissaient bien, l’oncle maternel et tuteur de Lucas de Blaire, Étienne Bellumeau de la Vincendière, étant lui aussi un gendre de Gabriel Michel Magnan. Le jeune Lucas de Blaire avait été nommé conseiller assesseur au Conseil supérieur de Port-au-Prince en 1783. Parti l’année suivante en métropole avec l’ambition de s’y marier, il y acquit une charge de conseiller à la Cour des aides. En s’installant en métropole, il confia l’administration de son indigoterie-cotonnerie à la maison bordelaise Romberg, Bapst et Cie, une société en commandite liée à plusieurs habitants de la plaine de l’Artibonite qui assurait au contractant une pension annuelle fixe17 indispensable au maintien d’un mode de vie somptuaire. Celle de Lucas de Blaire et de ses jeunes frère et sœurs à sa charge avait été négociée par le magistrat à 22 000 livres tournois18.

  • 19 ANOM, Col. E 216, dossier Guiton, Pierre-Charles-Gabriel-Améric.
  • 20 Ibid.

8Tandis que Lucas de Blaire se rendait en métropole, Pierre-Améric Guiton, surnommé comte de Guiton, retournait quant à lui à Saint-Domingue. Ce fils de l’ancien commissaire de la Marine à Saint-Marc et propriétaire d’une plantation de café, qui se présentait comme « le moins riche des Américains19 », cherchait pourtant à fuir Saint-Domingue. Entré dans les gendarmes de la garde ordinaire du roi en 1770, il avait pu résider une décennie en métropole20, mais fut contraint de rejoindre la colonie après la mort de sa mère en 1782. Devenu aide de camp du nouveau gouverneur de Saint-Domingue, Guillaume Léonard de Bellecombe, il intégra par la suite les milices de Saint-Marc, tout comme David Duval-Sanadon, riche propriétaire d’une sucrerie de l’Artibonite né à Pointe-à-Pitre. Personnages transatlantiques circulant entre la métropole et Saint-Domingue, Guiton et Duval-Sanadon s’étaient tous deux constitué de solides réseaux de part et d’autre de l’océan.

  • 21 Au sujet des milices dans les sociétés caribéennes, voir Anna Forestier, « Défendre son territoire. (...)

9Ces quatre colons appartenaient à de riches familles parfois alliées de la plaine de l’Artibonite, trois d’entre eux se trouvant à Paris à la veille de la Révolution française après avoir obtenu un congé comme miliciens21. Avant de devenir des membres actifs du club Massiac, ils eurent également en commun de s’engager activement dans les débats prérévolutionnaires qui agitaient les colons de Saint-Domingue.

Quatre profils absentéistes à la veille de la Révolution

Nom

Prénom(s)

Lieu de naissance

Âge

en 1789

Statut revendiqué à la veille de la Révolution française

Situation géo. des propriétés

(Partie/Quartier)

Bérard

Jean-François

Istanbul

(Empire ottoman)

59

Capitaine de milices (Petite Rivière) en congé

Ouest/Artibonite

Duval-Sanadon

David

Pointe-à-Pitre (Guadeloupe)

41

Officier de milices (Saint-Marc) en congé

Ouest/Artibonite

Guiton

(dit comte de Guiton)

Pierre-Charles-Gabriel-Améric

Saint-Marc

(Saint-Domingue)

33

Capitaine de dragons (Saint-Marc) en congé

Ouest/Artibonite

Lucas de Blaire

Pierre-Paul-Sylvain

Saint-Marc

(Saint-Domingue)

29

Conseiller à la Cour des aides de Paris

Ouest/Artibonite

Union et désunion des colons blancs : la politisation des absentéistes

  • 22 Voir par exemple [Guillaume-Thomas Raynal], Histoire philosophique et politique des établissements (...)
  • 23 En particulier à Philadelphie avec la création de la Society for the Relief of Free Negroes Unlawfu (...)
  • 24 David Duval-Sanadon, Discours sur l’esclavage des Nègres, et sur l’Idée de leur affranchissement da (...)
  • 25 Ibid., p. 55.
  • 26 Voir Caroline Oudin-Bastide, Philippe Steiner, Calcul et morale. Coûts de l’esclavage et valeur de (...)

10Si des voix critiques de l’esclavage transatlantique se sont fait entendre en Europe dès les années 177022, la décennie suivante fut marquée par l’organisation politique des partisans de l’affranchissement des esclaves africains et créoles et de l’abolition de la traite qui prit la forme de sociétés23. Des pro-esclavagistes, eux-mêmes bien souvent propriétaires esclavagistes, participèrent à ces débats, à l’instar de David Duval-Sanadon qui publia en 1786 un Discours sur l’esclavage des Nègres24 dans lequel il présentait l’esclavage comme une source de richesse pour la métropole et comme un « mal incurable25 ». En mobilisant un référentiel philosophique commun aux abolitionnistes, il fondait sa démonstration sur un argumentaire économique26 et sur une pensée raciale qui articulait la barbarisation des esclaves à la défense de la suprématie blanche dans les colonies :

  • 27 David Duval-Sanadon, Réclamations et observations des colons, sur l’idée de l’abolition de la trait (...)

Voyez-les d’abord en Afrique, victimes des usages les plus barbares […] n’y échapper que par l’esclavage qui les livre entre nos mains. […] Mais n’établissez donc aucune comparaison entre des Européens, entre des peuples libres, et ces Nations si anciennement asservies, et croyez que pour elles l’esclavage est souvent un bienfait27.

11Justifiant l’ordre juridique colonial, ses écrits illustraient une racialisation du discours esclavagiste qui assimilait les noirs à une « race » avilissante :

  • 28 Id., Précis sur l’esclavage des nègres, s. l., s. n., 1789, p. 17.

Je vous demande d’abord s’ils [les cultivateurs européens] y seront en concurrence, pour les travaux de la terre, avec les Nègres nouvellement affranchis. Cela n’est pas possible. L’idée d’un tel mélange répugne, & n’est pas soutenable. Vous ne voudriez point confondre à ce point les deux races, & avilir la vôtre : oui, je dis l’avilir […]28.

12À partir de 1788, Duval-Sanadon s’adressa plus directement à la Société des Amis des Noirs nouvellement créée qui se proposait d’éclairer l’opinion publique française sur l’abolition de la traite et celle de l’esclavage.

  • 29 Bernard Gainot, Marcel Dorigny, La Société des amis des noirs… op. cit., p. 31-32.
  • 30 Ibid., p. 152.
  • 31 Ibid., p. 142.
  • 32 Jeremy Popkin a ainsi mis en lumière les contacts entre Mirabeau et les commissaires du Comité colo (...)
  • 33 Lucas de Blaire fut élu député suppléant de la noblesse de Paris hors les murs.

13Formée à Paris le 19 février 1788, cette société s’apparentait, comme le relèvent Marcel Dorigny et Bernard Gainot, à une forme nouvelle de sociabilité politique à dimension internationale, associant des pratiques de lobbying, une propagande à destination de l’opinion et des actions auprès du pouvoir29. Bien que la Société des Amis des Noirs soit rétrospectivement – à juste titre – considérée comme l’antagoniste principal du club Massiac, on retrouve pourtant en son sein de futurs membres actifs du club Massiac dont les adhésions ont échappé à l’historiographie. Lucas de Blaire assista ainsi de façon régulière aux séances des Amis des Noirs entre les mois de mars 1788 et juillet 1789. Il devint un membre élu du comité de cette société et participa à la rédaction de ses règlements30. Lucas de Blaire fut donc un membre actif de la Société des Amis des Noirs. Il chercha en outre à y associer les planteurs et proposa pour membre, dès le mois d’avril 1788, l’un de ses amis domingois, Jean-François Bérard31, qui apporta une souscription sans pour autant se joindre aux séances. Les liens de Lucas de Blaire et de Bérard, deux colons esclavagistes, futurs membres actifs du club Massiac, avec la Société des Amis des Noirs paraissent aujourd’hui surprenants et soulèvent plusieurs interrogations. Pourquoi avaient-ils rejoint une société dont ils ne partageaient pas – et ne partagèrent jamais – les convictions abolitionnistes ? La représentation commune, modelée par la polarisation révolutionnaire, a masqué la proximité sociale et familiale qui pouvait exister entre les élites parisiennes esclavagistes et antiesclavagistes en 178832, l’antagonisme entre colons blancs et Société des Amis des Noirs n’étant donc pas si évident à cette période. Des propriétaires esclavagistes, moins inspirés par l’abolition de l’esclavage que par la rentabilité de leurs habitations, pouvaient dès lors trouver un intérêt aux travaux d’une société qui n’avait jamais adopté de vues anticolonialistes et qui conservait l’objectif de convaincre les planteurs. Jeune conseiller à la Cour des aides, Lucas de Blaire espérait par ailleurs pouvoir être élu député de Paris aux États généraux33 et chercha dans la Société des Amis des Noirs un lieu de sociabilité utile à l’élargissement de son réseau relationnel et à son ambition. Enfin, comme il l’exprima lui-même quelques mois plus tard, cette adhésion fut probablement motivée par la volonté d’influencer, de l’intérieur, une Société dont la voix portait en métropole et commençait à inquiéter les esclavagistes.

  • 34 Au sujet de la formation et des actions du Comité colonial, voir Prosper Boissonnade, Saint-Domingu (...)
  • 35 AN, B/III/135, fol. 271. Les neuf commissaires du Comité colonial étaient le comte de Reynaud, le m (...)
  • 36 Les colonies étant des possessions de la couronne, elles n’avaient par conséquent pas été convoquée (...)
  • 37 On lui proposa même de devenir député de Saint-Domingue, ce qu’il a refusé.
  • 38 AN, B/III/135, fol. 270-280.
  • 39 14 % des 394 membres étaient des femmes.
  • 40 Le club Massiac empruntait ainsi aux modes d’organisation de la Société des Amis des Noirs, dont le (...)

14Au cours de l’été 1788, alors que la convocation des États généraux se précisait, de nombreux colons domingois absentéistes se rapprochèrent d’un groupe de grands propriétaires qui se réunirent à Paris en juillet et s’organisèrent au sein d’un comité en vue d’obtenir une représentation de la colonie aux États généraux. Ce Comité colonial34 était animé par neuf commissaires, propriétaires à Saint-Domingue35, qui entreprirent des démarches auprès du roi pour qu’il autorise l’organisation d’élections dans la colonie36. En lien avec un Comité colonial à Saint-Domingue, le Comité colonial parisien reprenait, dans ses doléances, les griefs des grands propriétaires blancs qui dénonçaient le « despotisme ministériel », la réforme de la justice coloniale initiée après la guerre de Sept Ans et la suppression du Conseil supérieur du Cap en 1787. Si Guiton a ponctuellement fréquenté ce Comité37, Lucas de Blaire, Jean-François Bérard et David Duval-Sanadon donnèrent, comme plusieurs futurs membres actifs du club Massiac, tous pouvoirs aux commissaires de les représenter38. Les engagements prérévolutionnaires de ces colons éclairent en partie l’hybridité de la Société correspondante des colons français dont la sociabilité mixte39 s’inspira, dans ses statuts comme dans son fonctionnement, de la Société des Amis des Noirs et du Comité colonial40.

  • 41 Les démarches infructueuses du Comité colonial pour faire admettre les députés de Saint-Domingue au (...)
  • 42 Le club Massiac affirma plus tard que sur les 12 000 propriétaires blancs qui pouvaient exprimer le (...)
  • 43 AN, B/III/135, fol. 779-789. La requête du 29 juin 1789 était adressée à « Nosseigneurs les États g (...)

15Tout en soutenant l’idée d’une future convocation d’une assemblée coloniale, le roi écarta toute représentation de la colonie aux États généraux. L’organisation d’élections à Saint-Domingue, malgré ce refus royal, allait mettre à mal l’union de ces planteurs et fissurer le Comité colonial41. Plusieurs absentéistes contestèrent le processus électoral illégal en assurant n’avoir pu exprimer leur vote lors de ces élections42. La participation stratégique d’une partie de la députation au Serment du jeu de Paume exacerba la mésentente entre colons blancs. Cette dernière devint publique, quelques jours plus tard, à l’occasion d’une requête adressée à l’Assemblée nationale qui avait alors statué en faveur du principe de l’admission d’une députation domingoise. Vingt-sept propriétaires de Saint-Domingue parmi lesquels Duval-Sanadon et Guiton demandaient la suspension du processus d’admission des députés de Saint-Domingue en dénonçant un défaut de convocation, notamment dans la juridiction de Saint-Marc43. Les signataires présentèrent une nouvelle pétition sous le titre de « Nouvelle députation de Saint-Domingue », le 4 juillet 1789 :

[…] C’est avec douleur que les colons, malgré leur estime pour les prétendus députés de Saint-Domingue, supplient l’Assemblée nationale de suspendre son jugement définitif jusqu’à ce qu’ils aient eu le temps, par une convocation plus régulière, plus publique, plus libre, de se conformer aux dispositions du règlement de convocation, pour valider les pouvoirs, pour vérifier les élections.

  • 44 Archives parlementaires (AP dans la suite), t. 8, p. 190. Voir également Gabriel Debien, Essai sur (...)

[…] Les colons de Saint-Domingue osent déclarer que si l’Assemblée croyait devoir passer outre, ils protestent contre tout ce qui pourrait être fait, et demandent acte de leur protestation44.

  • 45 Malick Ghachem, « The ‘Trap’ of Representation: Sovereignty, Slavery and the Road to the Haitian Re (...)
  • 46 AN, D/XXV/85, d. 818, narré de la séance du 20 août 1789.

16En posant la question de l’assimilation, qui impliquait de provincialiser la colonie esclavagiste, la représentation de Saint-Domingue élue par les seuls propriétaires blancs était alors vivement discutée au sein comme en dehors de l’Assemblée45. Ces critiques multiformes n’empêchèrent pas l’admission définitive de ces députés ce 4 juillet 1789, mais limitèrent leur nombre à six. Lors de la première séance du club Massiac du 20 août 1789, un mémoire remis au Bureau par Duval-Sanadon46, exprimait à nouveau le refus de reconnaître les pouvoirs de ces députés en contestant la régularité de leur élection :

  • 47 AN, D/XXV/85, d. 822, p. 4.

Nous disons donc que la colonie de Saint-Domingue n’a point été et ne devait pas être convoquée pour faire partie des États généraux. Dans les faits, elle ne l’a pas été et je n’ai pas besoin de m’engager dans l’examen de cette question de savoir si elle a pu se passer de lettres de convocation47.

  • 48 Gabriel Debien, Essai sur le club Massiac…, op. cit., p. 150-151.
  • 49 AN, D/XXV/86, d. 826, p. 20.
  • 50 Depuis Saint-Domingue, Gaspard Alexis de la Barre estimait ainsi que la représentation de la coloni (...)
  • 51 Pour une étude de ces révoltes tout au long du xviiie siècle, voir Charles Frostin, Les révoltes bl (...)
  • 52 Pour une étude générale sur les divisions des propriétaires blancs domingois, voir Oliver Gliech, S (...)

17Ces démarches contre la représentation de Saint-Domingue à l’Assemblée nationale, qui n’ont pas été analysées avec suffisamment d’attention, s’avèrent déterminantes pour comprendre la formation du club Massiac qui contesta la légitimité des députés domingois tout au long du mandat de la Constituante. Si Gabriel Debien a accordé à ces faits une place dans l’origine du club Massiac, il concluait au caractère secondaire de ce conflit48. Qualifié de société d’« opposants49 » par les députés de Saint-Domingue, le club Massiac puise pourtant son fondement dans cette protestation publique contre leur admission à l’Assemblée. La proclamation de l’Assemblée nationale et sa décision d’élaborer une déclaration des droits, peu prises en compte par Debien dans l’enchaînement des événements, expliquent dans une large mesure la méfiance de colons en métropole comme à Saint-Domingue50, qui voyaient alors dans la représentation une menace pour le « régime intérieur » colonial. Rendre visible cette généalogie montre toute l’importance du processus révolutionnaire métropolitain dans le revirement de certains colons et problématise à nouveaux frais la raison d’agir d’un club également préoccupé par une organisation politique coloniale qui lui échappait : en mettant en cause la régularité des élections de la députation, les membres du club contestaient de ce fait celle des comités électoraux – mandants de la députation – et des assemblées provinciales qui prirent leur suite. Reconnectée aux « révoltes blanches51 », la conflictualité entre le club Massiac et la députation de Saint-Domingue apparaît alors comme l’expression métropolitaine des divisions de la population blanche qui secouent Saint-Domingue à partir de l’automne 178952.

Le club Massiac, un acteur de l’embrasement domingois

  • 53 De nombreux travaux ont mis en lumière la condition des libres de couleur sous l’Ancien Régime et l (...)
  • 54 Au sujet de l’organisation du commerce national dans les premiers mois de la Révolution, voir Laure (...)

18L’un des objectifs majeurs des membres du club Massiac à sa création fut de soutenir le projet d’une assemblée coloniale à Saint-Domingue, promesse royale formulée l’année précédente et ce faisant, d’obtenir la dissolution des comités électoraux et l’organisation de nouvelles élections dans la colonie. Ses membres s’associèrent à la rédaction semi-confidentielle d’un plan de convocation ratifié par le pouvoir exécutif – sans l’aval de l’Assemblée constituante – et se chargèrent de réaliser des modèles de procuration diffusés en métropole. Le club Massiac se positionna dès lors comme le porte-parole des absentéistes domingois et de leurs intérêts. Constituée le jour du vote de l’article Premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la Société correspondante des « colons français » repoussa aussi, dès ses premières séances, tout rapprochement avec les propriétaires non-blancs. Aux côtés des places de commerce des villes portuaires, elle prit part à un système de surveillance et de contrôle dirigé contre les gens de couleur qui s’organisèrent politiquement pour former une société caribéenne revendiquant l’égalité de tous les libres, la Société des citoyens de couleur ou « colons américains »53. L’alliance avec le grand commerce national et ses députés extraordinaires, qui fournissaient un réseau d’informateurs tout en facilitant les échanges épistolaires, était indispensable : la puissance des chambres de commerce fournit au club ses moyens d’agir54. Certaines libertés sont bientôt prises avec le règlement de la société, le statut de propriétaire esclavagiste n’étant pas toujours exigé pour y être introduit. Des non-propriétaires liés par un rapport professionnel ou familial à Saint-Domingue deviennent ainsi membres du club Massiac. De riches propriétaires non-blancs ne seront quant à eux jamais acceptés : cette prévalence du critère racial met en évidence la centralité de la blanchité au sein du club.

  • 55 Manuel Covo a montré toute l’importance de l’Exclusif dans les tensions entre esclavagistes colons (...)
  • 56 L’Assemblée nationale avait admis des députés de Guadeloupe et de Martinique en septembre et octobr (...)
  • 57 AN, D/XXV/89, no 9, assemblée générale du 27 janvier 1790.

19En métropole, la campagne des esclavagistes contre la Société des Amis des Noirs, ennemi à la fois réel et fantasmé, s’intensifia à l’automne 1789 et contribua à consolider le front formé par les colons du club et les représentants du commerce, malgré des désaccords au sujet de l’Exclusif55. Paradoxalement, le programme défendu par les Amis des Noirs s’était alors sensiblement nuancé depuis la création de leur société et si l’abolition de la traite était portée par ses membres, l’abolition graduelle de l’esclavage n’était plus d’actualité. Cependant, le soutien politique de la Société des Amis des Noirs aux revendications et à la représentation des libres de couleur à l’Assemblée nationale participa incontestablement à nourrir l’hostilité des colons blancs du club Massiac, de la députation de Saint-Domingue et des autres députations coloniales56. La porosité coloniale de l’année 1788 laissait place à un violent clivage. Dans cette lutte contre la Société des Amis des Noirs, des listes de membres rendues publiques circulèrent jusqu’à Saint-Domingue. C’est dans ce contexte que Lucas de Blaire, devenu député suppléant de la prévôté et vicomté de Paris, apprit par son oncle qui résidait à Saint-Domingue qu’il avait été dénoncé dans son quartier comme traître à sa patrie pour s’être mis à la « tête du système philanthropique », c’est-à-dire des Amis des Noirs57. La rumeur prétendait qu’il avait été admis aux États généraux pour y plaider la cause des esclaves. Voisin de Lucas de Blaire, Bérard était lui aussi dénoncé. Pour calmer les esprits et protéger leurs propriétés, les deux colons furent contraints de présenter un mémoire justificatif exposé à l’assemblée générale du club Massiac en janvier 1790, dans lequel ils s’expliquaient sur leurs liens antérieurs avec la Société des Amis des Noirs. Lucas de Blaire assurait alors que son admission dans cette société avait été motivée par la défense stratégique des colons esclavagistes :

  • 58 AN D/XXV/86, d. 831, p. 21.

Par cette raison j’engageai tous les américains de ma connaissance à suivre mon exemple ; j’instruisis de mon admission dans la Société le comité colonial établi chez M. le marquis de Gouy d’Arsy et pendant longtemps je sollicitai vainement mes compatriotes de venir m’aider à combattre dans le sein même de la Société des amis des noirs les opinions dangereuses dont je redoutais les suites : mon conseil ne fut pas suivi et je le regrette encore tous les jours […]58.

  • 59 AN, D/XXV/89, no 9, assemblée générale du 27 janvier 1790.
  • 60 Gabriel Debien, « Nouvelles de Saint-Domingue. Première assemblée coloniale (avril-août 1790). Soul (...)
  • 61 Jean-Philippe Garran-Coulon, Rapport sur les troubles de Saint-Domingue fait au nom de la Commissio (...)
  • 62 Correspondance secrète des colons députés à l’Assemblée constituante, servant à faire connaître l’e (...)

20Le club Massiac apporta son soutien à Lucas de Blaire et Bérard, deux de ses membres « les plus zélés59 ». À Saint-Domingue, les habitants adhérèrent durant l’automne 1789 à cette campagne menée contre la « pernicieuse doctrine60 » des Amis des Noirs qui n’épargnait donc pas des absentéistes et membres du club, déjà dénoncés comme agents du « despotisme ministériel » et accusés de vouloir favoriser les propriétaires planteurs dans l’organisation politique de la colonie. Informés des événements révolutionnaires, les comités électoraux avaient instauré dès la fin de l’été une surveillance accrue des passagers et une ouverture des paquets introduits dans les ports coloniaux. Ce contrôle, renforcé par les assemblées provinciales qui remplacèrent les comités, s’exerça sans le consentement des administrateurs coloniaux et créa une atmosphère de suspicion générale. Fin 1789, suite à la diffusion du plan de convocation d’assemblée coloniale rédigé depuis Paris et largement condamné dans la colonie, les assemblées du Nord et de l’Ouest prirent de sévères mesures contre les colons du club Massiac : ils interdirent les votes par procuration en exigeant des absentéistes qu’ils renoncent à se mêler des intérêts de la colonie sous peine de voir leurs biens et revenus confisqués61. À travers sa correspondance avec les comités et assemblées de la colonie, la députation de Saint-Domingue avait activement participé à la propagation de soupçons contre les colons « dissidents » du club qu’elle rendait également responsables des démarches des libres de couleur de Paris62.

21Le conflit politique parisien entre députation et club Massiac, qui résultait des élections précédemment organisées dans la colonie, se répercuta donc à Saint-Domingue où il alimenta les rumeurs et violences de l’automne 1789. Ces dernières préfiguraient le clivage de la population blanche de la colonie entre « aristocrates », propriétaires de plantations plus attachés à leurs privilèges qu’à la défense de l’Ancien Régime stricto sensu qui acceptèrent une alliance avec des propriétaires libres de couleur après l’insurrection des esclaves, et « patriotes », petits propriétaires ou non-propriétaires maniant habilement la rhétorique révolutionnaire pour dénoncer la « plantocratie » et le « despotisme ministériel ». C’est dans ce contexte prérévolutionnaire domingois, marqué par des identités politiques instables et par une lutte entre suprémacistes blancs, que le club Massiac fut pour la première fois associé à la Contre-Révolution.

  • 63 Libre de couleur engagé pour l’égalité et présent en métropole au début de la Révolution, Vincent O (...)
  • 64 AN, D/XXV/89, no 9, comité du 31 août 1790.

22La radicalisation suprémaciste et l’émergence des « patriotes » dans la colonie au moment où s’organisait la convocation de la future assemblée générale de Saint-Marc incitèrent, quant à elles, les colons du club et de la députation à renforcer leurs actions contre les libres de couleur en métropole, illustrées par la violence qui va s’abattre contre Vincent Ogé et ses compagnons63. Très surveillé en France, Ogé était parvenu à contourner le contrôle des embarquements dans les ports métropolitains et à rejoindre Londres. Il fut poursuivi jusqu’en Angleterre : Guiton partit précipitamment à Londres pour le compte du club suite à la nouvelle de son départ. Les informations qu’il récolta sur les libres de couleur et les abolitionnistes londoniens furent envoyées au club qui les transmit aussitôt à l’assemblée de Saint-Marc64. La surveillance exercée par le club Massiac est alors celle d’une société attaquée dans la colonie qui trouvait ici l’occasion de justifier sa conduite « patriotique » auprès de l’assemblée générale réunie dans la ville de Saint-Marc en mars 1790.

  • 65 ANOM, Col. F5 B 53.
  • 66 Voir note 7.

23Guiton regagna Saint-Domingue à l’automne 1790, rejoignant Duval-Sanadon qui avait lui aussi quitté la métropole quelques mois plus tôt. Duval-Sanadon avait embarqué à Nantes en avril 179065 et voyagé depuis Paris avec le colonel du régiment de Port-au-Prince qui bénéficiait d’un passage aux frais du roi, Thomas Antoine Mauduit Duplessis. Ce « membre occasionnel »66 du club et ami personnel de Duval-Sanadon et de Guiton, est un personnage bien connu de l’historiographie : à la tête des troupes du gouverneur Peynier à son arrivée dans la colonie, il s’opposa frontalement à l’assemblée de Saint-Marc, à sa politique autonomiste et à ses partisans « pompons rouges » patriotes, avant d’être tué l’année suivante par ses propres troupes. Assez curieusement, cependant, ses liens avec le club Massiac ne sont jamais soulignés. Ce passage de Mauduit Duplessis qui s’était vu confier des papiers par la société soulève pourtant un certain nombre de questions en éclairant d’un jour nouveau la séquence politique qui s’ouvre avec la réunion de l’assemblée de Saint-Marc en mars 1790 et se poursuit après l’arrivée en métropole en septembre 1790 des léopardins, ces membres de l’assemblée de Saint-Marc ayant fui la colonie sur le vaisseau Le Léopard. Faut-il alors voir dans le club Massiac un opposant résolu à l’assemblée de Saint-Marc ? Une telle lecture serait réductrice et masquerait les discontinuités et les évolutions stratégiques qui traversent cette société après le vote du décret du 8 mars 1790 et font partie intégrante de son histoire.

  • 67 Gabriel Debien rejoignait ici les conclusions de Blanche Maurel et de Lucien Leclerc, deux historie (...)

24Société politique et lobby franco-domingois, le club Massiac doit être analysé à la fois comme le produit de l’histoire tardive de Saint-Domingue et comme celui du processus révolutionnaire français. L’histoire de cette société ne peut se comprendre sans regarder le processus électoral qui se déroule à Saint-Domingue à partir de 1788 et sans tenir compte de l’opposition fondatrice de ses membres à la représentation de la colonie au sein de l’Assemblée nationale. En minimisant cette filiation, Gabriel Debien a contribué à lisser, en la dépolitisant, cette division des propriétaires blancs domingois de métropole sous la Constituante67 qui fut souvent déconnectée de celle qui animait les colons de Saint-Domingue à la même période. Prendre en compte la dimension impériale de ces divisions éclaire la propagation d’une radicalité blanche de part et d’autre de l’Atlantique et la connexion entre ces acteurs qui s’entre-influencent.

25Alors que la Révolution française avait entraîné la création de ce club, l’insurrection des esclaves de 1791, qui engagea la colonie vers la Révolution haïtienne, provoqua la dispersion de ses membres historiques. Après l’atomisation de leur groupe, ces derniers ne mentionneront plus cette société qui s’apparentait à une parenthèse dans leur parcours. Leur silence contraste avec la trace qu’elle a laissée dans l’historiographie qui a longtemps voulu réduire les acteurs esclavagistes de métropole au seul club Massiac.

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Notes

1 Gabriel Debien, La société coloniale aux xviie et xviiie siècles. 2, Les colons de Saint-Domingue et la Révolution. Essai sur le club Massiac, août 1789-août 1792, Paris, Armand Colin, 1953.

2 Voir en particulier Manuel Covo, « One and Indivisible? Federation, Federalism, and Colonialism in the Early French and Haitian Revolutions », French Historical Studies, no 3, 2021, p. 399-427.

3 Manuel Covo, « Commerce, empire et révolutions dans le monde atlantique : la colonie de Saint-Domingue, entre métropole et États-Unis (ca. 1778-ca 1804) », thèse de doctorat d’histoire, EHESS, 2013 ; Lauren R. Clay, « Liberty, Equality, Slavery. Debating the Slave Trade in Revolutionary France », The American Historical Review, no 1, 2023, p. 89-119.

4 Archives nationales (AN dans la suite), W//14, Règlement de la Société correspondante des colons français. Mention en est faite dès l’article 1er du chapitre 1er du règlement : « La Société correspondante des colons français séante à Paris, hôtel de Massiac place des Victoires, sera composée uniquement de propriétaires planteurs à Saint-Domingue ». Les propriétaires des Petites Antilles n’étaient donc pas admis au club, contrairement à ce qu’une partie de l’historiographie a pu affirmer.

5 Pour une liste générale des 361 membres, voir Gabriel Debien, Essai sur le club Massiac, op. cit., p. 389-394. Je l’ai corrigée et complétée pour former une base de 394 individus ayant fréquenté cette société entre le 20 août 1789 et le 16 août 1792.

6 De fortes disparités présentielles se retrouvent également dans d’autres sociétés politiques de l’époque, par exemple à la Société des Amis des Noirs. Voir Bernard Gainot, Marcel Dorigny, La Société des Amis des Noirs, 1788-1799. Contribution à l’histoire de l’abolition de l’esclavage, Paris, Unesco ; Edicef, 1998.

7 J’ai classé les 394 individus ayant fréquenté le club Massiac à l’aide d’indicateurs reflétant leur implication dans les travaux du club, puis dégagé quatre types de membres : 46 membres actifs, 135 membres réguliers, 108 membres occasionnels et 105 membres tardifs.

8 Comme 40 % des membres actifs du club Massiac.

9 Ou Duval de Sanadon.

10 Ou Guitton.

11 Archives nationales d’outre-mer (ANOM dans la suite), Col F5 B 23.

12 Stratégies matrimoniales et endogamie marchande ont amené des familles de colons-négociants domingois à privilégier les mariages consanguins, à l’instar de grandes familles négociantes métropolitaines, voir à ce sujet Richard Flamein, « Pourquoi épouserais-je ma cousine ? L’endogamie consanguine des milieux marchands rouennais aux xviie et xviiie siècles : le cas des Le Couteulx », Études normandes, no 3, 2011, p. 29-37.

13 AN, 16AP/1.

14 La mortalité des esclaves des plantations Bérard était particulièrement élevée : près du quart des esclaves attachés aux trois indigoteries périrent entre 1786 et 1789.

15 AN, 16AP/1.

16 Au sujet de l’absentéisme dans les sociétés caribéennes, en particulier en Jamaïque, voir Trevor Burnard, « Passengers only. The extent and significance of absenteeism in eighteenth century Jamaica », Atlantic Studies, no 2, 2004, p. 178-195. Voir également Trevor Burnard & John D. Garrigus, The Plantation Machine. Atlantic Capitalism in French Saint-Domingue and British Jamaica, The Early Modern Americas, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2016. Voir aussi l’importante étude de Paul Cheney qui retrace la gestion d’une plantation appartenant à un colon absentéiste – « membre occasionnel » du club Massiac – en éclairant les rouages du capitalisme marchand à Saint-Domingue, Paul Cheney, Cul de Sac. Patrimony, Capitalism, and Slavery in French Saint-Domingue, Chicago, The University of Chicago Press, 2017.

17 Françoise Thésée, Négociants bordelais et colons de Saint-Domingue, « Liaisons d’habitations ». La maison Henry Romberg, Bapst et Cie 1783-1793, Paris, Société française d’Histoire d’Outre-mer, 1972, p. 35.

18 Ibid.

19 ANOM, Col. E 216, dossier Guiton, Pierre-Charles-Gabriel-Améric.

20 Ibid.

21 Au sujet des milices dans les sociétés caribéennes, voir Anna Forestier, « Défendre son territoire. Milices et sociétés coloniales dans l’empire français (xviie-xviiie siècles) », thèse de doctorat d’histoire, Sorbonne Université, 2022. Voir aussi Baptiste Bonnefoy, Au-delà de la couleur. Miliciens noirs et mulâtres de la Caraïbe (xviie-xviiie siècle), Rennes, PUR, 2022.

22 Voir par exemple [Guillaume-Thomas Raynal], Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, 6 vol., Amsterdam, s. n., 1770.

23 En particulier à Philadelphie avec la création de la Society for the Relief of Free Negroes Unlawfully Held in Bondage en 1775 et celle de la Society for Effecting the Abolition of the Slave Trade à Londres en 1787.

24 David Duval-Sanadon, Discours sur l’esclavage des Nègres, et sur l’Idée de leur affranchissement dans les colonies, par un colon de Saint-Domingue [1786], Amsterdam ; Paris, Hardouin & Gattey, 1789.

25 Ibid., p. 55.

26 Voir Caroline Oudin-Bastide, Philippe Steiner, Calcul et morale. Coûts de l’esclavage et valeur de l’émancipation (xviiie-xixe siècle), Paris, Albin Michel, 2015 et Jean-Yves Grenier, « ‘Faut-il rétablir l’esclavage en France ?’ Droit naturel, économie politique et esclavage au xviiie siècle », Revue d’histoire moderne & contemporaine, no 57, 2-2010, p. 7-49.

27 David Duval-Sanadon, Réclamations et observations des colons, sur l’idée de l’abolition de la traite et de l’affranchissement des nègres, seconde édition, s. l., Pergamon Press, 1789, p. 24-25.

28 Id., Précis sur l’esclavage des nègres, s. l., s. n., 1789, p. 17.

29 Bernard Gainot, Marcel Dorigny, La Société des amis des noirs… op. cit., p. 31-32.

30 Ibid., p. 152.

31 Ibid., p. 142.

32 Jeremy Popkin a ainsi mis en lumière les contacts entre Mirabeau et les commissaires du Comité colonial, colons blancs de Saint-Domingue, voir Jeremy D. Popkin, « Saint-Domingue, Slavery, and the Origins of the French Revolution », dans Thomas E. Kaiser, Dale K. Van Kley (dir.), From Deficit to Deluge. The Origins of the French Revolution, Stanford, Stanford University Press, 2011, p. 220-248.

33 Lucas de Blaire fut élu député suppléant de la noblesse de Paris hors les murs.

34 Au sujet de la formation et des actions du Comité colonial, voir Prosper Boissonnade, Saint-Domingue à la veille de la révolution et la question de la représentation coloniale aux États généraux, janvier 1788-7 juillet 1789, Paris, P. Geuthner, 1906.

35 AN, B/III/135, fol. 271. Les neuf commissaires du Comité colonial étaient le comte de Reynaud, le marquis de Paroy, le marquis de Gouy d’Arsy, le duc de Praslin, de Peyrac, le duc de Cereste Brancas (remplacé par le comte de Vaudreuil), le chevalier Dougé, le comte de Magallon et le marquis de Périgny. Sept d’entre eux vont parvenir à se faire élire par des bailliages de la métropole ou comme députés de Saint-Domingue.

36 Les colonies étant des possessions de la couronne, elles n’avaient par conséquent pas été convoquées aux États généraux.

37 On lui proposa même de devenir député de Saint-Domingue, ce qu’il a refusé.

38 AN, B/III/135, fol. 270-280.

39 14 % des 394 membres étaient des femmes.

40 Le club Massiac empruntait ainsi aux modes d’organisation de la Société des Amis des Noirs, dont le comité revêtait une importance singulière, et du Comité colonial qui plaçait en son cœur le travail de commissaires.

41 Les démarches infructueuses du Comité colonial pour faire admettre les députés de Saint-Domingue au sein de la noblesse précipitèrent certainement la défection de certains planteurs, voir Prosper Boissonnade, Saint-Domingue à la veille de la Révolution et la question de la représentation coloniale aux États généraux…, op. cit., p. 97.

42 Le club Massiac affirma plus tard que sur les 12 000 propriétaires blancs qui pouvaient exprimer leur vote, seuls 4 000 avaient participé à ces élections, voir AN, D/XXV/86, d. 825, p. 20.

43 AN, B/III/135, fol. 779-789. La requête du 29 juin 1789 était adressée à « Nosseigneurs les États généraux ».

44 Archives parlementaires (AP dans la suite), t. 8, p. 190. Voir également Gabriel Debien, Essai sur le club Massiac..., op. cit., p. 75.

45 Malick Ghachem, « The ‘Trap’ of Representation: Sovereignty, Slavery and the Road to the Haitian Revolution », Historical Reflections/Réflexions historiques, no 1, 2003, p. 123-144.

46 AN, D/XXV/85, d. 818, narré de la séance du 20 août 1789.

47 AN, D/XXV/85, d. 822, p. 4.

48 Gabriel Debien, Essai sur le club Massiac…, op. cit., p. 150-151.

49 AN, D/XXV/86, d. 826, p. 20.

50 Depuis Saint-Domingue, Gaspard Alexis de la Barre estimait ainsi que la représentation de la colonie à l’Assemblée nationale était un piège tendu aux colons, voir à ce sujet Gabriel Debien, Un colon sur sa plantation : correspondance du chevalier de La Barre, Saint-Domingue, 1786-1790, Dakar, Université de Dakar, 1959 et Malick Ghachem, « The ‘Trap’ of Representation », art. cité.

51 Pour une étude de ces révoltes tout au long du xviiie siècle, voir Charles Frostin, Les révoltes blanches à Saint-Domingue aux xviie et xviiie siècles : Haïti avant 1789, Rennes, PUR, 2008.

52 Pour une étude générale sur les divisions des propriétaires blancs domingois, voir Oliver Gliech, Saint-Domingue und die Französische Revolution. Das Ende der weißen Herrschaft in einer karibischen Plantagenwirtschaft, Cologne-Weimar-Vienne, Böhlau, 2011.

53 De nombreux travaux ont mis en lumière la condition des libres de couleur sous l’Ancien Régime et leur lutte pour l’égalité pendant la Révolution, celle des domingois Vincent Ogé et Julien Raimond en particulier, voir par exemple David Geggus, « Racial Equality, Slavery and Colonial Secession During the Constituent Assembly », American Historical Review, no 94, 1989, p. 1290-1308 ; Dominique Rogers, « Les libres de couleur dans les capitales de Saint-Domingue : fortune, mentalités et intégration à la fin de l’Ancien Régime (1776-1789) », thèse de doctorat en histoire, Université Bordeaux III, 1999 ; John D. Garrigus, Before Haiti : Race and Citizenship in French Saint-Domingue, New York, Palgrave Macmillan, 2006 ; Florence Gauthier, L’aristocratie de l’épiderme. Le combat de la Société des Citoyens de Couleur, 1789-1791, Paris, CNRS Éditions, 2007 ; John D. Garrigus, « Vincent Ogé ‘jeune’ (1757-91) : Social Class and Free Colored Mobilization on the Eve of the Haitian Revolution », The Americas, no 1, 2011, p. 33-62 ; Malick Ghachem, L’Ancien Régime et la Révolution haïtienne, Paris, Karthala, 2022.

54 Au sujet de l’organisation du commerce national dans les premiers mois de la Révolution, voir Lauren R. Clay, « Liberty, Equality, Slavery. Debating the Slave Trade in Revolutionary France », art. cité.

55 Manuel Covo a montré toute l’importance de l’Exclusif dans les tensions entre esclavagistes colons et négociants en métropole. La vision d’un club Massiac nettement favorable à l’Exclusif mérite toutefois d’être fortement nuancée, voir Manuel Covo « L’Assemblée constituante face à l’Exclusif colonial », dans Frédéric Régent, Jean-François Niort, Pierre Serna (dir.), Les colonies, la Révolution française, la loi, Rennes, PUR, 2014, p. 69-92.

56 L’Assemblée nationale avait admis des députés de Guadeloupe et de Martinique en septembre et octobre 1789.

57 AN, D/XXV/89, no 9, assemblée générale du 27 janvier 1790.

58 AN D/XXV/86, d. 831, p. 21.

59 AN, D/XXV/89, no 9, assemblée générale du 27 janvier 1790.

60 Gabriel Debien, « Nouvelles de Saint-Domingue. Première assemblée coloniale (avril-août 1790). Soulèvement des gens de couleur (août-octobre 1791) », Annales historiques de la Révolution française, no 158, 1959, p. 347-363.

61 Jean-Philippe Garran-Coulon, Rapport sur les troubles de Saint-Domingue fait au nom de la Commission des colonies, des Comités de salut public, de législation et de marine, réunis, t. 1, Paris, Imprimerie nationale, 1796-1799, p. 92-94.

62 Correspondance secrète des colons députés à l’Assemblée constituante, servant à faire connaître l’esprit des colons en général, sur la Révolution, Paris, Imprimerie de Anjubault, 1794, p. 19-20.

63 Libre de couleur engagé pour l’égalité et présent en métropole au début de la Révolution, Vincent Ogé retourna à Saint-Domingue sous une fausse identité en octobre 1790. Entamant une révolte armée dans la colonie, il fut finalement arrêté, puis roué vif et décapité en février 1791. Voir Dominique Rogers, « Vincent Ogé » (notice 420), dans Érick Noël (dir.), Dictionnaire des gens de couleur, Genève, Droz, 2011, p. 108-110.

64 AN, D/XXV/89, no 9, comité du 31 août 1790.

65 ANOM, Col. F5 B 53.

66 Voir note 7.

67 Gabriel Debien rejoignait ici les conclusions de Blanche Maurel et de Lucien Leclerc, deux historiens qui ont contribué à l’historiographie du club Massiac des années 1930 aux années 1950.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sonia Taleb, « Une relecture des origines du club Massiac, entre Saint-Domingue et métropole, 1788-1790 »La Révolution française [En ligne], 27 | 2025, mis en ligne le 20 janvier 2025, consulté le 17 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/lrf/8997 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13469

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Auteur

Sonia Taleb

Mondes Américains – Centre d’Études Nord-Américaines
École des Hautes Études en Sciences Sociales

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