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Dossier d'articles

Le rapport Genet (1793) sur la bataille du Cap français : aux sources d’un texte anti-esclavagiste

Andy Cabot

Résumés

Cet article explore un épisode négligé de l’action du ministre plénipotentiaire français Edmond-Charles Genet concernant Saint-Domingue : à partir d’une analyse du rapport qu’il rédigea pour le ministère des Affaires étrangères en novembre 1793, il réévalue le rôle de Genet dans la construction du récit de l’émancipation générale mis en place par les commissaires civils en poste sur l’île – Sonthonax et Polverel – après la bataille du Cap-Français fin juin 1793. La reconstitution des événements ébauchée dans cet article nous permet d’apprécier la dimension impériale et transatlantique de ce personnage majeur de l’histoire des révolutions et ainsi de le ramener un peu mieux à sa juste place dans l’histoire de la première abolition de l’esclavage par la France, et celle plus large des abolitions à l’ère des révolutions.

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Texte intégral

  • 1 Voir Claude Moisy, Le citoyen Genet. La Révolution française à l’assaut de l’Amérique, Toulouse, Pr (...)

1La mission du ministre plénipotentiaire français Edmond-Charles Genet aux États-Unis en 1793 a été longtemps perçue comme un moment charnière dans l’histoire des relations diplomatiques entre la France et les États-Unis. Depuis sa nomination jusqu’à son rappel en France au début du mois d’août 1793, cette mission fut pourtant en grande partie un échec du point du vue diplomatique1. Après son arrivée dans le port de Charleston le 8 avril 1793, le « citoyen Genet » tenta d’ouvrir une négociation pour un nouveau traité d’alliance et de commerce avec le gouvernement des États-Unis, et ce afin d’obtenir le soutien diplomatique de la Jeune République dans la guerre qui opposait la France révolutionnaire à l’Angleterre et au reste de l’Europe. Très vite, ces objectifs ambitieux, qui avaient présidé à l’envoi du ministre aux États-Unis, se heurtèrent aux vues du gouvernement fédéral qui souhaitait préserver sa neutralité dans le conflit franco-britannique. La proclamation de neutralité du président Georges Washington, le 22 avril 1793, mit un terme à la possibilité d’engager un nouvel accord entre la France et les États-Unis. Malgré cette fin de non-recevoir, Genet multiplia alors les actions auprès des citoyens états-uniens pour défendre les intérêts français dans les Amériques – notamment en armant des navires corsaires dans les ports des États-Unis –, ce qui conduisit le gouvernement fédéral à demander son rappel en France.

  • 2 Harry Ammon, The Genet Mission, New York, W. W. Norton and Company, 1973. Stanley Elkins & Eric McK (...)
  • 3  Jeremy D. Popkin, You Are All Free! The Haitian Revolution and the Abolition of Slavery, New York, (...)
  • 4  Stéphane Begaud, Marc Belissa et Joseph Visser (dir.), Aux origines d’une alliance improbable : le (...)
  • 5  Sur la réception des révolutions de Saint-Domingue et de France aux États-Unis durant la mission G (...)

2Cette conception traditionnelle de la mission Genet comme un échec diplomatique français face à l’intransigeance de la république sœur états-unienne a profondément marqué l’historiographie. Pour les historiens des États-Unis, les actions du « citoyen Genet » lors de sa mission furent d’abord décisives dans l’affirmation de la politique étrangère de la jeune République américaine face aux puissances européennes et elles jouèrent un rôle considérable dans l’émergence du premier système partisan au sein de la société états-unienne2. L’intérêt renouvelé des historiens pour la Révolution haïtienne depuis au moins vingt ans a changé cette perspective dominante. Comme le notait justement Jeremy Popkin en 2010, le ministre Genet consacra l’essentiel de son temps à tenter de répondre à la situation insurrectionnelle dans la colonie française de Saint-Domingue, ce qui l’occupa plus que toute autre affaire durant les quelques mois de sa mission entre avril et août 17933. L’importance d’inscrire la mission Genet dans le cadre plus large de la guerre d’indépendance et de l’alliance de la France et des États-Unis (scellée en 1778) a, d’autre part, été soulignée, notamment au regard de la place qu’occupent, dans cette alliance, les Caraïbes et les échanges commerciaux4. Ces travaux permettent de mieux saisir les enjeux de la mission de Genet et son rôle au cours de la Révolution haïtienne5.

  • 6  Ce rapport fait partie de la série « Correspondance Politique des Consuls » aux Archives diplomati (...)

3Dans la continuité de cette nouvelle historiographie, cette contribution se concentre plus particulièrement sur un épisode négligé de l’action de Genet concernant Saint-Domingue : à partir d’une analyse du rapport qu’il rédigea pour le ministère des Affaires étrangères en novembre 1793, il s’agit ici de réévaluer son rôle dans la construction du récit de l’émancipation générale mis en place par les commissaires civils en poste sur l’île – Sonthonax et Polverel – après la bataille du Cap-Français fin juin 1793. Dans ce long rapport, le ministre Genet revient en détail sur l’ensemble des événements qui menèrent à la bataille du Cap-Français et sur ses conséquences politiques locales6. Ses analyses ne sont pas restées sans effet. Comme nous le montrerons, dans un long discours prononcé quelques mois plus tard devant la Convention nationale, le député de Saint-Domingue Louis-Pierre Dufay s’appuya sur le rapport Genet pour obtenir le vote du décret d’émancipation générale des esclaves des colonies françaises le 4 février 1794.

La bataille du Cap Français à Saint-Domingue en 1793 et les origines du rapport Genet

  • 7  La bataille du Cap Français est reconstruite minutieusement dans Jeremy Popkin, You are All Free!, (...)

4La bataille du Cap Français, entre le 20 et le 23 juin 1793, opposa les partisans du gouverneur François-Thomas Galbaud aux commissaires civils Sonthonax et Polverel. Galbaud, avec le soutien de la majorité de la population blanche du Cap – et notamment celle des petits blancs – combattait la politique d’égalité des droits pour les libres de couleur mise en place par Sonthonax et Polverel depuis leur arrivée dans la colonie en septembre 17927. Au cours de ces événements, le ministre Genet multiplia les échanges avec les différentes autorités françaises en poste à Saint-Domingue. Ce nouvel épisode dans la révolution coloniale eut un impact majeur aux États-Unis, car de nombreux colons français s’y réfugièrent après la révolte. Une fois installés, ceux-ci publièrent dans la presse locale des textes visant à discréditer l’action des commissaires civils durant la bataille du Cap. Ces écrits visaient à faire pencher en leur faveur l’opinion publique, aussi bien localement qu’en métropole, et à mettre un terme à la politique d’émancipation des esclaves initiée par Sonthonax et Polverel.

  • 8 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet à Thomas Jefferson, 6 septembre 1793, fs. 65-67.

5Lorsque les événements du Cap Français furent connus aux États-Unis, les relations entre le ministre Genet et le gouvernement fédéral étaient déjà largement dégradées. Début août 1793, alors que son renvoi en France était déjà acté, Genet quitta Philadelphie pour New York, où se trouvait une partie de l’escadre française ayant accompagné Galbaud à Saint-Domingue. Grâce à cette nouvelle proximité avec certains des chefs du parti des colons, mais également aux correspondances reçues de la part du parti des commissaires civils, le ministre s’engagea progressivement dans un combat contre la propagande des colons aux États-Unis. Il les percevait comme « la plus affreuse conspiration qui ait été formée contre le succès des armées de la République française8 ».

6Cette condamnation des colons réfugiés conduisit Genet à prendre fait et cause pour l’action des commissaires civils de Saint-Domingue durant la bataille du Cap Français, ce qui revenait à soutenir la politique d’émancipation militaire des esclaves commencée dans la colonie à partir du 21 juin. Le 29 août 1793, Sonthonax fit même voter un décret d’émancipation générale des esclaves de la province Nord de la colonie française, puis, à la fin du mois suivant, une députation de la colonie fut élue pour représenter Saint-Domingue en France. C’est peu après cette élection que l’on voit se dessiner le rôle central que va jouer Genet dans la reconnaissance diplomatique du processus d’émancipation générale engagée à Saint-Domingue. Dans une lettre adressée au ministre, Sonthonax écrivit :

  • 9 Archives nationales (AN dans la suite), D XXV 6, Sonthonax à Genet, 28 septembre 1793.

Le peuple nouveau à qui j’ai osé faire reprendre son rang dans l’espèce humaine s’est assemblé […] je vous adresse avec confiance ces élus du peuple, je vous prie de leur prêter tout secours et assistance et de leur procurer un prompt embarquement pour l’Europe, car il est temps que notre commune patrie soit réveillée de sa léthargie profonde par rapport à ses colonies9.

  • 10 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 5 octobre 1793, fs. 51-5 (...)

7Cette lettre montre bien que la politique d’émancipation des esclaves était devenue un élément nouveau et essentiel des rapports entre les représentants de la République à Saint-Domingue et aux États-Unis. Genet accepta ce nouvel ordre des choses et écrivit à son tour que le « seul moyen pour conserver ces colonies, pour empêcher qu’elle ne tombe entre les mains de nos ennemis ou de nos amis, c’est de laisser la Révolution de Couleur s’y achever entièrement, elle est trop avancée pour que nous puissions en arrêter le progrès »10.

8L’arrivée de la députation de Saint-Domingue aux États-Unis et la confiance accordée par Sonthonax et Polverel à Genet montrent bien que la question de l’émancipation des esclaves – la « Révolution de Couleur » évoquée par Genet – constituait l’enjeu central de la bataille du Cap Français. Cependant, les commissaires civils jugeaient nécessaire que le choix de l’émancipation générale reçût l’approbation pleine et entière de la métropole. C’est pour cette quête de légitimité que la position du ministre Genet se révéla déterminante, notamment pour que soit reconnue la députation de Saint-Domingue et qu’elle obtienne le soutien de la métropole. Ainsi, l’émancipation générale décidée dans un moment de crise coloniale entra dans une nouvelle phase, s’inscrivant désormais dans le cadre d’un conflit politique et diplomatique où Genet fut amené à jouer un rôle majeur, notamment en rédigeant son rapport.

La « Révolution de Couleur » face à une contre-révolution de « l’épidermocratie »

  • 11  Jeremy Popkin, You are All Free!, op. cit., p. 320-323. Jean-Charles Benzaken, Louis Pierre Dufaÿ, (...)
  • 12  Florence Gauthier, « Le rôle de la députation de Saint-Domingue », dans Marcel Dorigny (dir.), Les (...)

9La manière dont Genet et le réseau consulaire protégèrent la députation de Saint-Domingue une fois celle-ci arrivée aux États-Unis début novembre 1793 est éclairée par plusieurs études récentes11. Elles montrent comment le soutien des représentants de la République en Amérique du Nord fut décisif dans l’arrivée à bon port de la députation en France fin janvier 1794, et dans le succès qu’elle rencontra à la Convention nationale lors de la séance du 4 février 1794 aboutissant au vote du décret d’émancipation générale des esclaves. Mais si l’itinéraire de la députation est connu des historiens12, il est important de revenir sur le travail de légitimation politique de toute la « Révolution de Couleur » à Saint-Domingue dans lequel Genet s’engagea au cours des derniers mois de 1793.

10Dans le rapport que Genet adresse au ministère des Affaires étrangères le 15 novembre 1793, il développe des éléments rhétoriques et historiques formant un récit de la Révolution de Saint-Domingue pleinement favorable à l’émancipation générale des esclaves.

11La première phrase du rapport du ministre ancre la démarche dans le genre du récit :

  • 13  CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 15 novembre 1793, f. 26 (...)

Des révolutions étonnantes mais prévues, des avenirs incertains mais probables, des Isles encore heureuses et une colonie réduite en apparence au dernier point du malheur : tels sont les matériaux du rapport que je vais vous présenter13.

  • 14  CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 5 octobre 1793, f. 57.
  • 15  CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 26 octobre 1793, fs. 18 (...)
  • 16  CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Circulaire de Genet aux consuls français des États-Unis, 11 novemb (...)

12Contrairement à ses précédentes correspondances à propos des événements de juin 1793 au Cap Français, Genet énonce d’emblée que ce rapport a été longuement mûri. Depuis la nouvelle de l’élection de la députation de la province Nord, le ministre a pu confirmer certaines de ses convictions sur les causes des « désastres » du Cap Français. Parmi les soutiens de Galbaud dans le port de New York, ainsi que parmi les réfugiés de la colonie aux États-Unis, le ministre retient une « obstination coupable dans un préjugé que tout condamne14 » et conçoit ainsi leurs vindictes contre les commissaires civils comme le fruit d’une opposition viscérale à toutes les mesures ayant accordé des droits aux hommes de couleur dans la colonie. Un autre développement aide également à clarifier la nature des événements en cours : à la fin septembre 1793, des troupes britanniques ont commencé à débarquer à Jérémie dans la province Sud de Saint-Domingue, début d’une présence militaire britannique continue dans la colonie jusqu’en 179815. Cet événement renforce la conviction du ministre que les actions des colons au Cap et aux États-Unis forment une « conspiration » visant à accélérer une prise de possession britannique16.

  • 17 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Circulaire de Genet aux consuls, 11 novembre 1793, f. 233.

13Dans les semaines qui précèdent la rédaction du rapport, le ministre voit donc la position des commissaires civils et de leur politique d’émancipation générale s’aggraver. Pourtant, au fur et à mesure de ces nouvelles, sa lecture des enjeux politiques soulevés par les événements de juin 1793 devient aussi plus riche et affirmée. Suivant les observations des commissaires civils à Saint-Domingue, Genet perçoit dans les combats du Cap Français le point final d’une « colonie volcanisée par le fait qu’elle se trouvait réduite à une nullité absolue de système17 », et ce malgré les efforts des commissaires. Ainsi, les scènes de combats de juin 1793 au Cap Français ne furent que la conséquence logique d’une « anarchie » qui régnait dans la colonie, et à laquelle la politique d’émancipation générale tentait de remédier.

14Le rapport de Genet s’appesantit sur toutes ces convictions acquises au cours des mois précédents sur les causes et le sens des événements de juin 1793. Il se veut un bilan historique autant qu’un récit de tout ce qui était survenu à Saint-Domingue depuis ce moment charnière.

  • 18 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 15 novembre 1793, f. 264
  • 19 Ibid., f. 265.
  • 20 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 15 novembre 1793, fs. 26 (...)
  • 21 Charles Frostin, Les révoltes blanches à Saint-Domingue aux xviie et xviiie siècles. Haïti avant 17 (...)
  • 22 Si l’usage du terme « contre-révolution » pour les commissaires civils durant la bataille du Cap Fr (...)

15Parmi les aspects remarquables de cette source, c’est son insistance sur le rôle central joué par la population blanche durant la bataille du Cap Français qui retient en premier l’attention. Le ministre écrit que la « crise du 20 juin » a été le produit de « l’opposition invincible des Blancs » animés par « des plans de contre-révolution notoires18 » ; avant de revenir à la charge en affirmant que « Saint-Domingue était devenue le repaire de tous les contre-révolutionnaires qui voulaient assassiner leur patrie dans le Nouveau Monde19 ». Depuis les débuts de l’insurrection des esclaves en août 1791, on trouve le même genre d’accusations contre les actions des colons dominguois dans les correspondances diplomatiques. Cependant, le rapport de Genet va plus loin dans l’identification des « blancs » à la « contre-révolution » qui nourrissait leur « opposition invincible » aux représentants de la République et à l’égalité des couleurs qu’ils étaient venus faire appliquer. Le récit s’attarde sur les raisons qui motivèrent Galbaud et ses soutiens à tenter de renverser le pouvoir des commissaires civils. Plus qu’une simple opposition de factions ou de partis, Genet a vu dans le coup de force du Gouverneur l’ultime expression de l’« épidermocratie et la contre-révolution que Galbaud essaya de débarquer le 20 juin sur Saint-Domingue20 ». Ainsi, les rapports associent les termes « épidermocratie » et « contre-révolution » afin de montrer où se situait le véritable enjeu de l’affrontement du 20 juin. Cette énième « révolte blanche21 » de Saint-Domingue n’est pas une nouvelle réaction à un éventuel despotisme ministériel ; elle n’est pas non plus le fait des conflits entre colons « patriotes » et « royalistes ». Il s’agit d’une « contre-révolution » blanche contre « la Révolution de Couleur » défendue par les commissaires civils et les hommes de couleur libres qui se sont joints aux commissaires22.

16Tout au long de cette dénonciation de la « contre-révolution » et de l’« épidermocratie », le rapport du ministre se distingue également par une insistance sur l’aspect tragique des événements ayant mené à l’émancipation générale. Les actions des commissaires furent avant tout le fruit d’une situation désespérée au cours de laquelle s’est jouée la souveraineté de la République sur la colonie. Le premier rapport débute son propos par une énonciation des principales causes qui ont conduit les commissaires vers l’émancipation :

  • 23 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 15 novembre 1793 fs. 263 (...)

Saint-Domingue vient de subir une révolution finale à laquelle devaient aboutir les contradictions innombrables de son système étrangement versatile depuis deux ans. La rigueur des délégués à faire exécuter la Loi, l’opposition invincible des Blancs, l’opiniâtreté des citoyens qu’elle devait régénérer, […] des exécutions atroces provoquées par toutes ces causes, la crise enfin du 20 juin, avaient réduit cette Isle à l’affreuse nécessité d’une convulsion qui fixât son dernier mode d’existence23.

  • 24 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 1er décembre 1793, fs. 3 (...)

17Ici, l’ensemble des causes citées s’additionnent comme autant d’obstacles qui ont conduit les commissaires à fixer le « dernier mode d’existence » de la colonie. Cette narration des événements laisse également une place importante à une mise en situation des commissaires dans le récit. À côté des conflits politiques qui agitent la colonie, le rapport insiste longuement sur la situation de dénuement absolu à laquelle les commissaires sont confrontés du fait de l’absence de nouvelles de la part de la métropole. Il faut saluer « le courage des commissaires [qui] a triomphé de toutes les manœuvres » et qui, « au milieu de tant d’ennemis et de tant de revers […] lèvent encore un front républicain, ils défendent la République lorsque depuis 6 mois ils ignorent encore si la France existe encore »24.

L’expression d’une pensée anti-esclavagiste dans le rapport Genet

18Les longs développements du ministre sur les circonstances des événements de juin 1793 sont liés à une démarche de justification visant à expliquer le bien-fondé de l’émancipation générale auprès des autorités métropolitaines. Ces efforts de légitimation politique de l’émancipation n’évacuent pas pour autant la place essentielle occupée dans le rapport par la dimension proprement anti-esclavagiste de la « Révolution de Couleur ». Dans de nombreux passages, le ministre exhorte la métropole à saisir la portée révolutionnaire des événements survenus au Cap Français et, en premier lieu, la fin de l’esclavage à Saint-Domingue, car

  • 25 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 15 novembre 1793, fs. 26 (...)

reconnaître l’esclavage n’eût été que continuer une barrière chimérique qui, n’inquiétant que les esprits dénués de force pour les effrayer, ne représentait plus qu’une contradiction ridicule entre un droit physiquement et moralement insoutenable, et un fait que rien ne pouvait détruire25.

  • 26 L’utilisation du terme « anti-esclavagiste » au lieu de celui d’« abolitionniste » signifie insiste (...)

19Dans ce passage et d’autres du rapport Genet, la dénonciation de l’esclavage et son corollaire – la défense vigoureuse du processus d’émancipation générale –, se révèlent finalement son aspect le plus notable. Dans les développements offerts par le ministre sur les causes de cette émancipation et son avenir, le rapport dépasse largement le cadre de la narration des événements et s’aventure dans de nombreux argumentaires qui, pris ensemble, forment l’esquisse d’une réflexion anti-esclavagiste26.

  • 27 Jean Ehrard, Lumières et esclavage. L’esclavage colonial et l’opinion publique en France au xviiie  (...)
  • 28 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 15 novembre 1793, f. 266

20Si certains éléments de la rhétorique de Genet rappellent la critique politique et philosophique de l’esclavage largement développée en France à la fin du xviiie siècle27, ce sont les passages consacrés à la vision d’une société post-esclavagiste qui forment le cœur de son propos anti-esclavagiste. La situation créée par la « révolution finale » opérée après la bataille du Cap Français est le premier motif d’espoir chez Genet pour l’avènement d’une société nouvelle à Saint-Domingue car « un nouvel ordre des choses va [y] naître et qu’il est possible que les calomniateurs de l’espèce humaine y trouvent le démenti de leurs assertions28 ». Cette conviction qu’un « nouvel ordre des choses » va s’établir dans la colonie française est dans la continuité du soutien sans faille apporté par le ministre aux actions des commissaires civils depuis la fin juin 1793. Cependant, Genet ne se borne pas à une constatation d’un état des choses désormais irréversible. La fin de l’esclavage à Saint-Domingue est porteuse d’espoir et de possibilités :

  • 29 Ibid., f. 268.

Saint-Domingue a invariablement fixé son système. Je crois que la République peut retirer de son commerce avec le nouveau peuple, tous les avantages qu’elle trouvait dans l’ancienne colonie on me dit que les nègres retournent à leurs travaux pour une somme modique et qu’importe au Commerce national que les denrées luxuriantes qui frèteront nos bâtiments, laisse dans les mains du manœuvre cultivateur une pièce d’argent de plus et dans celle de l’homme industrieux qui l’employe, quelques écus de moins ? La culture du café s’accommode parfaitement de la division des terres en petite propriété. Il en est aussi de celle de l’indigo, du cacao et du coton29.

  • 30 Le socle du programme de « colonisation nouvelle » pour une sortie du commerce de la traite et, à t (...)

21Dans ce passage, l’expression « nouveau peuple » emprunte directement aux termes utilisés par Sonthonax et Polverel dans leur correspondance avec Genet. Pour le reste, le portrait d’une nouvelle société où le « nouveau peuple » formé d’anciens esclaves peut jouir d’un salaire tiré des revenus des plantations, mais également d’une réorganisation de la propriété terrienne vers des cultures moins exigeantes et toutes aussi profitables pour le commerce, est autant prometteur que limité. L’idée que les « îles à sucre » puissent sortir du système de l’économie de plantation par le progrès des denrées moins demandeuses en bras que la canne à sucre est un axiome central des idées gradualistes promues aussi bien par la Society for Effecting the Abolition of the Slave Trade que par la première Société des Amis des Noirs à Paris à la fin des années 1780. Elle est plus largement liée à ceux qui soutiennent la conception d’une colonisation nouvelle30 à la fin du xviiie siècle. Rarement évoquée dans des correspondances diplomatiques officielles, cette possibilité d’une transition immédiate réussie vers le « travail libre » est probablement le fruit de la fidélité de Genet au processus d’émancipation générale entamée par les commissaires civils, mais aussi l’expression d’un intérêt certain du ministre envers les idées proposées par l’anti-esclavagisme gradualiste.

  • 31 C’est notamment l’argumentaire défendue par Thomas Clarkson, l’une des principales voix du mouvemen (...)

22La réflexion du ministre ne s’arrête pas aux conditions des « nouveaux libres » au sein de la colonie. De la même manière que les gradualistes anglais et français, Genet associe le succès de l’émancipation générale à l’établissement de relations économiques et politiques nouvelles entre l’Europe, les Amériques et l’Afrique31. Au premier plan de ces relations renouvelées se trouve le commerce des esclaves auquel le ministre consacre un passage là aussi surprenant et saisissant après avoir pris acte de la fin de l’esclavage à Saint-Domingue :

  • 32 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 15 novembre 1793, f. 268

Sous ce titre les hommes ne figureront plus comme article principal. La nature abandonnée à sa fertilité originelle en produira plus que les comptoirs du Sénégal et à meilleurs marché, qui sait si des Noirs partis de cette Isle jusqu’à des vaisseaux armés à leurs frais n’iront point un jour arracher leurs frères aux rivages africains et à la barbarie des traiteurs européens pour en faire des hommes et des Français32.

  • 33 Parmi les colonies britanniques des Caraïbes, la seule qui connut une augmentation de sa population (...)
  • 34 Les sociétés dites de « colonisation » visant à faire émigrer les noirs libres des États-Unis vers (...)

23Cette réflexion ancre l’imaginaire anti-esclavagiste du ministre français dans les idées associées à la colonisation nouvelle et au gradualisme et ce, dans le contexte de l’émancipation générale récemment décidée à Saint-Domingue. L’extrait envisage d’abord un remplacement de la main d’œuvre servile issue d’Afrique par un accroissement naturel de la population de couleur dans les Antilles dont la « fertilité originelle » serait de nouveau rendue possible par la fin de l’esclavage33. Il s’engage ensuite dans une spéculation sur les rapports que pourraient entretenir les « noirs partis de cette île » – désormais des citoyens français – avec « leurs frères » d’Afrique qu’ils pourraient « arracher […] aux rivages africains et à la barbarie des traiteurs européens pour en faire des hommes et des Français ». Songeuse et originale, cette partie de la réflexion anti-esclavagiste de Genet évoque, par certains aspects, les projets de colonisation nouvelle qui seraient portés par les noirs libres des États-Unis et des Caraïbes au cours du xixe siècle34. Dans ce passage comme d’autres de son rapport, le ministre se rattache à une pensée anti-esclavagiste largement influencée par les idées de la colonisation nouvelle, ce qui le place clairement dans le giron du mouvement antiesclavagiste de la seconde moitié du xviiie siècle.

24La vision d’une société post-esclavagiste proposée par le ministre comporte des limites évidentes qui sont aussi celles des soutiens du gradualisme. Pour Genet, ces limites s’expliquent encore une fois par la démarche de justification des actions des commissaires civils qu’il entreprend dans son rapport. Le ministre comme les différents représentants de la République à Saint-Domingue tentent tant bien que mal de rassurer la métropole en tempérant les effets économiques à court-terme de l’émancipation générale :

  • 35 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 15 novembre 1793, f. 268

Citoyens Ministres soutenons le peuple nouveau ; éloignons en les intrigants qui ne vivent que de la simplicité des Peuples […] notre commerce national alimenté par 400 000 bras affranchis ne sera point au-dessous de ce qu’il était quand il tenait sa splendeur d’autant d’esclaves35.

25Dans ce passage, Genet répond aux portraits catastrophistes des capacités productives de la colonie largement répandus dans les écrits des colons réfugiés, afin de montrer que l’émancipation générale ne met nullement en danger le potentiel économique de la colonie.

  • 36 Ibid.
  • 37 Cette interprétation de l’émancipation comme une mesure militaire et donc cynique fut dominante jus (...)

26En sus de ces appels généreux envers le « commerce national », Genet rappelle également tout au long de son rapport un motif d’espoir sur lequel la métropole devrait faire reposer sa confiance dans le succès de l’émancipation générale : en effet, alors que les guerres impériales ont repris dans les Caraïbes début 1793 et que les premières troupes britanniques ont débarqué à Saint-Domingue dans le Sud de l’île fin septembre 1793, le ministre soulève l’idée que l’émancipation par la voie militaire permettrait non seulement de défendre les îles françaises, mais également de donner « des soldats capables de créer une nouvelle France au milieu de l’Archipel Mexicain »36. Là aussi, le rapport de Genet peut laisser penser que la principale raison ayant conduit à l’émancipation générale n’est pas la justice de la « Révolution de Couleur », mais bien la nécessité de recruter parmi les esclaves pour faire face aux armées britanniques dans les Caraïbes37.

La filiation entre le rapport Genet et le discours de Dufay durant la séance du 4 février 1794

  • 38 Le discours de Dufay est accessible dans son intégralité : Marcel Reinhard, Georges Lefebvre et Mar (...)

27Un dernier aspect du rapport de Genet doit retenir notre attention : celui de son efficacité, ou plutôt des résultats auxquels il a abouti en termes de production normative. Cette efficacité peut être envisagée en considérant la façon dont les analyses de Genet ont pénétré et nourri le discours prononcé par le député de Saint-Domingue Louis-Pierre Dufay lors de la séance de la Convention nationale du 4 février 179438.

  • 39 AP, tome 84, p. 279, 280, 281.
  • 40 Dans plusieurs des passages consacrés à Galbaud, cette association est systématique : « Galbaud, à (...)
  • 41 AP, tome 84, p. 280.

28L’intervention du représentant dominguois à la Convention nationale débute par un réquisitoire contre les actions de Galbaud et des « contre-révolutionnaires », notamment de ceux qu’il appelle à plusieurs reprises les « colons contre-révolutionnaires39 ». Sans reprendre la notion d’« épidermocratie » chère à Genet, le représentant associe lui aussi les actions de Galbaud et de ses partisans à une « contre-révolution40 ». Plus tard dans son discours, Dufay mentionne directement Genet dans un passage qui paraît emprunté au rapport du ministre quand il fait référence à des « agitateurs turbulents qui soudoient deux gazettes contre-révolutionnaires à Philadelphie, pour injurier et calomnier les Français […] et entraver la marche de votre ministre dans ce pays »41. Dans le rapport du ministre, il est écrit que « leur arrivée [colons réfugiés de Saint-Domingue] ici a été l’époque de la naissance de deux gazettes contre-révolutionnaires, qu’ils lisent avec avidité ». Bien que Dufay nuance sa lecture des événements par rapport aux « blancs » de la colonie, il emploie donc une rhétorique similaire à celle du rapport de Genet dans sa description du parti de Galbaud durant la bataille du Cap-Français, mais également dans son appréciation des actions des colons réfugiés aux États-Unis.

  • 42 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, 15 novembre 1793 : « La proclamation du 29 août a détaché la plus g (...)

29Les liens entre les mots de Genet et Dufay sont d’autant plus manifestes quand le représentant dominguois aborde dans son discours les conséquences de l’émancipation générale à Saint-Domingue. Le rapport de Genet considère la proclamation de la liberté générale dans le province Nord le 29 août 1793 comme une rupture franche dans l’ordre de la « Révolution de Couleur » de Saint-Domingue, car elle a permis de détacher les esclaves insurgés et certains de leurs chefs de la « contre-révolution42 ». Au cours de l’intervention de Dufay, cette interprétation est également présente et dans des termes qui empruntent au rapport de Genet :

  • 43 AP, tome 84, p. 278.

La plupart des esclaves étaient soulevés depuis deux ans, et après avoir été d’abord les instruments des contre-révolutionnaires, combattaient pour leur liberté, […] N’était-il pas une politique sage et éclairée de créer des nouveaux citoyens à la République pour les opposer à nos ennemis ?43

30Pour les deux auteurs, l’idée directrice est donc de présenter le processus d’émancipation générale comme l’issue inexorable des conflits présents dans la colonie depuis 1789, tout en insistant sur l’aspect « éclairé » – pour reprendre le qualificatif de Dufay –, de ce processus qui seul peut sauver la République à Saint-Domingue.

  • 44 Ibid., p. 279. Genet écrivait dans son rapport : « notre commerce alimenté par 400 000 bras affranc (...)

31Sur l’horizon immédiat de la société post-esclavagiste qui émerge dans la colonie, le parallèle entre les mots de Dufay et de Genet se poursuit. Lorsque Dufay aborde la question du commerce colonial dans une île à sucre désormais privée d’esclaves, on retrouve la même formule que celle de Genet : « Les négociants ne perdront tout au plus que le commerce des hommes. Mais six cent mille hommes libres cultiveront-ils moins que six cent mille esclaves ? »44. Plus loin dans ce même portrait, les mots du représentant sont également inspirés des réflexions anti-esclavagistes du ministre français. Il est question d’un « nouvel ordre des choses qui va s’établir à Saint-Domingue », tandis que Genet a écrit qu’« un nouvel ordre des choses va y naître [à Saint-Domingue] ». Ensuite, le discours continue :

  • 45 AP, tome 84, p. 279.

Les négociants s’applaudiront bientôt du nouvel ordre de choses qui va s’établir à Saint-Domingue, et dorénavant le commerce, y reposant sur le respect des engagements, accroîtra la prospérité de la métropole. Citoyens, nous vous le disons avec la conviction de l’expérience, il n’y a rien de si cher que la culture par esclaves. Vous verrez que votre colonie de Saint-Domingue sera bien plus florissante, cultivée par des mains libres, que votre trésor n’éprouvera pas longtemps de déficit ; que cette nouvelle colonie produira plus à la métropole que ci-devant ; que votre influence politique est assurée à Saint-Domingue, et que bientôt elle dominera sur tout l’archipel mexicain45.

32Afin de mieux saisir les similitudes entre les deux sources, il nous faut également citer le passage du rapport de Genet duquel Dufay s’inspire :

  • 46 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, 15 novembre 1793, fs. 267-268.

Saint Domingue a invariablement fixé son système. Je crois que la République peut retirer de son commerce avec le nouveau peuple, tous les avantages qu’elle trouvait dans l’ancienne colonie […] Trouvez une compagnie humaine qui se charge d’approvisionner les cultivateurs, des paysans sobres, simples et industrieux qui veuillent les conduire et les prendre à leurs gages, formez des institutions qui répandent des lumières progressives, et nous aurons une colonie qui s’attachera de plus en plus à nous, des enfants qui nous aimeront comme des pères, et des soldats capables de créer une nouvelle France au milieu de l’archipel mexicain46.

  • 47 Sur l’éducation des hommes de couleur des colonies comme partie intégrante du projet antiesclavagis (...)

33Les deux passages font mention d’une domination à venir de la France sur « l’archipel mexicain » comme principale conséquence de l’émancipation générale et de l’avènement d’une société composée de « mains libres », des « enfants qui nous aimeront comme des pères » et qui permettraient à la colonie de produire autant qu’au temps de l’esclavage. Dufay centre son propos sur la supériorité du commerce « libre » fondé sur le travail des « cultivateurs » – soit des anciens esclaves –, mis sous la tutelle de « paysans sobres, simples et industrieux » qui seraient les nouveaux propriétaires des plantations et remplaceraient à terme les « colons contre-révolutionnaires » tant décriés pour gérer la répartition du produit des terres. Quant à Genet, il insiste sur les idées anti-esclavagistes en évoquant par exemple « des institutions qui répandent des lumières progressives » pour préparer les « cultivateurs » à la nouvelle société en construction47.

34Les deux écrits de Genet et Dufay recèlent certes des différences, aussi bien dans la rhétorique que dans les éléments mis en avant dans leurs récits respectifs de la « Révolution de Couleur » à Saint-Domingue durant l’été 1793. Cependant, les ressemblances entre les deux écrits sont également importantes, révélant ainsi une filiation entre le rapport diplomatique de Genet et le discours de Dufay en février 1794. En revenant sur les liens existants entre ces deux sources, cet article a tâché de montrer que le côté exceptionnel du discours de Louis-Pierre Dufay à la Convention nationale le 4 février 1794 a été mûrement construit, et ce depuis les premiers jours de la bataille du Cap Français en juin 1793. Il l’est notamment à travers la correspondance soutenue entretenue par le ministre plénipotentiaire Genet et les commissaires civils de Saint-Domingue durant toute la période s’étendant de la fin juin 1793 jusqu’au départ de la députation de New York pour Paris à la fin novembre. Tout au long de cette période décisive pour le succès final de l’émancipation en février 1794, un récit de l’émancipation générale se fixe parmi les représentants français à Saint-Domingue et aux États-Unis. Ce récit est résolument anti-esclavagiste, anti-colon et solidaire des actions entreprises par les autorités républicaines durant et après les affrontements du Cap-Français. Comme nous avons souhaité le montrer ici, le rôle du ministre Genet fut primordial dans la maturation de ce récit qui vise à légitimer le processus d’émancipation générale entrepris à Saint-Domingue auprès de la métropole. Il se démarque par une correspondance abondante avec les représentants de la République dans la colonie ; par un soutien matériel et politique infaillible ; et enfin par la rédaction du long rapport du 15 novembre 1793 qui contenait une partie importante des éléments utilisés par le représentant Dufay lors de son discours fleuve à la Convention quelques mois plus tard. Ainsi, la reconstitution du rôle de Genet dans l’histoire de la première abolition de l’esclavage par la France ébauchée dans cet article nous permet d’apprécier la dimension impériale et transatlantique de ce personnage majeur de l’histoire des révolutions, et ainsi de le ramener un peu mieux à sa juste place dans l’histoire plus large des abolitions à l’ère des révolutions.

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Notes

1 Voir Claude Moisy, Le citoyen Genet. La Révolution française à l’assaut de l’Amérique, Toulouse, Privat, 2007.

2 Harry Ammon, The Genet Mission, New York, W. W. Norton and Company, 1973. Stanley Elkins & Eric McKitrick, The Age of Federalism 1788-1800. The Early American Republic, Oxford, OUP, 1993. Marco Sioli, « Citizen Genet and Political Struggle in the Early American Republic », Revue française d’études américaines, vol. 64, 1995, p. 259-267. Christopher J. Young, « Connecting the President and the People. Washington’s neutrality, Genet’s challenge, and Hamilton’s fight for public support », Journal of the Early Republic, vol. 31, no 3, 2011, p. 435-436.

3  Jeremy D. Popkin, You Are All Free! The Haitian Revolution and the Abolition of Slavery, New York, CUP, 2010, p. 4.

4  Stéphane Begaud, Marc Belissa et Joseph Visser (dir.), Aux origines d’une alliance improbable : le réseau consulaire français aux États-Unis, 1776-1815, Paris, PIE-Peter Lang ; Direction des Archives du ministère des Affaires étrangères, 2005 ; Paul Cheney, Revolutionary Commerce. Globalization and the French Monarchy, Cambridge, HUP, 2010 ; Manuel Covo, Entrepôt of Revolutions. Saint-Domingue, Commercial Sovereignty, and the French-American Alliance, New York, OUP, 2022.

5  Sur la réception des révolutions de Saint-Domingue et de France aux États-Unis durant la mission Genet : James Alexander Dun, Dangerous Neighbors. Making the Haitian Revolution in Early America, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2016, p. 99-116.

6  Ce rapport fait partie de la série « Correspondance Politique des Consuls » aux Archives diplomatiques : Centre des Archives diplomatiques de la Courneuve (CADC dans la suite), Correspondance politique des Consuls (CPC dans la suite), États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 15 novembre 1793 (15 brumaire an II), fs. 263-275.

7  La bataille du Cap Français est reconstruite minutieusement dans Jeremy Popkin, You are All Free!, op. cit., chap. VI et VII.

8 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet à Thomas Jefferson, 6 septembre 1793, fs. 65-67.

9 Archives nationales (AN dans la suite), D XXV 6, Sonthonax à Genet, 28 septembre 1793.

10 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 5 octobre 1793, fs. 51-52.

11  Jeremy Popkin, You are All Free!, op. cit., p. 320-323. Jean-Charles Benzaken, Louis Pierre Dufaÿ, conventionnel abolitionniste et colon de Saint-Domingue 1752-1804, Paris, SPM, 2015, p. 169-182.

12  Florence Gauthier, « Le rôle de la députation de Saint-Domingue », dans Marcel Dorigny (dir.), Les abolitions de l’esclavage : de L.F. à Sonthonax à V. Schoelcher, Paris, Unesco, 1995, p. 199-212. Matthieu Carlot, « Des chemins périlleux. Le voyage des conventionnels des colonies vers Paris (1793-1794) », Annales historiques de la Révolution française, n380, 2015, p. 3‑23, particulièrement p. 8-12.

13  CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 15 novembre 1793, f. 263.

14  CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 5 octobre 1793, f. 57.

15  CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 26 octobre 1793, fs. 187-189. Sur les négociations entre les colons dominguois réfugiés en Jamaïque et les autorités coloniales de l’île britannique dans la mise en place de ces premières opérations militaires à Saint-Domingue : David Patrick Geggus, Slavery, War, and Revolution. The British Occupation of Saint Domingue, 1793-1798, Oxford, OUP, 1982, p. 58-59, p. 62-65, p. 85-87.

16  CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Circulaire de Genet aux consuls français des États-Unis, 11 novembre 1793, fs. 231-235. Sonthonax à Genet, 12 novembre 1793, fs. 243-244. Genton maire du Môle Saint-Nicolas à Genet, 14 novembre 1793, fs. 247-248.

17 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Circulaire de Genet aux consuls, 11 novembre 1793, f. 233.

18 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 15 novembre 1793, f. 264.

19 Ibid., f. 265.

20 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 15 novembre 1793, fs. 264-265. Le terme « épidermocratie » revient également dans le premier rapport lorsque le Ministre évoque les événements à la Guadeloupe : « Les épidermocrates et les contre-révolutionnaires s’y cachent et n’osent se montrer ».

21 Charles Frostin, Les révoltes blanches à Saint-Domingue aux xviie et xviiie siècles. Haïti avant 1789, Rennes, PUR, 2008 [1975].

22 Si l’usage du terme « contre-révolution » pour les commissaires civils durant la bataille du Cap Français est associé clairement aux blancs, il n’en reste que la « contre-révolution » dans les Caraïbes se démarqua par des changements sémantiques nombreux durant la période révolutionnaire. Sur ces usages rhétoriques dans le contexte caribéen chargés de simplifier les oppositions : Manuel Covo, « Colonies », dans Jean-Clément Martin (dir.), Dictionnaire de la contre-révolution, xviiie-xxe siècle, Paris, Perrin, 2011, p. 129-136.

23 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 15 novembre 1793 fs. 263-264.

24 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 1er décembre 1793, fs. 347-348.

25 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 15 novembre 1793, fs. 264-265.

26 L’utilisation du terme « anti-esclavagiste » au lieu de celui d’« abolitionniste » signifie insister sur l’idée que toute opposition à l’esclavage – aussi forte et manifeste soit-elle – ne relève pas nécessairement de l’abolitionnisme comme mouvement politique dont l’histoire est étroitement associée aux campagnes pour obtenir l’abolition de la traite atlantique : Marie-Jeanne Rossignol, Noirs et blancs contre l’esclavage. Une alliance anti-esclavagiste ambiguë aux États-Unis,1754-1830, Paris, Karthala, 2022, p. 16-17.

27 Jean Ehrard, Lumières et esclavage. L’esclavage colonial et l’opinion publique en France au xviiie siècle, Paris, André Versaille éditeur, 2008.

28 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 15 novembre 1793, f. 266.

29 Ibid., f. 268.

30 Le socle du programme de « colonisation nouvelle » pour une sortie du commerce de la traite et, à terme, de l’économie esclavagiste dans les Amériques, était le développement de la production de denrées dans certaines régions de l’Afrique Occidentale par les « travailleurs libres » africains afin de remplacer la production des denrées dans les îles des Amériques : Marcel Dorigny et Bernard Gainot (dir.), La colonisation nouvelle, fin xviiie-début xixe siècles, Paris, SPM, 2018.

31 C’est notamment l’argumentaire défendue par Thomas Clarkson, l’une des principales voix du mouvement abolitionniste national en Grande-Bretagne formé autour de la SEAST en 1787, dans un essai paru en 1788 à Londres et traduit en français en 1789 : Thomas Clarkson, An Essay on the Impolicy of the African Slave Trade, Londres, 1788.

32 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 15 novembre 1793, f. 268.

33 Parmi les colonies britanniques des Caraïbes, la seule qui connut une augmentation de sa population servile après l’abolition de la traite fut la Barbade. La fin du commerce d’esclaves entraînait donc généralement un déclin démographique de la population servile : Barry William Higman, Slave Populations of the British Caribbean, 1807-1834, Jamaïque, University of the West Indies Press, 1995 [1984], p. 72-76.

34 Les sociétés dites de « colonisation » visant à faire émigrer les noirs libres des États-Unis vers des colonies nouvellement créées à cet effet en Afrique (Sierra Leone, Liberia) utilisèrent généralement l’argument de la nécessité de civiliser les populations africaines « barbares » pour justifier leurs projets. Moins présent parmi les sociétés de colonisation dirigées par les noirs libres qui apparurent aux États-Unis dans les années 1840, cet argumentaire « civilisationniste » infériorisant envers les Africains resta de mise : Claire Bourhis-Mariotti, « La colonisation de l’Afrique par les Noirs américains, entre déplacement forcé et migration volontaire : Henry Highland Garnett et l’African Civilization Society », dans Marcel Dorigny et Bernard Gainot (dir.), La colonisation nouvelle, op. cit.

35 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, Genet au ministre des Affaires étrangères, 15 novembre 1793, f. 268.

36 Ibid.

37 Cette interprétation de l’émancipation comme une mesure militaire et donc cynique fut dominante jusqu’à la publication du livre de Yves Bénot, La Révolution française et la fin des colonies, Paris, La Découverte, 1988. Parmi les ouvrages importants liés à cette interprétation : Aimé Césaire, Toussaint Louverture. La Révolution française et le problème colonial, Paris, Présence Africaine, 1961 ; William B. Cohen, Français et Africains. Les Noirs dans le regard des Blancs, 1530-1880, Paris, Gallimard, 1982 ; Louis Sala-Molins, Les misères des Lumières. Sous la raison, l’outrage, Paris, Robert Laffont, 1992.

38 Le discours de Dufay est accessible dans son intégralité : Marcel Reinhard, Georges Lefebvre et Marc Bouloiseau (dir.), Archives parlementaires, de 1787 à 1860, Première série de 1787 à 1799, tome 84, du 9 au 25 pluviôse an II (28 janvier au 13 février 1794), Paris, CNRS, 1962, p. 268-292 (ci-après noté AP, tome 84).

39 AP, tome 84, p. 279, 280, 281.

40 Dans plusieurs des passages consacrés à Galbaud, cette association est systématique : « Galbaud, à l’instar de son chef, voulut aussi faire arrêter vos délégués et opérer une contre-révolution en faveur de son parti », AP, tome 84, p. 276 ; « Il [Galbaud] eut aussi pour ses principaux partisans et agents tous les contre-révolutionnaires arrivés en grand nombre de France et de Coblentz, et qui, à Saint-Domingue, se trouvèrent au centre des ennemis les plus acharnés de la France. », AP, tome 84, p. 277.

41 AP, tome 84, p. 280.

42 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, 15 novembre 1793 : « La proclamation du 29 août a détaché la plus grande partie des brigands de leurs chefs et plusieurs chefs, après l’avoir connue, ont abandonné leurs insurgés instruments de la contre-révolution », f. 266.

43 AP, tome 84, p. 278.

44 Ibid., p. 279. Genet écrivait dans son rapport : « notre commerce alimenté par 400 000 bras affranchis ne sera point au-dessous de ce qu’il était quand il tenait sa splendeur d’autant d’esclaves », CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, 15 novembre 1793, f. 268.

45 AP, tome 84, p. 279.

46 CADC, CPC, États-Unis, vol. 39, 15 novembre 1793, fs. 267-268.

47 Sur l’éducation des hommes de couleur des colonies comme partie intégrante du projet antiesclavagiste « régénérateur » républicain après février 1794 : Bernard Gainot, « Un projet avorté d’intégration républicaine. L’institution nationale des colonies (1797-1802) », Dix-Huitième Siècle, vol. 32, no 1, 2000, p. 371‑401, particulièrement p. 371-379.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Andy Cabot, « Le rapport Genet (1793) sur la bataille du Cap français : aux sources d’un texte anti-esclavagiste »La Révolution française [En ligne], 27 | 2025, mis en ligne le 20 janvier 2025, consulté le 08 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/lrf/9094 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1346b

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Auteur

Andy Cabot

Larca
Université Paris Cité

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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