1Issu d’une thèse de doctorat en histoire contemporaine, l’ouvrage de Maud Chirio La politique en uniforme : l’expérience brésilienne 1960-1980 offre une analyse approfondie de l’institution militaire sur la période étudiée. En centrant l’analyse sur les enjeux propres aux armées, les normes et les tensions qui les traversent, cette étude questionne à nouveaux frais le fonctionnement du régime militaire, les raisons de son durcissement sur la période 1969-1974 puis la libéralisation initiée en 1974.

2Appuyé sur un matériau d’archives conséquent, des articles de presse, des mémoires d’acteurs et quelques entretiens, l’ouvrage se concentre plus précisément sur les dissidences et conflits au sein de l’institution militaire, du coup d’État du 31 mars 1964 à la démocratisation du régime au début des années 1980. En retraçant ce que l’auteure qualifie d’« histoire des vaincus » au sein de l’institution militaire, il met l’accent sur son hétérogénéité. Cette approche permet à l’auteure de revisiter une histoire souvent appréhendée comme un enchaînement cohérent de « périodes » : après une première phase de relative modération sous la Présidence de Castelo Branco, le régime militaire aurait glissé vers « les années de plomb » sous l’influence des franges radicales de l’armée pour ensuite connaître une libéralisation progressive débouchant sur la transition démocratique. Pour démontrer la non-linéarité du régime militaire brésilien, l’auteure articule en permanence trois aspects : la recomposition permanente des conflits et divisions au sein de l’armée, l’évolution des cadres de pensée de ses membres et le fonctionnement au concret du régime militaire.

3En premier lieu, l’un des apports de l’ouvrage est de remettre en cause une dichotomie fréquemment prise pour acquise dans les travaux sur le régime militaire brésilien, à savoir l’opposition entre modérés et « ligne dure ». Les premiers sont associés à la figure de Castelo Branco et les seconds à Costa e Silva puis le général Médici. Maud Chirio questionne ce qui constitue une histoire partiellement rétrospective, qui envisage l’acte institutionnel n°5 en 1965 comme l’expression d’une montée en puissance de la « ligne dure », dont le projet se serait exprimé à plein durant la période des années de plomb. Une telle approche néglige l’hétérogénéité de chacun des camps et les recompositions en leur sein au fil des années. L’auteure complexifie les lignes de clivages en montrant qu’une première ligne dure, dont l’ambition est de participer au pouvoir, se forme au lendemain du coup d’État mais est d’emblée divisée en deux camps. Alors que les attentes en termes de progression professionnelle de cette première ligne dure sont progressivement frustrées, et ce dans un contexte de durcissement du régime, apparaît une seconde ligne dure qui émane quant à elle du fonctionnement du régime, c’est-à-dire de ses organes de répression. La « ligne dure » désigne donc des acteurs aux profils, trajectoires et cadres de pensés pluriels. Cette complexité est en outre renforcée par le ralliement de certains représentants de la première ligne dure à la libéralisation du régime à partir de la seconde moitié des années 1970, un revirement expliqué par leur exclusion du cercle fermé des dirigeants, un aspect sur lequel nous reviendrons.

4L’évolution des clivages au sein de l’institution militaire va de pair avec une transformation des registres argumentatifs justifiant les dissidences et conflits en interne. Durant toute la période étudiée, un socle discursif commun unit les membres des armées : il repose sur le rejet de l’influence étrangère dans la vie économique et politique brésilienne, un anti-communisme forcené et un mépris à l’égard de la politique civile jugée nécessairement corrompue. Ces critiques ont pour contrepartie la glorification du corps des militaires, présenté comme une corporation désintéressée, marqué par le sens de l’honneur, le courage et le respect de la discipline.

5L’ouvrage montre également que ce socle unifié est mobilisé pour appuyer des ambitions distinctes selon les époques et les groupes. En effet, alors que l’anticivilisme, le nationalisme et l’anticommunisme justifient les demandes de participation au pouvoir de la « première ligne dure », ces mêmes éléments sont invoqués par la seconde ligne dure pour perpétuer l’appareil répressif, sans qu’ils ne soient adossés à des revendications d’inclusion dans les cercles dirigeants. Avec la libéralisation du régime, cette même rhétorique est associée à une critique à l’endroit de la présidence Geisel, accusée par les groupes les plus radicaux de construire un état socialiste (!). Elle servira alors de registre de justification pour mettre un terme au régime militaire.

6L’évolution des clivages et des cadres d’interprétation est expliquée par les normes et valeurs traversant l’institution militaire. Le rejet de la politique civile et la valorisation d’un « Brésil puissance » orientent les mécanismes adoptés pour sélectionner le Président ou exclure certains acteurs de l’exécutif. Elle justifie également les choix économiques opérés sur la période. Mais ces processus se déroulent alors que certains mécanismes du système représentatif restent en vigueur, avec le maintien des activités du Congrès et la construction d’un système bipartisan, néanmoins mis en sommeil durant les années de plomb. Cette coexistence mène à la confrontation de plusieurs registres de justification du régime, allant des normes propres aux armées jusqu’aux principes du système représentatif. Cette pluralité est évidente durant la phase de libéralisation du régime. Mais elle sous-tend également les périodes où les militaires maîtrisent pleinement le jeu politique, à l’image des années de plomb, révélant une certaine faiblesse du « régime des généraux » que la force de l’appareil répressif a pu masquer, en particulier dans la mémoire historiographique.

7L’ouvrage nous plonge donc dans un récit accordant une place de premier plan à l’indétermination du régime militaire, au rôle d’acteurs secondaires qui, aux côtés des « généraux », ont contribué à durcir un régime puis à le libéraliser. La force de l’ouvrage réside dans l’attention minutieuse consacrée à la contingence et à des événements en apparence secondaires mais qui n’ont pas moins enclenché des changements d’ampleur.

8L’analyse des recompositions de la dissidence militaire, en particulier les deux « lignes dures », et leur prise de position appelle toutefois quelques critiques. L’auteure évoque régulièrement les « frustrations » de ceux qui n’ont pas connu l’ascension professionnelle souhaitée. Si cette explication stratégiste, attentive aux logiques de position, est le plus souvent convaincante, elle n’est pas toujours appuyée par les matériaux mobilisés mais est davantage déduite des trajectoires des groupes étudiés. Or, l’on peut se demander si l’approche internaliste privilégiée, centrée sur la seule institution militaire, permet de rendre compte de la complexité de ces recompositions. On aimerait en savoir plus sur les liens que les acteurs cités entretiennent avec des organisations, partis ou acteurs du champ politique, judiciaire ou social. Si un tel questionnement n’est pas absent de la réflexion, il est circonscrit à la phase de libéralisation politique. Il est fort probable que les archives ne permettent pas pleinement de retracer de tels liens. Mais en se centrant sur la seule institution militaire pour en montrer les logiques propres, l’ouvrage tend à autonomiser une institution qui semble avoir pour seul référent ses normes internes. Or, l’auteure rappelle à plusieurs reprises l’existence de registres pluriels de justification, le respect revendiqué par l’exécutif d’une légalité évoluant selon les circonstances, autant d’éléments qui invitent à explorer les liens entretenus par les militaires avec les civils de l’ARENA ou les juges.

9Cet ouvrage n’en reste pas moins une référence pour qui souhaite comprendre le régime militaire brésilien. Sa lecture interroge également les évolutions récentes de la vie politique, à la suite de l’élection de Bolsonaro. Alors que les militaires occupent aujourd’hui une place de premier plan dans l’exécutif fédéral, quels cadres de pensée importent-ils dans le champ politique en fonction de leur socialisation institutionnelle ? L’anti-civilisme constitue-t-il toujours un horizon partagé parmi les militaires ? Constitue-t-il l’un des facteurs explicatifs de la résurgence à droite d’un discours de « dégagisme » à l’encontre des élites au pouvoir et d’une rhétorique anti-communiste ? Le nationalisme économique des militaires guide-t-il encore l’action de ses représentants et alimente-t-il les tensions observables avec l’aile libérale du gouvernement actuel ? Comment la mémoire du régime militaire, rediscutée dans l’espace politique et médiatique depuis quelques années, joue-t-elle sur la polarisation entre gauche et droite au Brésil ? Autant de questions que la lecture de l’ouvrage de Maud Chirio invite à explorer et à replacer dans le temps long de l’analyse historique.