• 1 Susan Jeffords, Hard Bodies. Hollywood Masculinity in the Reagan Era, New Brunswick, Rutgers Univer (...)

3C’est à partir de ces prémisses que Charles-Antoine Courcoux établit l’hypothèse d’un lien tangible entre l’identité masculine des héros hollywoodiens, tels que l’intrigue de multiples films de grande audience la façonne et la fantasme, et les avancées de la modernité technologique, en choisissant à dessein pour mieux en étudier les enjeux de se concentrer d’abord sur les années 1968-1987, marquées par la « révolution électronique », puis sur les années 1996-2014, relatives à la « révolution numérique ». Justifiant méthodiquement le choix de ces bornes chronologiques et la cohérence de son corpus au regard de l’intérêt manifesté par Hollywood et son public « à l’endroit des tensions générées par le rapport a priori problématique entre l’homme et la technologie » (p. 29), l’ouvrage prend également soin de préciser l’apport de sa démarche vis-à-vis de l’abondante littérature dédiée aux différents champs à l’intersection desquels il se situe et dont il se propose d’interroger, de manière inédite, la convergence. Les travaux de référence sur la remasculinisation du cinéma américain des années Reagan, tels ceux de Susan Jeffords1, sont ainsi mentionnés pour souligner combien les contradictions entre les identités masculines/nationales et l’essor technologique, loin d’être réductibles à une philosophie politique et à un type de spectaculaire générique, affiliées en l’occurrence aux « hard bodies » de Sylvester Stallone ou d’Arnold Schwarzenegger, constituent en réalité la trame d’une intrigue considérablement plus vaste et globale. S’exprimant dans une grande diversité de productions, qui excède de loin le seul champ de la science-fiction, celle-ci trouve sa source, comme le démontre Courcoux dans un brillant chapitre préliminaire où il se fait historien du genre masculin aux États-Unis, dans un paradigme technophobe lié à l’émergence même du vocable de masculinité (masculinity), qui se substitue à la fin du XIX^e siècle à la virilité (manhood) en tant que norme dominante.

• 2 Raewyn Connell, Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Paris, Éditions Amsterdam, 2014 [1995]

4Utilisant la formule évocatrice de « héros postindustriel » pour désigner le type de masculinité (blanche, hétérosexuelle, de classe moyenne) issue des bouleversements de la révolution industrielle, dont Hollywood tend à réaffirmer la prééminence normative dans des intrigues mélodramatiques articulées « autour du conflit qui caractérise le rapport de son corps et de son esprit aux nouvelles technologies », l’auteur n’entend pas cependant minorer l’évolution et la pluralité des identités masculines : il s’agit, à partir de la définition de la masculinité proposée par la sociologue Raewyn Connell2, de jeter les bases d’une « configuration de genre minimale » (p. 32), dont chacune des actualisations est susceptible d’entretenir des rapports variés à la technologie, allant du rejet radical au désir d’hybridation partiel. Ce choix et cette orientation permettent de mettre au jour, sans jamais réduire les personnages étudiés à des stéréotypes figés ou à de simples illustrations d’un modèle unique, une multiplicité de figures (le héros technophobe, le héros polyvalent, l’artiste solitaire, le héros mythique) témoignant autant de la variété des anxiétés associées à la modernité que des efforts continuels de l’industrie cinématographique pour réaffirmer la singularité de la masculinité hégémonique face au sentiment d’uniformisation et de dévirilisation si fortement associé à l’essor de la culture industrielle de masse.

• 3 Zygmunt Bauman, Liquid Modernity, Cambridge, Polity Press, 2000.

6Déjà sensible au regard des écarts entre les diverses incarnations du héros postindustriel – du simple représentant de commerce David Mann, confronté aux assauts d’un camion-citerne meurtrier dans Duel (1971), à Kyle Reese, adversaire du Terminator dans le premier volet de la saga (1984), en passant par le « corps-arme » de John Rambo dans la fameuse série de films initiée peu après la guerre du Vietnam en 1982 –, cette malléabilité est encore accentuée par l’évolution de l’identité de genre associée aux machines malfaisantes de l’ère numérique : alors qu’entre 1968 et 1987, celles-ci étaient genrées sur un mode hyper-masculin, à l’image du Terminator ou de Darth Vader dans Star Wars (1977), de façon à réaffirmer le caractère exemplaire de l’identité et de la masculinité straight du héros, Charles-Antoine Courcoux souligne que la menace technologique tend depuis les années 1990 et 2000 à être ancrée « dans des attributs que la culture occidentale réfère de préférence à un féminin fort et autonome. […] Soit la technologie de pointe y est figurée sous les traits d’une femme puissante, émancipée du contrôle des hommes, soit elle est associée à une figure de femme ou de scientifique (généralement les deux) dont les actions perturbent l’ordre social » (p. 204-205). Les analyses de films aussi divers que I,Robot (2004), où Spooner (Will Smith) affronte une machine-femme nommée V.I.K.I., et Matrix (1999), où l’espace utérin, fluide et artificiel de la Matrice induit pour le personnage de Neo (Keanu Reeves) une menace de féminisation, d’infantilisation et d’assimilation dans le contexte de ce que Zygmunt Bauman a nommé la « modernité liquide »3, accréditent ici l’une des conclusions principales de l’étude : « la crainte que ces fictions et leurs protagonistes expriment », écrit Charles-Antoine Courcoux, apparaît « moins liée à une peur de la technologie qu’à celle des bouleversements que ses innovations peuvent engendrer, notamment sur le plan des rapports de genre » (p. 229).

• 4 Tout au plus peut-on regretter, à ce titre, l’absence d’un questionnement plus explicite et approfo (...)
• 5 Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, trad. de l’allemand par Didier Renault, (...)

8Dans le même ordre d’idées, enfin, on relèvera la façon dont l’auteur se montre attentif aux déterminations de classe et d’ethnicité, dont il révèle, dans une perspective intersectionnelle, combien elles sont consubstantielles à celles du genre. Des analyses comme celles de Duel, où David Mann apparaît comme « la personnification du professionnel middle class, toujours en proie aux dangers que représentent pour lui le confort de la vie moderne […] mais aussi les ambitions et la persévérance des couches inférieures » (p. 156), ou de Gladiator (2000), où le personnage de Juba (Djimon Hounsou) incarne « une conception raciste de la masculinité complice » (p. 442), illustrent la multiplicité et l’interdépendance des relations de pouvoir et de domination qui se jouent au travers de la quête du mâle blanc, hétérosexuel et de classe moyenne confronté aux périls de la modernité urbaine4. Les différentes analyses mettant en évidence, à l’aide des travaux du sociologue et philosophe Hartmut Rosa5, la façon dont certains protagonistes parviennent à conjurer la menace de dissolution identitaire consécutive à l’accélération sociale en atteignant une « maîtrise du temps » (p. 464), offrent à ce titre un indice supplémentaire de la complexité des significations mises au jour par l’auteur. Suggérée en plusieurs endroits au fil de l’étude, notamment à propos du « dessein d’autoprocréation » exprimé dans Terminator, de la position « quasi-démiurgique » conférée au détective à la fin de I,Robot ou encore de l’« idéologie messianique » de Matrix, c’est en définitive une corrélation significative entre les mises en crise du masculin et « certains fondements de l’imaginaire chrétien » (p. 462) qui se donnent à voir dans ces réactualisations de l’affrontement ritualisé opposant David à Goliath. En témoignent les multiples occurrences, données en conclusion du dernier chapitre dédié au « héros mythique », de personnages insérés dans un schéma doloriste ou sacrificiel doté d’implications nostalgiques et christiques, lequel – tout en faisant écho à l’importance attribuée par l’auteur au mode mélodramatique dans le spectacle hollywoodien – affirme leur supériorité morale et leur universalité supposées en vertu de leur capacité à souffrir et à faire face à l’adversité. Une preuve supplémentaire, s’il en était besoin, de la propension du cinéma américain et de ses récits à se faire le lieu d’une édifiante refondation des identités, du rôle et de la place des hommes dans le monde social.