1Depuis la fin des années 1980, dans le paysage audiovisuel français, l’intitulé « documentaire de création » désigne des œuvres « qui se réfèrent au réel, le transforment par le regard original de son auteur et témoignent d’un esprit d’innovation dans sa conception, sa réalisation et son écriture » (Lesaunier 2021, p. 27-31). Suivant ce raisonnement, l’expression de « dispositif de réalisation » permet aux auteurs de films documentaires de légitimer un travail cinématographique afin de se distinguer d’une production télévisée largement dominée par les normes du reportage journalistique (Bizern 2002). Mais qu’est-ce au juste qu’un dispositif de réalisation documentaire ? Peut-on définir ses caractéristiques de manière rigoureuse et systématique ? Quels sont ses multiples agencements possibles ? En d’autres termes, est-il possible de cartographier le territoire hétérogène du cinéma documentaire à partir de l’incommensurable variété de ses pratiques de réalisation ?
- 1 Le programme AlgoDoc#2 (Algorithme de recommandation multifacette de films Documentaires) a été fin (...)
2Dans ce contexte, le programme de recherche AlgoDoc1 vise à proposer une alternative aux catégorisations du cinéma documentaire par thématiques, périodes de production ou réalisateurs. L’enjeu est de pouvoir répertorier des catalogues de plusieurs milliers de films à travers les spécificités de leurs dispositifs de réalisation. Pour répondre à ce défi épistémologique et méthodologique, notre approche en sciences de l’information et de la communication s’appuie sur un état de l’art interdisciplinaire sur le cinéma documentaire. Notre cadre théorique articule ainsi des approches historiques (Gauthier 2015 ; Marsolais 1974 ; Graff 2014 ; Zéau 2020) ; anthropologiques (Colleyn 1993 ; Piault 2000 ; Lallier 2009 ; Boukala, 2009) ; esthétiques et communicationnelles (Leblanc 1997 ; Niney 2000 ; Breschand 2002 ; Leboutte 2002 ; Nichols 2010 ; Odin 2011 ; Caillet 2014 ; Goursat 2016 ; Lioult 2019 ; Kilborne 2022).
3Une première partie de l’article présente l’usage socioprofessionnel du terme de dispositif par les auteurs-réalisateurs et programmateurs de films documentaires depuis le début des années 1990. Une deuxième partie résume les différentes acceptions théoriques du concept de dispositif dans les études audiovisuelles et cinématographiques depuis les années 1970. L’objectif est de formaliser un modèle théorique qui permette de caractériser les multiples variations des dispositifs de réalisation. Ce modèle se veut heuristique dans la mesure où il interroge les innombrables agencements possibles entre six entités distinctes : la personne filmant ; la personne filmée ; la situation filmée ; les matériaux filmiques ; le texte filmique et le public. Une troisième partie traduit ce modèle théorique sous la forme d’un thésaurus afin d’indexer un corpus de 331 films extrait du catalogue de la plateforme de vidéo à la demande Tënk. L’enjeu est de parvenir à représenter, sous la forme d’un graphe de réseau de films, différentes familles de documentaires dont les pratiques de réalisation sont proches voire similaires. Pour conclure, une cartographie inédite des dispositifs de réalisation documentaire ouvre de nouvelles perspectives afin de catégoriser et recommander la création patrimoniale et contemporaine.
- 2 Association des cinéastes documentaristes née en 1993 : <https://addoc.net/ (consulté le 13 janvier (...)
- 3 Cet article est dédié à la mémoire de Jean-Louis Comolli, essayiste et cinéaste français, décédé le (...)
4Le collectif de cinéastes Addoc2 organise depuis la fin des années 1990 de nombreux débats sur les différentes pratiques cinématographiques permettant de filmer le réel. Il s’agit, comme le résume Jean-Louis Comolli3, de « penser les conditions et les manières qui rendent possible l’acte même de filmer » (Bizern 2002, p. 17). Pour Catherine Bizern, déléguée d’Addoc de 1993 à 1997 puis déléguée générale du festival Cinéma du réel depuis 2018, ces discours d’escorte sur le cinéma documentaire s’adressent, en première instance, aux diffuseurs télévisés afin de défendre une distinction forte entre documentaire de création et reportage. L’objectif est d’affirmer une démarche auctoriale qui construit le réel face à une démarche journalistique prédominante qui prétend véhiculer une représentation objective de la réalité. Dans ce contexte, il s’agit de défendre l’idée que le choix « d’un cadre, d’une durée ou d’un dispositif engage le rapport à l’autre et au monde » (Bizern 2002, p. 8). Le terme de dispositif permet ainsi de cristalliser toute une série de questionnements qui accompagnent les partis pris de mise en scène : quels sont les apports et limites de filmer seul ou en équipe ? Quelles sont les différentes manières d’interagir avec la personne filmée ? Comment mettre en scène la parole, le corps ou l’intime ? Sous quelle condition éthique est-il possible de rémunérer la personne filmée ? Comment écrire un scénario documentaire qui laisserait de la place à l’imprévisible ou à l’aléa lors du tournage ? En d’autres termes, est-il possible d’anticiper le réel ?
5Comme le résume le cinéaste, producteur et chef opérateur Richard Copans : « La question du dispositif, c’est à la fois la question de la relation, la question de la forme, la question des moyens, et tout cela ensemble. » (Bizern 2002, p. 47) Au cours des années 1990 où se déploie massivement la caméra numérique légère, les débats alertent sur le danger possible de la miniaturisation des outils de prise de vue qui laisseraient penser qu’on puisse filmer « n’importe où, n’importe quand, n’importe comment sans le moindre dispositif. [Or] il ne suffit pas d’aller vers le sujet, il faut aussi prendre du recul, et avoir un dispositif, cela fait partie du travail » (Ibid, p. 59). Le dispositif semble par conséquent fonctionner de manière idiomatique pour une communauté de cinéastes. Il s’agit d’un terme générique reconnu par l’ensemble des parties prenantes dans la fabrication et la diffusion d’un documentaire (auteur, réalisateur, producteur, équipe technique, distributeur, diffuseur, financeurs, programmateurs). Toutefois, cette expression souffre d’un manque de définition formalisée qui fasse clairement consensus. Nous rejoignons sur ce point la chercheuse Aline Caillet qui considère que ce terme est polysémique et flou. Celui-ci fait en effet « souvent figure de mot de passe plutôt que de concept » (Caillet 2014, p. 15).
6Le terme de dispositif est également utilisé fréquemment par les programmateurs de festivals spécialisés ou sur les plateformes de vidéo à la demande. Dans ces espaces de communication, le dispositif permet de légitimer le travail artistique d’un auteur. C’est par exemple ce que met en avant la plateforme de vidéo à la demande Tënk lorsqu’elle promeut une sélection de films qui expriment « la subjectivité d’un regard, la diversité et l’infinie complexité des expériences »4. Dans sa programmation intitulée « découverte », le paratexte qui accompagne les films définit le dispositif comme une manière de « caractériser les choix de réalisation, qui peuvent concerner la manière de filmer, de montrer les personnages, de les mettre en scène… »5. Vu sous ce prisme, le dispositif permettrait d’établir une distinction avec des programmes standardisés par les attentes normatives des chaînes de télévision (Lesaunier 2021) comme le souligne l’éditorial de Tënk : « Les films que nous aimons font figure d’exception dans le flot des images qui traversent nos sociétés. (...) Ils nous instruisent, mais en faisant appel à notre intelligence du sensible, celle-là même que nous mobilisons face aux œuvres d’art. Ce sont des films qui nous invitent à penser. »6
7Par ailleurs, une requête du terme dispositif au sein de la base de données du portail film-documentaire7, qui recense la production documentaire francophone, indique 339 résultats. Une collecte des occurrences sur la plateforme Tënk indique quant à elle cinquante-huit utilisations du mot dispositif par les programmateurs. L’usage de dispositif pour accompagner les films documentaires est donc récurrent de la part des professionnels de la médiation. Un programmateur de Tënk écrit par exemple à propos du cinéaste Avi Mograbi qu’il « est connu pour la particularité de ses dispositifs : se mettre en scène face caméra, interpréter des rôles (…) pour mieux interroger son pays, Israël ». Un autre programmateur présente le film Hopptornet (Axel Danielson et Maximilien Van Aertryck, 2016) en soulignant que « la scénographie est épurée au maximum : un plongeoir de dix mètres, quatre micros, deux caméras. (…) C’est à partir de ce dispositif presque schématique et par le recours au split-screen et au ralenti que le film va opérer une diffraction du regard ». Le terme de dispositif participe, en quelque sorte, à une démarche d’exégèse cinématographique. Il s’agit pour le spectateur qui apprécie ce type de cinéma d’interroger la praxis des cinéastes en dépliant les dispositifs cinématographiques qu’ils mettent en œuvre pour filmer le réel. Cette posture interprétative conduit à interroger le dispositif comme un ensemble de partis pris de mise en scène qui visent à révéler l’invisible, c’est-à-dire à déconstruire des phénomènes naturalisés dans le monde social. L’enjeu politique et esthétique des dispositifs documentaires serait par conséquent d’interpréter le réel, de le déconstruire, pour situer le spectateur face à la complexité des interactions sociales ou phénomènes observés.
8En outre, l’usage du terme de dispositif dans les discours de médiation cinématographique semble participer à la construction d’un « paradigme cinéphile » pour une communauté interprétative qui cultive un goût pour un certain type de documentaire (Gantier 2022). Laurent Jullier définit le paradigme cinéphile comme « un mode d’accès au film, une façon particulière d’en extraire du sens (…) qui a pour conséquence de privilégier certains critères d’appréciation et d’en exclure d’autres. C’est un ‘certain regard’ un choix particulier d’attentes et de demandes qu’accompagne volontiers un vocabulaire adapté » (Jullier 2021, p. 207). Le terme de dispositif participe dès lors à un vocable spécialisé en équipant le jugement de goût d’un critère distinctif pour légitimer ce qui mérite d’appartenir ou non au territoire hétéroclite du « documentaire de création ».
9Devenu idiomatique pour les documentaristes et programmateurs, le terme de dispositif est également investi par plusieurs traditions théoriques. Comme l’a analysé Guy Lochard, dès la fin des années soixante, Pierre Schaeffer mobilise ce concept pour désigner un « ensemble de règles de fonctionnement » régissant la production d’un produit médiatique (Lochard 1999, p. 144). En 1972, Schaeffer associait le dispositif « au piège tendu à l’animal humain pour sa capture en vue d’observation » (Schaeffer 1972, p. 158). Cette acception du dispositif met l’accent sur les conditions de fabrication du document audiovisuel, à savoir sur les choix opérés au filmage et au montage par la personne filmant en fonction de contraintes institutionnelles, matérielles et esthétiques. Il est à noter que l’approche de Schaeffer se distingue de la conceptualisation de « dispositif cinématographique » développée par Jean-Louis Baudry (1970) et Christian Metz (1975), qui élaborent une théorie sémiotique de la réception cinématographique en se concentrant sur les différentes transformations opérées entre la captation de l’image et sa projection écranique devant un public (Kessler, 2011). Cette démarche se distingue également du concept de « dispositif filmique » théorisée dans le champ de l’anthropologie visuelle pour discerner l’ensemble des interférences entre filmant, filmé et appareillage technique (Colleyn 1993 ; Lallier 2009 ; Boukala 2009).
10À partir des années 1990, le concept de dispositif théorisé par Michel Foucault dans les années 1970 est ensuite largement mobilisé par l’ensemble des sciences sociales (Beuscart et Peerbaye 2006). L’acception de Foucault peut se définir succinctement comme un ensemble d’éléments hétérogènes, discursifs et non-discursifs, techniques et symboliques, agencés en un réseau qui cristallise des rapports de force. Comme le souligne Isabelle Gavillet (2010), le concept forgé par Foucault est indissociable de la question du pouvoir qui s’exprime, s’entretient et se matérialise par un appareillage technique via le dispositif.
11Si l’on se focalise sur le champ de la création documentaire, le dispositif semble, à première vue, plus proche de l’acception de Schaeffer. En effet, lorsque les cinéastes réfléchissent à la construction de leur dispositif, ils désignent leurs choix de mise en scène, leurs rapports avec les personnages ainsi que les contraintes socio-techniques qu’ils s’imposent, ou leur sont imposées par le contexte de production. En ce sens, le dispositif consiste à mettre en relation une personne filmant avec des personnes filmées, par le truchement d’un équipement technique, ordonnancé en fonction de contraintes d’ordres matériel, économique, politique ou esthétique. Toutefois, que le dispositif émane de l’auteur lui-même, ou qu’il soit induit par le contexte de production, celui-ci est, dans la grande majorité des cas, imposé aux personnes filmées. Suivant ce raisonnement, le dispositif de réalisation documentaire renvoie à l’acception de Foucault dans la mesure où il produit un rapport de forces prenant la forme d’une relation dissymétrique entre des acteurs sociaux (filmant et filmé), des institutions (producteur et diffuseur) et des techniques de captation (instrumentation). Le dispositif mobilise ainsi des rapports de pouvoir dont le film peut, en partie, conserver la trace.
12Dans le champ des arts visuels, Aline Caillet (2014) théorise la question du « dispositif critique » comme un agencement complexe de différents éléments conditionnant la posture du cinéaste et structurant la mise en scène dans l’optique de produire un certain effet. Vus sous ce prisme, les dispositifs documentaires permettent d’interroger les techniques et protocoles de capture du réel. Sur le plan esthétique, chaque dispositif établit « une unité performative, au sens où, d’une part, ce qu’il produit n’est pas dissociable de la manière dont il le produit, et d’autre part, ce qu’il produit n’existerait pas sans lui » (2014, p. 18). En d’autres termes, un dispositif de réalisation permet de construire une réalité en même temps qu’il l’enregistre. Il oriente l’action du cinéaste de manière stratégique et performative en lui attribuant une place dans l’espace profilmique et en définissant la nature des interactions avec l’altérité filmée.
13Dans le champ des études cinématographiques, le concept de dispositif a également été interrogé (sans le nommer explicitement) par François Niney (2009) et Bill Nichols (2010) qui proposent chacun une typologie du cinéma documentaire. Niney identifie différentes « tournures de prises de vue » et leurs conséquences interactionnelles entre la personne filmant, la personne filmée et le public (2009, p. 41‑54). Nichols propose, quant à lui, différents « modes de représentations du réel » qui visent à dépasser les classifications par mouvements cinématographiques ou par thématiques. Dans cette perspective, Nichols et Niney distinguent chacun six grandes pratiques documentaires comme le synthétisent les tableaux 1 et 2.
Tableau 1. Typologie de Niney (2009, p. 41-53)
Tableau 2. Typologie de Nichols (2010, p. 142-211)
14Les typologies de Nichols et Niney se recoupent sur plusieurs aspects et ont l’avantage d’embrasser une grande variété de productions documentaires. Elles présentent toutefois l’inconvénient de dresser des catégories relativement statiques et faiblement opératoires pour travailler sur de larges catalogues. Bien que Nichols précise qu’un même film puisse cumuler différents modes, cette classification ne permet pas d’analyser les relations, distances ou proximités entre les films d’un même corpus. Que faire des films qui sont à la lisière de plusieurs catégories ? Comment pondérer l’importance de tel ou tel critère pour des films qui se situent aux pôles extrêmes de ces différents ensembles ?
15Afin de tenter de dépasser cette limite, nous avons choisi d’inventorier l’ensemble des indicateurs favorisant la distinction des différentes familles documentaires. En effet, Niney et Nichols s’appuient sur une série de critères distinctifs récurrents : posture de la personne filmant vis-à-vis de la situation filmée ; interaction entre la caméra et la personne filmée ; implication de la personne filmée dans le processus de création ; statut des matériaux filmique ; rapport du texte filmique avec le réel représenté, etc. En résumé, l’appropriation de la grille d’analyse de Nichols et Niney nous a permis d’affiner une série de caractéristiques favorisant la description des constantes et variations au sein des multiples pratiques documentaires.
16Pour construire un modèle canonique du dispositif de réalisation documentaire, nous proposons de dégager six éléments distincts qui interagissent les uns avec les autres. Ces six entités proposent de formaliser la pratique de réalisation documentaire et ses différents dispositifs :
171) La personne filmant désigne l’auteur du film, son instance d’énonciation dont le statut peut bien entendu varier selon les films. La personne filmant peut filmer son propre milieu ou un milieu dont elle est étrangère. Les traces de son implication dans la diégèse peuvent être multiples : présence in, off ou voice over (qui peut prendre diverses formes : polyphonique, intérieure, voix-je réel, voix-je fictif). Par ailleurs, la personne filmant peut interagir avec la personne filmée de différentes manières (dialogue, geste, traduction) ou, au contraire, chercher plus ou moins à effacer sa présence au tournage comme au montage.
182) La personne filmée comprend l’ensemble des protagonistes du film quel que soit leur type (humains, animaux, objets, décors). Celle-ci peut avoir de nombreux statuts (comédien, autochtone, expert, témoin, participant à la fabrication du film, etc.). De plus, la personne filmée peut adopter différentes attitudes vis-à-vis de la personne filmant (confidence, agressivité, complicité, performance, méfiance, etc.). Les personnes filmées peuvent également interagir de différentes manières avec la personne filmant (regard, dialogue, entretien, geste, chant, écriture, etc.).
193) La situation filmée recouvre les phénomènes qui se déroulent devant la caméra (monde profilmique). L’intérêt de la personne filmant pour cette situation filmée peut être de différentes natures (interactions sociales, savoir-être, savoir-faire, reconstitution, enquête, etc.). De plus, cette situation filmée peut être mise en scène selon différentes modalités (improvisée, posée, provoquée, scénarisée, etc.). Certains films peuvent également reconstituer une scène antérieure à travers différents moyens (lieux, personnes, gestes, figuration, parole).
204) Le matériau filmique comprend l’ensemble des éléments qui composent le film documentaire. Il s’agit tout d’abord des différentes instrumentations techniques de prise de vue (téléphone, webcam, steadicam, travelling, drone, caméra de surveillance, infrarouge, médicale, satellite, sous-marine, etc.). Dans une perspective socio-technique plutôt que techno-centrée, l’usage de ces techniques peut varier en fonction de la posture de l’opérateur de prise de vue (caméra cachée, portée, à l’épaule, à la main, posée, subjective, etc.). Le film peut aussi être constitué, en tout ou partie, d’archives de diverses natures (audiovisuelles, écrites, iconographiques ou sonores). Ces archives peuvent avoir été transformées ou non par la personne filmant (colorisée, re-contextualisée, recadrée, sonorisée, etc.). Le documentaire peut également être composé de matériaux fabriqués spécifiquement pour lui (animation cartographie, bande dessinée, infographie) ou comporter la captation d’un dispositif qui existe préalablement au film (arts plastiques, spectacle vivant, émission télévisée ou radiophonique, etc.). Par ailleurs, le matériau filmique peut avoir été manipulé de façon à produire un effet esthétique (surexposition, flou, ralenti, accélération, colorisation, incrustation, arrêt sur images, etc.).
215) Le texte filmique considère le film dans sa globalité narrative et discursive. Il s’agit d’adopter une vue d’ensemble sur le documentaire à travers l’agencement des matériaux filmiques auxquels l’auteur attribue différentes fonctions narratives (illustration, preuve, caution, détournement, interrogation, plastique, etc.). Le montage du texte filmique peut se caractériser par son rythme et les relations sémantiques tissées entre les plans (alternance, asynchrone, en transparence, expressif, rhétorique, etc.). Le discours porté par le texte filmique peut également prendre différentes formes rhétoriques (argumentative, descriptive, explicative, narrative). Enfin, le film peut adopter une grande variété de registres différents (enquête, autobiographique, ironique, didactique, dramatique, onirique, persuasif, contemplatif, lyrique, polémique, etc.).
226) Le public constitue l’instance de réception du film. Sa qualification peut varier selon le contexte de diffusion (spectateur, visionneur, festivalier, internaute, usager, consommateur, téléspectateur, etc.). Le visionnage peut être individuel ou collectif (salle de cinéma, festival, séance de ciné-club, domestique, etc.). Cette vision du public peut être rendue perceptible à travers les adresses directes formulées par la personne filmant à son endroit (voice over, intertitres, regards caméra), voire par la personne filmée, par le biais d’une adresse à la caméra.
23Le dispositif est pensé de manière dynamique afin de restituer une série d’interactions entre les six entités constituant le modèle théorique. Certaines relations sont induites par leur positionnement, alors que d’autres transgressent des rapports de pouvoir au sein du dispositif comme l’illustre la figure 1.
24Suivant ce modèle canonique du dispositif de réalisation documentaire, la personne filmant se trouve de facto placée en position de surplomb. Dans un contexte de production donné, celle-ci adopte une série de choix : situation à représenter, agencement des matériaux sélectionnés, mode d’interaction avec la personne filmée, degré d’intervention dans la situation filmée, etc. De manière symétriquement opposée, la personne filmée est l’objet du film par défaut. Elle est soumise à des injonctions induites par le dispositif qui est déployé par la personne filmant. Les relations tissées entre les différentes entités sont par conséquent asymétriques. Bien entendu, dans certains cas de figure, il est possible d’observer une transgression, plus ou moins nette, des relations de pouvoir. Le lien entre la personne filmant et la personne filmée peut par exemple se créer dans un face-à-face propice à co-construire une interaction plus équilibrée. Il n’est pas rare en effet qu’un dispositif soit altéré par l’action transgressive de ses protagonistes, quel que soit leur niveau d’autorité. Dans d’autres films, la personne filmant peut laisser aux personnes filmées la possibilité d’agir sur le dispositif. La personne filmée peut par exemple enregistrer elle-même tout ou partie du matériel. L’inversion des places via l’utilisation de prises de vues filmées par d’autres est toutefois limitée. En effet, c’est toujours la personne filmant qui est à l’initiative du dispositif, le propose et le valide au cours du processus de fabrication. En résumé, la nature des liens symétriques ou asymétriques (induits ou transgressifs) met en exergue une série de rapports de pouvoir qui s’exercent entre les différentes entités du dispositif de réalisation documentaire.
25Au-delà de son intérêt heuristique pour analyser les démarches documentaires, le modèle théorique proposé ouvre de nombreuses perspectives de mise en œuvre applicatives dans le domaine de la médiation cinématographique. En offrant la possibilité de décrire de manière détaillée et systématique les multiples agencements des dispositifs documentaires, il permet des avancées dans le domaine de la documentation et la requête d’information au sein de vastes catalogues proposés par des institutions culturelles, cinémathèques, fonds d’archives ou plateformes de vidéo à la demande.
- 8 Michèle Hudon (2012) définit un thésaurus comme un langage documentaire dont le vocabulaire contrôl (...)
- 9 Pour l’explication détaillée de la construction méthodologique du thésaurus, se reporter à une publ (...)
26À cette fin, le modèle canonique présenté précédemment a été traduit sous la forme d’un thésaurus8. Cet outil permet de structurer les relations entre 292 descripteurs qui désignent chacun une modalité d’expression possible des dispositifs. L’enjeu est de pouvoir indexer des films documentaires, quel que soit leur contexte de production ou de diffusion (télévisé, cinématographique, festivalier, plateforme VOD)9. Une telle indexation permet alors de cibler et de rapprocher des œuvres qui partagent des dispositifs similaires, et présentent donc des partis pris de mise en scène identiques ou approchants. Sans rejeter l’intérêt d’une description thématique, nous postulons que l’intérêt du spectateur pour un documentaire peut également avoir des motivations d’ordre esthétique ou stylistique. Ce thésaurus, et son exploitation cartographique, propose d’apporter une réponse à ces motivations.
- 10 Le corpus est composé de courts et longs métrages, de films patrimoniaux et contemporains de manièr (...)
27Afin d’éprouver la validité du modèle théorique, nous avons indexé un corpus de 331 films représentatif du catalogue de la plateforme Tënk10. L’indexation a été effectuée pendant six mois par une documentaliste audiovisuelle en mettant en regard le visionnage de l’ensemble des films avec le thésaurus. Chaque film a ainsi fait l’objet d’une indexation systématique au moyen de dix descripteurs caractérisant les traits saillants des dispositifs tels qu’ils pouvaient apparaître au visionnage. Chaque film indexé a ensuite été relu et validé par un expert du domaine (chercheurs en études cinématographiques et programmateurs) de manière à obtenir un double regard sur les choix adoptés. Pour incarner cette démarche méthodologique, le tableau suivant présente les dix descripteurs choisis et classés par ordre d’importance afin de caractériser le dispositif d’un film du corpus.
Tableau 3. Métadonnées générées lors de l’indexation pour un film du corpus
28Dans un deuxième temps, le jeu de métadonnées créé lors de l’indexation du corpus a été importé dans le logiciel Gephi. Cet outil a permis de générer un graphe de réseaux de films comme l’illustre la figure 2.
- 11 Ces liens sont calculés par une mesure de similarité cosinus via l’API Rumo de la société Spideo. L (...)
Figure 2. Réseau de documentaires spatialisés selon leurs dispositifs de réalisation, capture d’écran extraite du logiciel Gephi11
29Le réseau est constitué de 331 nœuds qui représentent chacun un documentaire du corpus. Les films qui possèdent le plus grand nombre de descripteurs communs sont reliés entre eux et placés à proximité les uns des autres. Cette spatialisation met en exergue sept catégories signifiantes de dispositifs. Ces groupes de films sont particulièrement denses et présentent une cohérence remarquable du point de vue de leurs partis pris de mise en scène. Les sept familles de films qui se détachent de cette cartographie sont résumées dans le tableau suivant.
Tableau 4. Descriptif des groupes de films avec un dispositif similaire
30Au sein de cette cartographie du corpus, ces sept sous-ensembles de films n’occupent pas la même position : certains groupes plus petits se trouvent limités à la périphérie et polarisent la spatialisation (groupes cyan, lavande et jaune). Les quatre autres classes (groupes rouge, vert, rose et bleu roi) sont plus larges car elles concernent davantage de films. Ces groupes sont plus centraux et interdépendants. Dans chacun des sept groupes identifiés, on retrouve quelques films plus éloignés de la grappe et isolés entre deux groupes. Ces derniers présentent la particularité d’être indexés avec des descripteurs les rapprochant de plusieurs groupes différents à la fois, à la croisée de dispositifs plus marqués.
31Le graphe de réseaux de films présenté dans cet article dresse une cartographie des différents dispositifs de réalisation de 331 documentaires représentatifs du catalogue de Tënk. Cette représentation spatiale met en évidence sept familles de films qui partagent un grand nombre de caractéristiques communes dans leurs pratiques documentaires, et cela indépendamment de leur thématique, de leur période de production ou de l’identité de leur auteur. Loin d’une définition binaire qui opposerait fiction et documentaire, cette modélisation met en avant un métissage protéiforme entre mise en scène dite fictionnelle (car rattachée à l’imaginaire) et mise en scène prétendue documentaire (car filmée sur le vif).
32Comme toute représentation spatiale, ce graphe de films est circonstancié et présente certaines limites. D’une part, la taille du corpus, bien que non négligeable pour un travail d’indexation humaine, reste limitée en comparaison du volume des catalogues numérisés. Le portail film-documentaire propose par exemple une base de données de plus de 60 000 fiches qui recensent et documentent la production francophone. D’autre part, le thésaurus réalisé dans le cadre du programme AlgoDoc nécessiterait d’être amendé et itéré lors de nouvelles indexations, afin de pouvoir créer de nouveaux descripteurs plus à même de caractériser des dispositifs émergents ou absents de notre corpus.
33Sur le plan opérationnel, la modélisation théorique du dispositif de réalisation et sa déclinaison sous la forme d’un thésaurus présentent deux intérêts majeurs. Un premier scénario d’usage consisterait à s’adresser aux abonnés des plateformes de vidéo à la demande de niche cinéphile. L’enjeu serait ici de favoriser l’aide à la décision dans le visionnage d’un documentaire face à la surabondance de choix proposés par les plateformes. L’identification de dispositifs similaires permettrait de renouveler les jeux de métadonnées qui alimentent les moteurs de recommandation algorithmique. Cette manière d’organiser et de trier les catalogues pourrait ainsi favoriser l’émergence de nouvelles catégorisations. L’enjeu pragmatique serait de faire émerger des sous-genres documentaires qui fassent consensus pour une communauté cinéphile partageant un goût commun pour le documentaire de création (Gantier 2022). Ce processus de « genration » (Delaporte 2015 ; 2019) constituerait un outil opératoire pour la « médiation ordinaire » des films sur les plateformes cinéphiles. Par ailleurs, un second scénario d’usage pourrait cibler des professionnels de la médiation du cinéma documentaire (programmateurs, formateurs en résidence d’écriture, enseignants en école d’arts et de cinéma). L’objectif serait de leur permettre de naviguer au sein de vastes catalogues classés selon la description détaillée de leurs dispositifs afin d’identifier plus aisément des œuvres pouvant les aider dans l’accompagnement à l’écriture d’un projet de film, l’élaboration d’une programmation originale pour un festival ou la construction d’un corpus à des fins didactiques.
34En termes de perspectives de recherche, le modèle théorique proposé vise à améliorer la documentation existante sur le cinéma documentaire afin de mieux rendre compte de la vitalité des pratiques de réalisation depuis une trentaine d’années. Dans le champ des humanités numériques (Mounier, 2018) appliquées aux études cinématographiques et aux sciences de l’information et de la communication, cette approche permettrait d’exploiter de larges corpus afin d’étudier, de manière systématique et instrumentée, les évolutions historico-esthétiques des dispositifs documentaires selon différents contextes médiatiques.
RSS feed
