• 1 Henri Ey dans Chevrier, 2012.
• 2 Roland Barthes, 975, 66.
• 3 Ibid.
• 4 Aumont et Marie 2020, 7.
• 5 Comme le rappellent Boutang, Clémot, Jullier et al., 2018.
• 6 Ibid.

1Si le cinéma a pu être défini comme un art de l’enregistrement, il a été aussi envisagé comme un art de l’hallucination, c’est-à-dire « comme une perception sans objet à percevoir1 » et nombre de films comme autant de réponses à la question : comment filmer et représenter ce qui n’existe pas ? Cependant, adopter l’une ou l’autre de ces définitions, quelle que soit la justesse de l’une ou de l’autre, rompt avec un pacte de réception courante pour les spectateurs des films puisque envisager cette alternative résulte d’une activité spéculative qui établit un rapport distancié avec des films qu’il a bien fallu pourtant, d’abord, découvrir plus simplement. Car, dans un premier temps, au cinéma, comme le rappelait Roland Barthes, « un homme qui marche dans la neige, avant même qu’il signifie, tout m’est donné2 ». Ce qu’il nommait « le plein du cinéma3 » s’impose avant de pouvoir être analysé. Nous pensons l’analyse comme une démarche au sens où l’entendent Jacques Aumont et Michel Marie, c’est-à-dire « une activité intellectuelle banale, consistant à comprendre un donné en remontant à ses éléments constitutifs et à ses règles de constitution4 ». Cette analyse repose sur des pratiques, des approches différentes5, mais cette démarche analytique a ceci de spécifique, de complexe, quand elle s’applique aux films, que le « donné qu’elle traite est une œuvre de l’esprit, c’est-à-dire un produit artificiel, imaginé par des humains et destiné à d’autres humains6 ».

• 7 Pas moins de neuf revues hebdomadaires, assurant ces fonctions, existaient alors : Cinémonde, Cinév (...)
• 8 Bourdier, 2011.
• 9 Borde et Perrin, 1992.
• 10 Laborderie, 2009, 2011, 2015, 2021, Layerle, 2016, Gimello-Mesplomb, Laborderie, Souillés-Debats, 2 (...)
• 11 Zacklad. M., 2003.
• 12 Cordelier, B., 2016.

2Cette démarche de l’esprit qui produit de la complexité, qui vise à analyser, c’est-à-dire à définir des éléments en interdépendance, à comprendre leurs relations et les effets qu’ils produisent, a accompagné l’essor même du cinéma. Elle a eu, en France, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, ses théoriciens, ses écoles, ses instances de légitimation culturelle et économique, alors qu’en même temps fleurissaient les revues qui popularisaient les films, les acteurs et les réalisateurs. Ce double élan de constitution d’un discours de popularisation du cinéma (faire découvrir, faire apprécier, faire aimer7) et de constitution d’un discours savant sur le cinéma (considérer autrement les films, produire des connaissances sur le cinéma, diffuser ces connaissances) a été particulièrement marqué au sein des mouvements d’éducation en faveur du cinéma, à l’orée des années 19508, qu’ils soient catholiques ou laïques. Avant les années 2000, rares9 étaient les recherches qui portaient sur les origines militantes au sein des cercles des enseignants porteurs d’un tel discours. Récemment, l’importance de l’Union Française des Offices du Cinéma Éducateur Laïque (UFOCEL) a été soulignée10, permettant de mesurer rétrospectivement les activités en faveur de la constitution de l’un et l’autre de ces discours sur le cinéma. Afin de contribuer à saisir d’un point de vue anthropologique les particularités de ce mouvement de l’esprit à l’égard des films, nous proposons de souligner le rôle des transactions intellectuelles11, de type symbolique, qui étaient présentes dans une communauté d’actions, marquées par des discours divers, sous-tendues par des logiques d’actions différentes en faveur de l’éducation cinématographique. Ce concept de transaction intellectuelle, né à l’intersection de la sociologie des organisations, de la psychologie et de l’économie, incarné dans des études en sciences de l’information, met au cœur des analyses le rôle des échanges intellectuels issus de spécialités différentes dans l’amélioration des organisations humaines12. L’étude des transactions intellectuelles au sein d’une revue professionnelle, écrite à plusieurs mains, peut aider à une reconstitution de l’essor des actions de l’UFOCEL, de la constitution de discours de réception des films. Ainsi, rétrospectivement, les actions éducatives militantes, comme les discours de réception sur les films produits par l’UFOCEL, semblent avoir tiré profit d’un dépassement des spécialisations parcellaires, clivées, rendu possible un temps par la revue professionnelle : UFOCEL Informations.

• 13 Hamery, 2012, Ory, 1994.

4Telles sont quelques interrogations qui nécessiteront dans un premier temps de caractériser le renouveau des actions de l’UFOCEL durant la période 1945-1950, en les envisageant au prisme de la sociologie des transactions. Ensuite, nous verrons comment la création d’une revue corporatiste au premier semestre de 1946, UFOCEL Informations, s’inscrit dans un contexte où les projections de cinéma se multiplient en France13, ce qui confère une importance sociétale aux discours tenus sur ces spectacles. La création de cette revue, la collaboration particulière avec une autre revue de cinéma, L’Écran français, méritent également d’être interrogées comme le moyen employé pour servir une ambition : constituer un discours, faire naître une doctrine, permettre des actions pour faire du cinéma un spectacle à la fois populaire et savant pour le plus grand nombre. Enfin, c’est la figure même de l’enseignant projectionniste de cinéma, voulue par l’UFOCEL, à même de conjuguer des pans de culture professionnelle nombreux, mais aussi capable de permettre la circulation des savoirs qui dessine une ambition : donner au discours d’ordre technologique une légitimité en tant que discours savant sur les films.

• 14 Sevilla, 2016.
• 15 UFOCEL Informations n° 11-12, mars-avril 1948, p. 19.
• 16 Id. n° 19, novembre 1948, p. 2.
• 17 Choukroun, 2001.

6C’est dans cette dynamique d’expansion des offres culturelles, d’encadrement des loisirs des jeunes et d’instruction des jeunes citoyens, dont Nathalie Sevilla a reconstitué l’étendue14, que l’UFOCEL fut créée. Elle devait œuvrer à la laïcisation de la jeunesse française par le recours aux projections de films, mais s’efforçait aussi de peser sur les rapports entre les industriels du cinéma et l’État. Ainsi, il apparaît que la Ligue de l’enseignement a été à l’origine de la loi qui reconnaît un statut spécifique au cinéma non commercial. En 1948, une première loi est votée : elle est défavorable au cinéma non commercial. Alexandre Candellier, commissaire général de l’UFOCEL, déclare alors que « la forme non commerciale » représente « une position de combat15 » et deux membres du comité directeur de l’UFOCEL, Marcel-Charles Lebrun et Joseph Soleil, sont chargés d’établir un pré-projet concernant le statut du cinéma non commercial pour la Ligue de l’enseignement16. Ce pré-projet sert de base de négociation entre la Ligue de l’enseignement, la Fédération Française des Ciné-Clubs, le ministère de l’Éducation nationale et celui de l’Industrie et du Commerce, pour le projet de la loi du 24 mai 1951 en faveur d’exonérations fiscales pour les séances de projections cinématographiques non commerciales. Un intérêt croissant pour le cinéma comme outil de formation de masse existait, mais les ministères hésitaient à le promouvoir directement en tant qu’outil éducatif. Pourtant, les données actuelles concernant le cinéma non commercial laissent penser que le réseau de l’UFOCEL était en mesure, dès les années 1930, de constituer une alternative au cinéma commercial17. Avant la Deuxième Guerre mondiale, les salles de projection du réseau de l’UFOCEL semblaient en effet aussi nombreuses que celles du réseau commercial. Leur implantation était toutefois différente, plus rurale, puisque non soumise aux impératifs d’une rentabilité économique. Pascal Laborderie, en s’appuyant sur des sources de première main et en reprenant les travaux de Jacques Choukroun dans le Dictionnaire du cinéma français des années vingt, donne l’ordre de grandeur suivant :

• 19 Borde et Perrin, 1992, 67.

7Jadis, l’UFOCEL constituait donc un réseau important de projections de films qui représentait une alternative aux salles commerciales et compensait l’inégalité géographique de l’implantation de ces dernières. En effet, en 1930, pour 36 000 communes que comptait la France, il n’y avait que 3 000 salles commerciales. Mais la même année, l’Office régional du cinéma éducateur et laïque de Lyon comptait, à lui seul, dans quatorze départements, 999 correspondants qui organisaient 8 050 séances19.

• 23 Leventopoulos, 2015.
• 24 Sur le rôle de cette encyclique, voir Bourdier, 2011, 89.
• 25 Bourdier, 2011, 88-89.
• 26 « Malheureusement les films avec Tino Rossi » constituent une antienne des différents rédacteurs d’(...)

11À ces difficultés de réorganisation s’ajoute une évolution du système éducatif français au sortir de la guerre. Cette évolution, engagée dans la décennie précédente avec la concurrence entre les réseaux d’enseignement laïcs et catholiques, se renforce autour de l’éducation par le cinéma. L’encyclique Vigilanti cura, émise par Pie XI en 1936, avait orienté les actions de l’encadrement religieux de la jeunesse du point de vue de la morale. Elle avait fondé la cotation par la Centrale catholique du cinéma et de la radio (CCR) des films sortis en salle, mais elle n’interagissait pas « avec le cinéma scolaire, peu développé dans l’enseignement confessionnel23 ». Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, plus particulièrement au début des années 195024, avant même qu’une des cinq lettres encycliques de Pie XII25 ne soit venue légitimer et encourager les enseignants à envisager le cinéma comme un moyen pédagogique d’enseigner aux jeunes, il en était autrement. Cela explique, en particulier, la présence d’une série d’articles parus dans UFOCEL Informations sous le titre « L’église à la conquête du cinéma ». Ceux-ci étaient écrits par Raymond Barkan, dès les premiers numéros, et de manière récurrente. Ils retracent avec précision les efforts des mouvements catholiques de l’immédiat après-guerre qui envisageaient le cinéma éducatif comme un moyen d’édification morale, de modification du regard du spectateur sur les films, et, plus encore, comme un moyen de produire des films qui respecteraient les principes d’une morale chrétienne. L’adversité provenait également du cinéma commercial dont les films étaient considérés comme des concurrents qui se contentaient de donner à voir aux spectateurs ce que ceux-ci attendaient, sans surprendre, sans ambition de faire découvrir, sans ouverture culturelle pour les spectateurs26. Ce cinéma commercial y est montré comme une entrave à la production de films plus exigeants, conçus à des fins pédagogiques. Aussi Maurice Cady, le directeur de l’UFOCEL, écrivait-il, dès son premier éditorial, en première page du numéro 1 :

• 28 UFOCEL Informations, n° 5, avril-mai 1947, 2.

12Mais, comme l’écrivait Henri Belliot, « s’il est bien une question irritante, parmi toutes celles que soulève l’organisation du cinéma éducateur, c’est bien celle des taxes28 ». L’UFOCEL demandait que ses projections soient détaxées et que celles-ci soient considérées par les pouvoirs publics comme l’alternative unique au cinéma commercial d’alors :

• 30 Id.
• 31 Id.

16L’UFOCEL constituait non seulement une union d’offices à différents niveaux complémentaires, mais elle assurait aussi des missions très clairement spécifiées dès le premier numéro de la revue : d’une part, aider le cinéma scolaire (distribution des films d’enseignement) pour lequel la revue affirme « pour ce service il n’y a pas d’autre organisme existant30 ». D’autre part, il s’agit de compenser le manque de lieux de projection dans les communes françaises. Car nombre d’entre elles n’étaient pas équipées de salles de cinéma et ne le seraient jamais, faute de rentabilité suffisante. Aussi, l’UFOCEL avance-t-elle que « seul l’instituteur, l’animateur d’œuvres post-scolaires (patronages, foyers ruraux) peut assurer ce service. Pour l’aider, pour l’encadrer, la Ligue de l’enseignement a remis en route son organisation, l’UFOCEL31 » et a fait paraître une revue afin de servir ces ambitions. Celle-ci présente l’intérêt notamment d’avoir été un vecteur de discours savants, éloignés des discours de première réception des films, puisqu’il s’agissait de professionnaliser le regard sur le cinéma dans une revue corporatiste.

• 32 Barrot, 1979, 13-15.

17UFOCEL Informations forme une collection de quarante-cinq numéros distribués entre mai 1946 et septembre 1951. La revue paraissait à un rythme irrégulier selon les années. Son lectorat était particulier puisqu’elle s’adressait aux adhérents de l’UFOCEL, plus particulièrement aux délégués départementaux qui coordonnaient les actions éducatives en faveur de la connaissance du cinéma dans les établissements scolaires laïcs et publics. Il s’agissait de fascicules, non reliés, qui comprenaient au début six pages pour atteindre vingt-quatre pages en 1951. Le format de la revue est resté inchangé. Il correspondait à celui de L’Écran français, revue avec laquelle UFOCEL Informations était distribuée jusqu’au numéro 19 bis, en janvier 1949. Le choix du format 21x30 obéissait ainsi à une volonté d’apparaître à la fois comme un document digne d’être conservé, proche des brochures techniques de l’époque, ou des publications savantes, à la différence de formats plus réduits. Le nombre d’exemplaires est lié à celui des abonnés de L’Écran français avec laquelle elle était diffusée, jusqu’en 1949. Ce mode de distribution conjointe, hérité de la période de la guerre et favorisé par une proximité idéologique et politique d’appartenance aux partis de gauche des contributeurs des deux revues, n’était pas une pratique nouvelle. Ainsi, certains numéros clandestins de L’Écran français étaient eux-mêmes insérés dans Les Lettres françaises, journal du Comité national des écrivains, dès mars 194432.

• 33 Voir sur ce point précis le choix significatif des imprimeurs pour la revue, Bourdier, 2017, 57-59.

18La revue de l’UFOCEL n’était distribuée qu’à la fraction des abonnés de L’Écran français, adhérents de l’UFOCEL, qui exerçaient des responsabilités au sein des différents offices départementaux, régionaux, ou bien à l’union des offices. Plus qu’une codistribution des revues, il s’agit bel et bien d’une collaboration, née dans la Résistance, autour du cinéma, et marquée par des valeurs en partage portées par les deux revues33. Albert Bayet, président de la Ligue de l’enseignement, rappelle comment est née L’Écran français pendant l’occupation :

• 36 Et non une fois par mois, comme l’avance la notice Cineressources.net.

20UFOCEL Informations était joint à L’Écran français (trois livraisons en 1946, quatre en 1947, dix en 194836). Ainsi, l’UFOCEL offrait aux lecteurs de l’époque une revue professionnelle qui faisait de huit à seize pages avec une autre revue de cinéma au format assez équivalent. Cette entente témoignait d’intérêts non seulement idéologiques, mais également commerciaux. Pourtant, il semble que ce mode de diffusion ait rencontré rapidement des difficultés, l’UFOCEL rendant L’Écran français destinataire de toute réclamation :

• 38 UFOCEL Informations, n° 21, mars 1949, 3.

21Cette collaboration a cessé avec le numéro 20 de février 1949, en invoquant, dans le numéro suivant, la recherche d’une nécessaire amélioration de la distribution : « Afin d’améliorer ce service, l’UFOCEL-Centre se chargera désormais, à partir du numéro de février, du routage du bulletin. Seuls seront servis les adhérents ayant renouvelé leur licence pour 1949. »38

• 39 Id., 3.

23La distribution indépendante de la revue de l’UFOCEL est assurée jusqu’au dernier numéro 45, en septembre 1951. Cette décision qui correspondait à la volonté de rendre la revue « plus attractive » a résulté d’une décision, examinée par toutes les instances compétentes de l’UFOCEL : le conseil général de la Ligue, via la Commission de Presse39. Or, même si les lignes politiques des deux revues divergeaient à mesure que les années s’écoulaient, qu’elles s’éloignaient de la période de la Résistance, leur coopération apparaît rétrospectivement comme un moyen de légitimation octroyé à l’éducation au cinéma. L’Écran français, revue connue, reconnue et traitant exclusivement de cinéma, qui distribuait une revue corporatiste à destination d’enseignants militants, inscrivait le militantisme dans la sphère de l’éducation. Mais surtout, elle donnait une visibilité et promouvait par là même les projections non commerciales comme concurrentes de celles de réseaux commerciaux. Cette période est marquée en effet par des débats importants qui portaient sur la légitimité des deux réseaux de projection, avec pour point de crispation le régime fiscal que les associations jugeaient défavorable aux projections non commerciales, jusqu’en 1949 et l’arrêté du 21 septembre 1949. La collaboration entre ces deux revues ne se limitait donc pas à la distribution : elle permettait des interactions fructueuses. À la volonté de poser la culture par les films, à celle d’ouvrir les catégories sociales les plus défavorisées à la culture et au cinéma que portait l’acte éducatif dont UFOCEL Informations se faisait le chantre, L’Écran français, revue de critique de la production cinématographique d’alors, se présentait comme complémentaire, plus divertissante que le point de vue plus savant, plus professionnel de l’UFOCEL. D’une écriture journaliste moins technique et corporatiste, accessible au plus grand nombre, L’Écran français informait les lecteurs sur les films et partageait l’idéal d’une connaissance par le plus grand nombre du septième art. C’est pourquoi des auteurs comme Georges Altman, Raymond Barkan, Jean Painlevé, Albert Ravé, Jean-Charles Tacchela écrivaient et signaient des articles dans les deux revues. Ces contributeurs délivraient alors un discours d’autorité, conféré par leur appartenance au monde de la production cinématographique et à celui du militantisme pédagogique.

• 40 Rubrique intitulée ainsi, à plusieurs reprises, dans UFOCEL Informations, n° 7 d’octobre 1947, n° 1 (...)

25Ces enseignants-projectionnistes projetaient des films soit pour « faire la classe » à leurs élèves, à l’appui d’une leçon, soit, le plus souvent, dans le temps périscolaire pour les élèves et leurs parents, généralement dans le cadre de ciné-clubs. Selon eux, la maîtrise technique de la projection constituait un aspect essentiel, si bien que le discours savant sur le cinéma le plus récurrent dans la revue est d’ordre technique. Dans tous les numéros, sans exception, ce dernier est présent dans une rubrique ritualisée, souvent tenue par Maurice Cady, en fin de numéro. Celle-ci a généralement pour titre « le format réduit40 ». Maurice Cady fait ainsi référence aux types de formats de pellicule argentique, en 8,5 mm et surtout 16 mm, utilisés par les offices. Ces textes expliquent avec force détails, pour les lecteurs projectionnistes militants, le fonctionnement des appareils utilisés. La rubrique est conçue comme une aide qui apporte des éclairages didactiques, systématiques, selon une approche scientifique et technique. Ainsi sont présentés, par le menu, des projecteurs, des modes de friction et d’usure de leurs composants, des techniques de graissage des poulies des projecteurs, de dépannage des modèles commercialisés, pour l’essentiel, par le fabricant Debrie. Les composantes des pistes, présentes sur les pellicules, sont aussi spécifiées. Le fonctionnement acoustique des haut-parleurs et leur montage en série dans une salle sont présentés. Les types de lampes de TSF et les origines de leurs pannes se trouvent également exposés, voire étudiés.

• 41 UFOCEL Informations, n° 21, mars 1949, p. 3.
• 42 Id.
• 43 Id.

26Le texte « Les conseils à l’opérateur par Cady41 » met en avant un principe cardinal : « [L]e film est très fragile, ayez pitié de lui », car il peut se rayer et il peut se déchirer. Sont alors évoquées les nombreuses causes potentielles de dégradation, toujours formulées de sorte que l’opérateur comprenne l’origine du problème et puisse faire face à la situation. Le syntagme le plus utilisé est « Si… + verbe à l’impératif » : « Si des dépôts de gélatines, même minimes échappent à votre attention […] n’utilisez jamais de grattoir en acier, ayez une curette en bois ou en cuivre.42 » Il permet aux lecteurs de visualiser, par la figure rhétorique de l’hypotypose, le type de panne, en accédant à ses causes, et de savoir comment procéder aux réparations, parfois au prix de solutions radicales : « Si la situation ne s’est pas améliorée, et à condition que le film n’ait pas souffert, vous pouvez terminer votre séance. Faire revoir votre projecteur dès que possible.43 »

• 44 Id. 3-5.

27Il faut dire que les préoccupations des lecteurs de la revue à l’époque étaient fortement liées à la maîtrise des outils de projection, comme en témoigne un court article intitulé « Les nouveaux projecteurs de cinéma44 ». Celui-ci relate la tenue d’une exposition au siège de la Ligue de l’enseignement, rue Récamier, à Paris, qui présentait les derniers modèles de projecteurs. L’UFOCEL revendique l’importance de son travail dans l’élaboration de ces nouveaux modèles : la travée qui leur était réservée réunissait cinq prototypes, cinq appareils uniques, sur lesquels des ingénieurs, des ajusteurs, des radio-techniciens s’étaient penchés pendant plus d’un an. La maîtrise de la technologie des appareils de projection, domaine crucial de constitution d’un discours savant sur le cinéma pour l’UFOCEL, était liée à la question de la concurrence avec le secteur commercial d’exploitation des films :

• 46 Id.

28Ainsi l’opérateur des offices départementaux avait à maîtriser, sans autre élément de formation, une machine aux rouages complexes, de conception spécifique, éloignée des standards de l’exploitation commerciale, en ayant vaguement le sentiment d’un amateurisme qui pouvait éclater aux yeux des spectateurs à la faveur d’une panne de matériel : « Si le film a été abîmé et que cela continue, bien entendu, n’insistez pas, excusez-vous.46 »

• 47 L’épiphylogénèse, néologisme formé par Bernard Stiegler, désigne l’ensemble des facteurs d’évolutio (...)

29La place importante de la technique dans le discours de la revue contribue de manière originale à requalifier le projet de constitution d’une culture sur le cinéma. Comme l’a avancé depuis Bernard Stiegler, avec le concept d’épiphylogénèse47, penser la technique, diffuser des connaissances sur les innovations techniques pour développer une culture technique rompt avec une tradition métaphysique de la culture. Alors que celle-ci est le plus souvent marquée par des enjeux liés au développement moral des individus, selon une conception progressiste d’une élévation morale par l’éducation, souhaitable pour le plus grand nombre, UFOCEL Informations pose les connaissances techniques comme un enjeu important pour la constitution d’une culture savante en lien avec le cinéma. La séparation habituelle entre ce qui appartient à la maîtrise du langage technique et ce qui relève des langages d’escortes historiques, esthétiques ou de la morale est estompée. La revue développe une conception du discours savant sur le cinéma qui s’éloigne de la tradition métaphysique qui instrumentalise la technique, et qui creuse une séparation entre la technique et le langage. Elle met en avant la maîtrise technique des appareils de prise de vues, de prise de sons, de projection de films, au côté des autres plans plus habituels de la culture savante d’un cinéphile, dessinant le portrait d’un enseignant-projectionniste complet, ambitieux qui représente bien plus qu’un « enseignant tourneur de manivelles ».

• 48 Cette loi qui instaurait des cours complémentaires de formation obligatoire pour les métiers manuel (...)
• 49 Jérôme Carcopino, historien conservateur, avait mis en place un enseignement secondaire moderne et (...)
• 50 Prost, 1992.

31En effet, la loi Astier, de 1919, avait institué un enseignement professionnel unifié pour les apprentis et des cours de perfectionnement48 pour les ouvriers. La loi de 1928 sur l’apprentissage qui rend obligatoire la présentation de tout apprenti au CAP, mais aussi la réflexion sur la détermination des titres d’ingénieurs en 1934, ou bien encore la création des ateliers-écoles en 1937 avaient engagé également une réflexion collective sur les métiers techniques. En 1936, le Brevet Professionnel était créé pour les élèves titulaires d’un certificat d’études pratiques qui avaient connu deux années de cours professionnels. Le projet de loi de Jean Zay prévoyait également, dans l’architecture de l’enseignement français, une filière technique, sans toutefois que cela puisse faire l’objet d’une délivrance de baccalauréat comme pour les filières classiques et modernes. D’autres mesures, nombreuses, structurelles, mais aussi concrètes avaient été prises jusqu’au régime de Vichy, allant dans le sens d’une amélioration des compétences des ouvriers, de celui de l’importance des métiers dits manuels, mais sans toutefois que le partage entre formations classiques, modernes et techniques ne fût contesté. Sous Vichy, la réforme Carcopino49 avait même procédé à la transformation des Écoles Primaires Complémentaires Industrielles en collèges techniques, pour préserver l’enseignement secondaire classique d’un afflux d’élèves issus des écoles primaires supérieures50.

• 51 La sociologie de Bernard Lahire entend saisir l’individu sur des scènes et dans des contextes diffé (...)

32En somme, toutes ces mesures qu’a connues la génération des rédacteurs des numéros d’UFOCEL Informations tendaient à rendre spécifiques les métiers manuels, techniques et artisanaux, en même temps qu’elles voulaient en organiser les filières de formation. À la Libération, cet enseignement technique est bouleversé par maintes décisions politiques puisque la formation professionnelle des adultes faisait partie du plan de relance Jean Monnet. Les cours de perfectionnement, créés par la loi du 15 avril 1948, conduisaient à la promotion du travail. Mais alors que ceux du ministère de l’Éducation nationale s’adressaient aux employés, manœuvres et ouvriers qui souhaitaient obtenir le CAP, ou bien aux ouvriers professionnels qui aspiraient à devenir techniciens, ils étaient distincts de ceux ouverts par ailleurs par le ministère du Travail dans le cadre de la promotion ouvrière ou de la formation des adultes. C’est dire que le partage entre les opérations de l’esprit et les actes manuels était net dans la France de l’après-guerre et ne contribuait pas à constituer l’idée d’un homme multiple au sens où l’entend, à présent, par exemple, Bernard Lahire51 ; c’est-à-dire d’individus qui bénéficient d’une ascension sociale au prix d’une hétérogénéité socioculturelle de leurs goûts et de leurs pratiques. Or, c’est pourtant l’image qu’en propose, dès 1947, l’article d’UFOCEL Informations signé par R. Jonas :

• 53 Bourdier, 2011.
• 54 UFOCEL Informations, n° 24-25, 14.

33Cette conception de l’opérateur de cinéma, militant de l’éducation populaire qui maîtrise les techniques, l’histoire du cinéma, les principes de l’animation des ciné-clubs, est alors répandue, y compris dans l’éducation populaire catholique53. Charles Rambaud, par exemple, militant de l’éducation populaire catholique à Saint-Étienne à partir de 1954, était lui aussi à la fois un projectionniste itinérant, se déplaçant souvent dans la région stéphanoise sur son vélomoteur, mais aussi un critique cinématographique érudit, à l’origine de fascicules d’analyses de films nombreux et consistants. Ces acteurs de l’éducation populaire, animés par des idéaux pluriels, avaient une conscience vive que les efforts de propagande ne pouvaient donner de résultats que si les clivages manuels/intellectuels, technique/savant étaient abolis dans l’action militante. Ce n’était cependant pas chose aisée. Ainsi, le bulletin des mois de juin et juillet 1949 comporte un article qui donne une idée précise de la vie du ciné-club de Laon, de même que des difficultés de concilier une sensibilisation d’un public large à la fois à la dimension historique et à la dimension technique des films. Il fait état de difficultés à faire vivre des actions conçues de cette manière. Ainsi le conseil d’administration du ciné-club de l’UFOCEL de Laon estimait-il qu’en plus des séances de projection, il y avait lieu de constituer au sein même du ciné-club un « Cercle d’études » qui aurait pour mission de permettre à ceux des adhérents désirant se perfectionner dans les techniques ou l’histoire du cinéma, de se documenter par des causeries suivies de discussions qui seraient faites par les membres les plus compétents du ciné-club. Or, il apparaît que l’« expérience n’a pas été absolument probante en raison du trop petit nombre d’adhérents qui suivirent ces réunions. La formule est à reprendre sur d’autres bases dès la saison prochaine54 ».

• 55 Voir Bourdier, 2017, 136-139.

34En France, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, pour accompagner et favoriser les projections non commerciales, un discours savant de cinéphilie a tenté de concilier des éclairages multiples, alliant à la fois l’intérêt pour la technique, pour l’histoire du cinéma, pour les théories de la réception des films et pour la pédagogie du cinéma. L’UFOCEL a fait paraître une revue qui a favorisé la coexistence de ces points de vue sur le cinéma, établissant entre eux une même légitimité, un même intérêt pour les évolutions technologiques liées au cinéma, les actions de politique éducative en faveur du cinéma, les agissements pour infléchir la fiscalité des projections cinématographiques, la découverte de films nouveaux, la caractérisation morale des films passés ou présents, etc. En somme, UFOCEL Informations a représenté durant ces années une revue originale qui a contribué à la diffusion de connaissances multiples aux ancrages épistémologiques divers et complémentaires. Elle a bénéficié de contributeurs, tous spécialistes de leur approche spécifique du cinéma55, réunis au sein d’une même revue militante où les savoirs n’étaient pas encore hiérarchisés et clivés.

• 56 Marie, 2006 et 2015.

35Il s’agissait en effet de rendre capables ces lecteurs particuliers, qu’étaient les enseignants projectionnistes de l’UFOCEL, de conjuguer des pans de culture professionnelle nombreux qui, dans l’exploitation commerciale des films, étaient distincts. La métamorphose d’UFOCEL Informations en Image et son, à partir de novembre 1951, témoigne d’un estompement de l’intérêt d’une maîtrise de la technologie de la projection, de la prise de son et de la prise de vue, au profit d’un intérêt croissant pour l’histoire du cinéma, la pédagogie du cinéma et les actions de politique culturelle de la Ligue de l’enseignement (UFOCEL-UFOLEIS). Ainsi, à une circulation de savoirs peu hiérarchisés sur le cinéma a succédé une spécialisation des approches orientées vers les sciences humaines et l’esthétique. Ce partage des regards analytiques sur les films était annonciateur des choix scientifiques, opérés la décennie suivante, pour les études cinématographiques dans les universités, marquées par l’esthétique, l’histoire et la sémiologie, tandis que les écoles de cinéma privilégiaient la maîtrise professionnelle des techniques56. Auparavant, l’apport d’UFOCEL Informations a été, durant cinq années, de mettre en avant plus particulièrement la technique pour inviter à penser toutes les formes de connaissances sur le cinéma.

• 57 Nous songeons en particulier aux travaux de Jean Rémy, Liliane Voyé et Emile Servais (1978, 1981).
• 58 Cordelier, 2016.

36En adoptant dans le titre de cet article le concept de « transaction culturelle », en l’appliquant à l’essor d’une conception savante du cinéma, nous souhaitions inscrire notre réflexion dans une filiation avec les approches de la sociologie de la transaction sociale française57. Faisant du concept de transaction le cadre d’analyse de la circulation, du développement des idées au sein des sociétés, la transaction sociale « marque à la fois la notion de résolution de conflits en fonction de valeurs et de légitimités tout en gardant en partie une dimension utilitariste liée à l’enjeu sur lequel elle porte58 ». Il y a transaction dans la mesure où il y a résolution de conflits par l’instauration progressive d’une doctrine au sein de l’espace social qui suscite commentaires, débats et pratiques. À cet égard, il apparaît bien dans UFOCEL Informations que les tentatives pour développer une conception savante du cinéma, digne de connaissances pluridisciplinaires, enjeu d’érudition, ne sont pas nées de démarches isolées de figures d’intellectuels, ou de mouvements d’idées que l’Histoire culturelle reconstitue rétrospectivement. Ces tentatives ont été unifiées, coordonnées notamment par l’UFOCEL. Elles sont tributaires d’une renaissance structurelle entamée à la Libération. Leur mise en œuvre est organisée. Faite de moyens mutualisés pour la diffusion de la revue, elle apparaît rétrospectivement voulue comme une pluralité de regards. C’est la conception particulière de cette revue qui a permis ces transactions, ces échanges intellectuels entre des analyses aux ancrages épistémologiques différents. Elle témoigne d’une volonté de faire de l’action militante le moyen de prendre en considération des points de vue spécialisés pour tenter d’abord de les faire connaître, mais aussi de les faire co-exister afin que l’ambition éducative ait une chance d’être partagée par le plus grand nombre. Cette ambition est pensée comme une élévation des connaissances de tous ordres des spectateurs sur les films (esthétique, historique, technique, économique) et non comme un accord à entretenir avec les goûts dominants des spectateurs. Pensé sur le modèle du lettré, le spectateur idéal doit être constitué dès l’enfance par le contact récurrent avec les films, mais également par l’accès à des points de vue et à des discours spécifiques sur les films. À cette ambition pour les spectateurs correspond une autre ambition pour les enseignants : faire de ces derniers des projectionnistes professionnels. Dans un cas comme dans l’autre, cette ambition est passée les décennies suivantes par l’essor de discours qui se sont particularisés sur les films, tant dans la presse que dans les études cinématographiques universitaires en France.